Jacques Heugel :

L’œuvre poétique d'André Savoret:

(21 mai 1949)



    Je laisse à nos petits-neveux le soin de parler d'André Savoret lui-même, d'abord parce que le temps de le faire n'est pas encore arrivé, puis pour ne pas déplaire à notre ami, qui tolère, à la rigueur, qu'on parle de son œuvre, mais ne souffre pas qu'on s'en prenne à lui. Je le comprends d'ailleurs fort bien.

    Je rappellerai donc ici, simplement, qu'André Savoret est né à Paris le 28 juillet 1898, que la guerre de 1914 l'obligea à renoncer à la carrière de chimiste qui lui aurait plu, qu'il y perdit un diplôme pour y gagner la médaille militaire, enfin que, depuis cette guerre, il s'est occupé de cent choses, s'attaquant d'abord à l'occultisme et à la poésie, puis à l'histoire, à la linguistique, aux diverses mythologies, à l'astrologie, à l'hermétisme...

    Il y à vingt ans que je connais André Savoret. Ami plus sûr, plus dévoué, plus délicat, ne peut sans doute se rencontrer qu'assez difficilement. C'est là une vérité première, comme le savent tous ceux du Nouveau Romantisme qui l'ont approché. C'est un ami précieux, parce que, sachant, de science vécue, un certain nombre de choses peu courantes, il peut, de temps à autre, d'un mot placé au bon moment, ouvrir une porte inattendue sur la solution de tel problème difficile, tant de l'ordre moral que de l'ordre intellectuel. Je ne crois pas être le seul à lui devoir beaucoup.

    Trois ans après que j'eus fait sa connaissance, en 1932, nous lançâmes, lui et moi, une revue bi-mensuelle, SOS, Occident !, destinée à jeter quelque lumière sur le dilemme France-Allemagne et à appeler l'attention des hommes de bonne volonté sur les dangers qui s'amassaient à l'horizon. L'année suivante, cette fois en compagnie de Philéas Lebesgue, nous fondâmes le Collège bardique des Gaules. Notre but, dans cette deuxième entreprise, était de rappeler quelle part essentielle avait prise le génie celtique à l'élaboration de l'âme française, et c'est à cette occasion que Savoret se pencha, avec plus d'amour que jamais, sur les grands problèmes linguistiques, ethniques, éthiques. Oeuvre considérable, dont la valeur sera un jour reconnue, je n'en doute pas un seul instant ; oeuvre qu'il poursuit toujours, ce qui nous vaut, de temps à autre, quelque nouvelle brochure précieuse. Avant d'aborder l’œuvre poétique de notre ami, je veux citer, ne pouvant faire plus, faute de temps, les titres de ses ouvrages en prose. D'abord Du Menhir à la Croix, publié en 1932, recueil d'essais écrits au cours des années précédentes, qui, à travers le voile de réticences volontaires, - car Savoret, en vrai philosophe et en disciple, pour une part, de Fabre d'Olivet, sait plus de choses qu'il n'en dit, - jettent une vive lumière sur les problèmes majeurs, permettent d'ordonner les concepts et d'entrevoir, - enfin ! - une synthèse véritable, et non plus quelque chatoyant mélange kaléidoscopique comme on nous en a tant proposé depuis la fin du siècle dernier. Ce livre a été peu à peu complété, par endroits aussi corrigé, par toute une série de brochures : A propos de la question aryenne, Pro Gallia, la Vraie France, et, depuis la dernière guerre, Trois Problèmes astrologiques, Qu'est-ce que l'Alchimie ?, De quelques symboles druidiques. Je signalerai de plus, publiée en 1939, une étude intitulée l'Inversion psychanalytique, où l'auteur dénonce le caractère pernicieux des méthodes lancées dans le monde par Freud, avec le succès que l'on sait, tragique caricature, par certains points, des anciennes disciplines initiatiques, véritable école primaire du satanisme, car ces méthodes ne peuvent que multiplier les cas de dédoublement ou d'émiettement de la personnalité, cas dont Stevenson, au siècle dernier, nous a donné une illustration à peine outré, dans l'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde. Ajoutons enfin à cette liste une remarquable étude sur Quelques Aspects de la Poésie celtique, où se trouve succinctement exposé le système de la versification traditionnelle des Gallois.

