Année 1973 n ° 2

L’humilité


    Si, sur notre pauvre terre, la foi, la charité, l’indulgence ne sont pas précisément très répandues, on peut dire sans crainte de se tromper beaucoup que, de toutes les vertus, l’humilité est celle qui se rencontre le moins souvent.
    Il est permis de voir, dans cette rareté même, le signe de sa primordiale importance. Aussi, en bonne logique, aucun effort ne devrait nous coûter en vue de l’acquérir.
 
  L’humilité va de pair avec une autre vertu dont elle est, à vrai dire, inséparable, la simplicité.
    Mais, qu’est-ce, au fond, que l’humilité ? C’est avant tout le sens du réel : cette vision claire de notre œil intérieur par laquelle nous nous connaissons tels que nous sommes, sans vaine complaisance.
 
  L’homme en général se connaît fort mal. A force de donner aimablement la comédie à ses semblables, il finit également par se la donner à lui-même. Qui est-il ? Mais, celui qu’il croit être, en premier lieu. Ensuite, il n’est plus très sûr de n’être point celui qu’il voudrait être, je veux dire cet acteur jamais tout-à-fait dupe du masque qu’il porte et des phrases qu’il récite, mais finissant cependant par « croire que c’est arrivé », comme on dit, à force de le persuader aux autres. Il n’est mal renseigné que sur l’essentiel : ce qu’il est réellement, ce qu’il devrait être ; en d’autres termes, le lieu où il se trouve et celui où il doit se rendre.

    C’est pourquoi le grand’œuvre consiste pour lui à acquérir la simplicité intérieure, qui s’appelle aussi unité. De ces quatre êtres, celui qu’il est, celui qu’il croit être, celui qu’il voudrait être et celui qu’il devrait être ; il lui faut en faire un seul.
 
  Il doit laisser tomber ce fantôme de lui-même, cette fausse personnalité à laquelle il tient tant parce que c’est sur ce mirage qu’est fondée l’opinion du monde à son égard. Il doit rectifier ensuite son jugement sur ce qu’il croit être, lorsque, seul avec lui-même, il cherche à s’analyser et se trouve, en général, assez bien réussi. A cette seconde étape, sa lumière propre ne lui suffit pas. Sans l’appel à la Lumière qui ne ment pas, sans la prière, pour la nommer de son nom, prière qui est le premier pas vers l’humilité, il reste le jouet des mirages qu’il a suscités pendant des âges et des âges et qui flottent dans son atmosphère seconde où mille images de lui-même, toutes ressemblantes et aucune exacte, ne lui permettent plus de se reconnaître dans ses traits essentiels. Il faut qu’une clarté impitoyable et crue vienne dissiper les phosphorescences qui le hantent, et qu’un miroir amèrement fidèle lui soit enfin tendu.
 
  Alors, il commence à se reconnaître tel qu’il est et l’humilité peut germer lentement dans son âme. Lorsqu’elle est épanouie enfin, la lumière intérieure lui montre, au-delà de la fantasmagorie des apparences, la pure image de ce qu’il devrait être - de ce qu’une fois il fut. Alors, le sentiment juste des perspectives lui fait mesurer calmement la distance à franchir. Avec l’aide du Ciel il s’engage sur la voie qui mène à l’Unité.
 
  Deux adversaires, également dangereux, également subtils, lui barrent la route : l’orgueil et la fausse humilité qui n’en est qu’un aspect plus raffiné.
    Sa sauvegarde c’est, une fois de plus, le sentiment du vrai. Ce sentiment ne résulte pas d’une analyse, plus ou moins parfaite, de sa personnalité, mais de cette conviction - qui est un don d’En- Haut - que nul ne peut par lui-même monter plus haut que ne le permet sa « densité » spirituelle - ni, en revanche, descendre plus bas. Il sait qu’il est bien là où le Ciel l’a placé - ni trop haut, ni trop bas. Et quand le feu de la charité vraie s’allume dans son âme, toute crainte s’évanouit, tout besoin de savoir « où il en est » lui devient étranger. Ce qui l’intéresse, c’est de faire la volonté de Dieu partout où il passe, œuvre naturelle à celui qui aime, puisqu’elle se résume dans la grande maxime du prochain.
 
  Tels sont les fruits de l’humilité. Chacun mûrit à son heure, à mesure que l’homme se simplifie, s’unifie, tendu vers ce but, très simple en apparence : être vraiment ce qu’il paraît, ne pas paraître autre qu’il n’est.
    Comme toutes les oeuvres vraiment essentielles, celle-ci n’est que grisaille et ennui, vue de l’extérieur. Savoir s’effacer, savoir se taire, savoir attendre, savoir devenir simple et vrai, voilà de bien faibles victoires au gré des superficiels, amis des gloires largement claironnées.
    Ce sont pourtant les seules victoires qui comptent, les seules dont l’enjeu méritent que nous luttions de tout notre cœur, de toute notre âme, de toutes nos forces. Le reste est piège de l’orgueil.

    Nous sommes tous mécontents de notre place en ce monde, des injustices réelles ou apparentes du sort et des incompréhensions du prochain (lesquelles ne sont hélas ! dépassées par nos incompréhensions à son égard). Tous nous nous croyons victimes de noires intrigues et supérieurs à notre terne destin. Seul, le destin des autres est pain bénit ! Dans ces conditions comment l’humilité trouverait-elle en notre cœur une place qui ne soit pas souillée par l’amertume et le dépit ?

    Se croire une exception est commun ; se reconnaître commun est exceptionnel. Plus que miracles et prestiges, cette dernière attitude est pourtant le signe évident de la grandeur vraie et de la dignité ; le signe de l’homme simplement et pleinement homme, humble sans servilité, simple sans affectation, acceptant un destin qu’il sait taillé à sa juste mesure, et une existence dont il a compris le sens, une fois pour toutes.