*

    Le fait que Savoret est, non point un réflecteur d'idées, mais un penseur authentique, lui permet d'être en même temps un poète.

    Tout jeune encore, - il était alors soldat et, après avoir combattu sur le front de France, s'en était allé guerroyer en Asie Mineure, - il subit, nous dit-il, l'influence de Baudelaire, de Rimbaud, de Verlaine, de Nicolas Bauduin, celles aussi, à travers des traductions, d'Edgar Poe et d'Omar Khayam. De Baudelaire il a conservé le goût de l'objectivité, de la précision ; Poe lui a ouvert ce qu'on pourrait appeler le pays de la poésie musicale ; il a trouvé chez Khayam, - et, ajouterai-je, chez les Chinois, lesquels ne lui sont pas moins chers, - une prédilection pour le poème court (un quatrain, voire un simple distique). Mais Savoret, avant toute chose, est Savoret ; il a une personnalité poétique extrêmement bien définie, personnalité qu'il doit à la profondeur et à la netteté de sa pensée, -car, chez lui, le poète et le penseur sont en étroite communion, sont faits de la même substance.

    Sa poésie se rattache par là à la grande poésie éternelle, qui est d'abord précision et simplicité. C'est un caractère que n'a point la poésie dite « moderne », qui ne saurait jamais que jouir un court moment d'une originalité illusoire. Mallarmé, Rimbaud n'ont certes pas ouvert à la poésie la région des troubles crépuscules. Baudelaire, Poe, Hugo et, bien plus anciennement, Shakespeare les avaient précédés dans cette voie ; mais ils ont eu pour originalité d'emprisonner leur poésie dans cette pénombre, de la couper de toute communication avec la lumière libre ; ils l'ont engloutie dans le gouffre du subconscient, impasse infernale. Elle n'a pas tardé à y ressentir les atteintes de la folie, et c'est ainsi que, d'un faux symbolisme, d'un symbolisme de pacotille, nous sommes tombés dans les crises du dadaïsme et du surréalisme, ici fureurs de gorilles, là plaisanteries de bourgeois en goguette. Dada n'est que le reflet inversé de Pégase dans l'eau croupie des cloaques astraux.

    Savoret se méfie donc, à juste titre, du conseil que Verlaine, ce charmant moqueur, a donné dans son Art poétique :

Il faut aussi que tu n'ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise.

    Car, - et Verlaine le savait, mais négligea de le dire - si tout mot a ses harmoniques, il n'est permis au poète de jouer autour des mots qu'il choisit qu'à la condition de ne jamais trahir la langue qu'il parle en perdant de vue le sens primitif et central de ces mots.

    Pour les anciens, la poésie valait avant tout par la précision de la forme, par la netteté de l'expression. Ils n'admettaient le verbe qu'à l'état solaire ; les balbutiements,- De la musique avant toute chose, - n'en eussent été à leurs yeux que des contrefaçons impies.

    Mettre toute son attention dans le choix des mots et, cela fait, tirer de son choix le meilleur parti possible, c'est là la règle première que respecte tout vrai poète ; c'est celle que s'impose constamment André Savoret. Écrivain, il est l'ennemi né du charabia, comme, penseur, il est l'ennemi né des mélanges qui se déclarent synthèses ; et c'est parce qu'il est épris de clarté qu'il est un poète de grande classe. Laissons, mes chers amis, aux poètes du courant le facile plaisir des longues baignades dans les mares du subconscient et de l'infra-réel ! Tout autant que les pauvretés académiques, les fausses richesses nées des décompositions intellectuelles et verbales sont la marque des époques de décadence et de sénilité.

    Certes, il y a chez les grands poètes des obscurités ; le génie du poète ne parvient pas toujours à jeter la lumière sur certains concepts situés trop au large de la conscience et de la langue habituelles. Mais jamais les grands poètes ne se veulent obscurs par la forme ; ils ne le sont, ici ou là, qu'à leur corps défendant, comme certains grands mathématiciens que seuls leurs pairs arrivent à comprendre.

    André Savoret connaît le génie de la langue française et se refuse à le trahir. Il ne croit pas que le poète déchoit à bien lier ses concepts et ses phrases ; il n'use de l'ellipse qu'avec le plus grand tact.

    Il aime, assurément, la musique intrinsèque des mots, mais n'oublie jamais que le verbe contient toujours un élément intellectuel et que ce qu'on a appelé la « poésie pure » ne saurait jamais être qu'une musique d'ordre inférieur, aussi éloignée de la musique véritable que le croassement du corbeau est éloigné du chant du rossignol. Les mots sont avant tout les signes de concepts ; pas de langage qui n'ait à sa base quelque opération intellectuelle. C'est là sans doute ce qui fait que la poésie est l'art le plus complètement humain. La musique et les arts plastiques relèguent l'intelligible au second plan ; ceux-ci sont d'immobiles miroirs, celle-là est sublime et fuyante. Seule la poésie nous présente une âme et un corps harmonieusement unis, en équilibre. La « poésie pure » se désire uniquement émotion musicale ; ainsi mutilée, elle est la poésie d'une époque de complet désarroi, qui n'arrive plus à distinguer les dieux les uns des autres.

    Une dame, un jour, me disait qu'elle lisait avec passion Shelley, Keats. Je lui demandai si, à elle française, le vocabulaire assez subtil qu'emploient volontiers les lyriques de langue anglaise permettait de bien comprendre le sens de leurs poèmes. Elle me répondit que cela n'avait aucune importance, que la musique des mots suffisait à l'enchanter. Cette dame, assurément, n'entendra jamais rien à la grande poésie.

    Savoret est donc de ceux, jusqu'à Mallarmé considérés comme sains d'esprit, pour qui le sujet compte et qui ne prennent la plume qu'après s'être proposé un objet.

    Du point de vue de la technique, Savoret n'est pas davantage un poète du courant. Les poètes du courant ont perdu tout sens du vers ; les subtilités rythmiques leur échappent, aussi bien que les subtilités vraies de la langue qu'ils parlent. La technique de Savoret, en matière de versification, est très solide et très souple ensemble. Il connaît la valeur de nos différents mètres, sait ce que l'on est en droit de demander à chacun d'eux ; il connaît la valeur extraordinaire de l’e prétendu muet et respecte avec le plus grand soin les pouvoirs de ce magicien. C'est avec un talent très sûr qu'il use de la rime, de l'assonance, de l'allitération, du vers-refrain et de ce qu'on pourrait appeler le vers-retour, cher à Edgar Poe. Il aime nos vieilles formes traditionnelles et se plait à les enrichir de variantes en général des plus heureuses (1).

    J'en viens maintenant aux sujets eux-mêmes, à ces sujets que la technique ne fait que vêtir des robes ou des voiles qui leur conviennent.
 


*

    Dans son ensemble, l’œuvre de Savoret est, dirai-je, une nouvelle expression, à la fois traditionnelle et originale, de la Quête du Graal. Poète lyrique, Savoret n'écrit pas une épopée, comme l'ont fait Dante et, dans le monde pré-chrétien, l'Homère de l'Odyssée ; il disperse les divers « actes » de cette Quête dans des poèmes de longueurs et de formes diverses, et se plaît à nous emmener dans un labyrinthe de sa construction où, sans fil d'Ariane, on risque fort de manquer la sortie.

    Poète lyrique, ai-je dit. Oui ; mais, en même temps, mythologue, - et, pour cela, Platon, qui voulait que le vrai poète fût créateur de mythes, le couronnerait avant de l'exiler de sa cité. Savoret n'ignore rien de la constante utilité du mythe. Comme l'a écrit Secundus Sallustios Promotus qui, né en Gaule, vécut au IVe siècle de notre ère : « On pourrait appeler l'univers entier un mythe, qui renferme visiblement les corps des choses et d'une manière cachée leurs âmes et leurs esprits. Si l'on enseignait à tous la vérité sur les dieux, les inintelligents la mépriseraient parce qu'ils ne la comprendraient pas, et les esprits plus vigoureux la prendraient à la légère ; mais, si l'on donne la vérité sous le vêtement mythique, elle est assurée contre le mépris et sert d'aiguillon à la philosophie. » (2) Nous voyons donc passer dans les poèmes de notre ami de hautes figures riches de vie universelle : Ahasvérus, Hélène, que suivent des personnages, fort historiques ceux-ci, mais non moins auréolés de lumière mythique, comme Ram, comme Moïse, comme Orphée, et, au dessus d'eux tous, aux côtés de l'ineffable figure de Marie, la Vierge éternelle, Celui que Victor Hugo nomma
    . . . le grand passant mystérieux, Jésus. (3)

    Car, si Savoret rejette avec raison le mirage des fausses synthèses, c'est pour s'attacher à la grande Tradition qui, embarquée sur l'Arche de Noé, est parvenue, par Ram et Moïse, jusqu'à la Crèche de Bethléem, jusqu'à la Croix du Calvaire et jusqu'au Sépulcre de la Résurrection, d'où, continuant sa route à travers les vicissitudes du « siècle » et les phantasmes du règne de l'Antéchrist, elle atteindra un jour la Nouvelle Jérusalem, Éden retrouvé.

    Les titres de ses deux recueils poétiques révèlent parfaitement le souci qui l'a poussé à prendre la parole : le Bûcher du Phénix, Intersignes. Le Phénix est un magnifique symbole de la destinée humaine. Dans le monde pré-chrétien, il représente l'âme de celui qui « naît de nouveau », qui s'éveille à l'un des modes de la vie spirituelle ; depuis l'Évangile, il représente le nouvel homme qui, se dégageant de l'homme de péché, est réintégré dans le Royaume de la Vie spirituelle intégrale. Quant aux Intersignes, ce sont les Idées impérissables, - les dieux, - qui jalonnent la route du retour ; dans les hauteurs, ce sont les Étoiles, flambeaux splendides fixés par la Divine Charité sur les deux rives de la Voie Lactée.

    Ceci m'amène à signaler que Savoret, en même temps qu'un hermétiste consciencieux, est un consciencieux astrologue. Il sait ce que représentent les astres.

    Dans sa Quête du Graal, notre poète s'est trouvé naturellement amené à étudier avec un soin tout spécial la question celtique, et très souvent ses poèmes reflètent les trouvailles qu'il fait connaître dans ses ouvrages en prose. Il adopte sans hésiter la grande conception qui donne pour héritière à la Galilée, dans le rôle de pays porte-Verbe, cette Gaule où le druidisme s'est fondu sans heurt dans le christianisme, comme elle-même s'est fondue dans la France, cette Gaule qui, spirituellement sauvée par le sacrifice de Vercingétorix, a été donnée au Christ par Clovis, fut une première fois rachetée de ses erreurs par Jeanne d'Arc, et qui, aujourd'hui, attend, au fond de l'abîme où elle s'est laissée glisser, une nouvelle aide providentielle qui la relève, lui redonne son pouvoir lumineux et refasse d'elle la sœur aînée des nations.

    Avec toute sa science, Savoret reste avant tout un poète lyrique. C'est que sa science est vivante ; c'est que, sur le plan où séjourne constamment sa pensée, science et poésie ne font qu'un, sous le feuillage de l'Arbre de la Vie. Savoret se situe dans la ligne des grands poètes de tous les temps et de tous les pays. Nostalgie poignante de la patrie éternelle ; dégoût, non point de la vie, - viril, il n'a point cette faiblesse, - mais du péché né de l'égoïsme mental et charnel qui a perverti cette vie ; espoir en Celui-là seul que le Père nous a donné pour Frère Aîné. On trouve chez lui, mais toujours et uniquement sous le signe du Christ, les deuils et les aspirations des mystiques tant d'Orient que d'Occident, de tel bhakti comme Tagore, de tel soufi comme Atthar, de tel saint comme jean de la Croix, et parfois il semble toucher la harpe de David. C'est dire que, courageux, tenace, fier, jamais il ne se soumet aux frissons morbides qui parfois viennent l'assaillir. De la Terre il espère un jour, non pas s'évader, - toute évasion ne saurait être que temporaire, le destin étant bon gendarme, - mais obtenir d'être délivré ; et non point de la Terre seulement, mais, pour employer sa propre expression, qui est fort belle (4), de cette « prison d'étoiles »  que tant d'esprits encore un peu myopes appellent l'infini. Cette délivrance, il la veut pour tous, s'en remettant à la Bonté du Père du mode et du moment qui la rendront possible. La poésie de Savoret est à base de charité, et je serais tenté de lui donner pour devise les deux vers que voici, empruntés au Bûcher du Phénix :

    Si tu ne descends pas, toi-même, vers tes freres,
    Comment le Dieu d'amour descendrait-Il vers toi ? (5)

    Nous le verrons, en passant, dénoncer l'erreur de la généreuse mais imprudente initiative prométhéenne, effort hors de saison, qui n'est pas sans parenté avec l'aventure luciférienne et qui, en tout cas, n'a donné aux hommes que des fruits amers et décevants, le dernier en date ayant pour nom « la bombe atomique ».

    La sagesse de notre poète ne sort jamais du cercle où, à côté du vieil adage immémorial : « Aide-toi, le Ciel t'aidera », brille la parole du Christ : « Cherchez d'abord le Royaume de Dieu et sa justice, et toutes autres choses vous seront données par surcroît. »
 


*

    Dois-je m'excuser d'avoir si longtemps retardé le plaisir que vous allez prendre à écouter quelques vers de notre ami ? J'ai cru utile de donner d'abord de son œuvre poétique une vue d'ensemble, Savoret n'étant pas un poète que l'on puisse goûter pleinement sans quelque préparation.

    Le Bûcher du Phénix a paru en 1933. Un poème liminaire nous apprend sans détours ce que, dans l'esprit du poète, représente l'oiseau fabuleux. Je l'ai indiqué et n'y reviendrai point ; mais je tiens à noter combien, dès ce premier poème, qui date de la Pentecôte de 1923 (date sans doute réelle, mais non moins symbolique), combien, dis-je, mythe et vie sont étroitement unis chez André Savoret. Le dernier vers :

    Chercher le GOLGOTHA pour trouver le THABOR !

résume d'une manière lumineuse le sens de l'effort entrepris : par le sacrifice du moi provisoire atteindre à la transfiguration dans l'Esprit éternel.

    Une série de Crayonnages vient ensuite, qui mêlent regrets, - peut-être de vies antérieures, - mélancolies actuelles, impressions de tous ordres. De cette série je vais vous lire Oraison, qui est un fort beau poème ; puis M. Guinel vous dira Jardin sous la pluie, d'un impressionnisme bien séduisant, car le poète a réservé un coin de son âme aux jeux des esprits de la nature et ne dédaigne pas de se souvenir, ici ou là, d'un Maeterlinck, d'un Verhaeren, voire d'un Stuart Merrill ou d'un Vielé-Griffin.
 

Oraison

 


Mon Dieu, vous connaissez ce que fut ma jeunesse,
Ses grands élans, glacés par le poison du doute,
Et ce mirage fou d'amour et de tendresse
Que mon esprit pourchasse et que mon cœur redoute.

Vous connaissez aussi la secrète détresse
D'un cœur qui se croyait assez fort pour maudire,
Et ces vieux désespoirs, et l'affreuse tristesse
Des sanglots réprimés par de mornes sourires.

Vous savez aussi bien quel découragement
Hante votre oublieux et mauvais serviteur,
Les Credos reniés, et tous ces faux serments
De domestique Ivrogne et de soldat hâbleur.

En moi, la violence est en pays conquis,
La haine et le dégoût me brûlent la poitrine,
J'assume le fardeau des savoirs mal acquis
Qui m'écrasent la nuque et me brisent l'échine.

Je suis usé, je suis fourbu, je suis perdu...
Si vous ne secourez, Seigneur, mon âme lasse,
Demain j'irai grossir la horde des vaincus
Que la Bête a marquée du sceau que rien n'efface !
.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. 
O Cèdre de l'orgueil au Liban de mon âme,
Calciné par la foudre et non pas abattu,
Crispant ton torse noir, échevelé de flammes,
Puisses-tu résister aux ouragans têtus !

Le monde est un Méandre où toute nef chavire;
La mienne, tournoyant dans ses remous profonds,
Au gré des vents changeants se cabre, fonce et vire,
Cherchant le bon écueil et l’accueillant bas-fond.

Oh ! ce mendiant fou, sans bâton ni besace,
Contre lequel tous les instincts mauvais se liguent !
Voyez, Il va tomber épuisé de fatigue...
Et ces chiens, ces chiens noirs, ameutés sur ses traces !
.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Oh ! le panorama funèbre de ma vie :
Jardins abandonnés, livides marécages,
Firmaments sans soleil, océans sans rivages,
Et cette solitude, et cette léthargie...

Exaucez, ô mon Dieu, la prière d'un cœur
Triste, infiniment triste, et las, infiniment :
Pauvre cœur, écœuré de sa propre laideur,
En détresse sur les flots noirs d'un lac dormant.

Accordez-moi, Seigneur, de mourir sans blasphème,
Fixant l'archange noir en face, sans ciller ;
Accordez quelque asile au minable exilé,
Ingrat, lâche et pervers... votre enfant tout de même !
 



Jardin sous la pluie
   Il pleut, à lourds sanglots, sur le jardin, 

Sur le jardin désert, jonché de blancs pétales,
    A longs et lourds sanglots, sur les jasmins
      Dont l'arôme, affaibli, s'exhale, -
      S'exhale avec un doux relent
      D'aromates aux senteurs mortes...
      Et va la pluie, insolemment,
      Froissant les fleurs, battant les portes !
 
      Et puis s'exaspère en rafales,
      - Carnage affreux de blancs pétales, -
      La pluie au rythme accéléré :
      Giflant les bois, griffant les prés,
      Creusant les rocs avec lenteur,
      Noyant l'espoir, tordant les fleurs,
      Poussant les cœurs à la male heure !
      Que tu sois chaude et large ondée,
      Qu'en gouttes lourdes tu t'épandes,
      Baignant le val, mouillant la lande,
      Rouillant les ors des bois jonchés,
      Que tu tombes fine et serrée,
      Dardée en javelots de glace,
      Lourde d'orageuses menaces,
      Martyrisant les blés couchés,
      Que, par les gris matins d'Avril
      Ou les bruines de Septembre,
   Tu charges, fine et dense et pénétrante,
Sur les errants pleurant leur lamentable exil,
          Ou bien que tu ruisselles,
               Murmurante,
Sur les pentes des toits ou les vitres des chambres,
          Je t'aime intensément,
              O pérennelle,
       Lorsque tu chois, à lourds sanglots,
           Des arcs-en-ciel
Et des glaciers insoupçonnés des firmaments,
       Et que détaillent mes désirs
            Sous la caresse
          Et l'immense détresse
           De tes sanglots,
        Tes noirs sanglots, à flots !…


    Une deuxième série, les Écailles du Dragon, contient, selon moi, les plus remarquables pièces de tout le recueil. Voici Vœu platonique, que va vous lire M. Le Nôtre. Vous y verrez que Savoret a su se pencher sur les abîmes de la chair; mais Savoret n'est pas sujet au vertige !
 

Vœu platonique

Frissons des corps, émoi des sens, éveil des sèves,
Envoûtement banal des terrestres amants...
L'humain espoir aspire à d'autres dénouements,
Au delà de la chair et de l'extase brève !

Aux yeux d'Ève, rieurs, la Nature éternelle
Fait luire son mirage et ses enchantements :
Prends garde, sa puissance anime également
Les yeux ardents du fauve aux mâchoires cruelles.

Quand donc pourrons-nous fuir le maussade séjour
Où l'instinct alourdit les purs élans du cœur,
Pour aimer, librement, parmi le libre amour
Des astres géminés et des étoiles sœurs ?
 


    Un poème relativement long, Cosmopée, fait quelque peu songer à un Leconte de Lisle chrétien. Il y a là toute la Chute de l'homme et du monde adamique, mais, dans l'abîme ainsi creusé, où « l'orgueil » a
    La terre pour sépulcre et les Cieux pour prison,
nous voyons naître
    Le séraphique espoir, au seuil du sombre Érèbe !
car, ajoute le poète, pour nous tous
    Flambera quelque soir . . . . . .
    L'Etoile qui brilla, Jadis, sur Bethléem !

    Les Plaintes de l’« Autre » font suite à cette Cosmopée, et, ici encore, je songe à un des Plus beaux des Poèmes barbares, la Tristesse du Diable, - chose curieuse si l'on sait qu’à cette époque notre poète ne connaissait guère Leconte de Lisle que de nom.

    Je veux signaler aussi Magna Mater, émouvante prière à Celle qui, première des créatures, se tient éternellement devant le Saint des Saints, telle une porte voilée.
J'implore ton secours, Vierge consolatrice
Qui sais de quel limon ton enfant fut pétri !

    Une vision, les Vaincus, nous montre le triste destin de ceux qui, ayant cherché à conquérir la Vérité vivante par des voies obliques, comme des voleurs,

             . . . . . . . . attendront,
            Sans espoir, sinon sans colère,
    Au sein des nuits sans vision,
    La consommation du dernier septénaire.

    M. Bonduelle va maintenant vous lire Ancestralité. Nous y découvrons que Savoret, lorsqu'il dénonce les dangers de la psychanalyse et des séductions monstrueuses qui émanent du subconscient, sait par expérience de quoi il parle.
 
 

Ancestralité
Mystère inviolé d'un ténébreux passé 

Où luit l'éclair sanglant d'une âpre tragédie,
Angoisse au souvenir des lieux hantés jadis
Et dont la nostalgie imprègne mes pensers :
Des cris soudains, en moi, des reflets d'incendie,
Des enfers embrasés sourdant vers des cieux d'ombre,
Des gouffres où je vis crouler des Paradis,
Des siècles sans mesure et des terres sans nombre !…
Comme un rouge horizon noyé de pâles brumes,
Je revois, vacillants sous d'étranges soleils,
La lagune ancestrale et les monts où s'allume
La colère des dieux, cruels comme aujourd'hui,
Et, par les nuits d'hiver où nul rayon ne luit,
Une faune sans nom visite mes sommeils !


    Et toujours, - notamment dans Dissonances, dans Chant d'exil, dans Imploration, - nous retrouvons ce sens aigu de l'emprisonnement dans un univers anormal, prison d'autant plus formidable qu'elle est, pour ceux qu'elle tient, infinie et que l'effort prométhéen est impuissant à nous en délivrer ; et, toujours aussi, l'accompagne le sens de la rédemption par le seul Amour, par cet Amour dont le Christ, Verbe incarné, est venu nous apporter le germe. Nous lisons, dans Adieu :

Aimer, pardonner,
Subir et prier,
Donner, se donner,
Et puis oublier.
La sagesse cherche
Le baume rêvé,
La sagesse cherche...
L'amour a trouvé !
La seule vertu,
L'unique clarté,
La seule vertu,
C'est la charité !


    Une troisième partie, Runes et Bardits, nous ouvre le domaine spirituel du monde celtique. En France, jusqu'à présent, aucun poète, à ma connaissance, n'a comme Savoret compris l'âme profonde des Celtes et des Nordiques. M. Guinel va nous lire Poème nordique.
 
 

Poème nordique
Je suis l'enfant du Nord farouche, aux décors vierges, 

      Nombril des tournants horizons,
Axe des nuits d'horreur et plexus des saisons,
Qu'assaillent les autans, que les blizzards submergent !


Je suis l'enfant du Nord, famélique et vorace
     Et saturnin, aux mornes glaces,
  Du  Nord qui mord, amenuise et dévore
    Ses fils tordus d'affreux frissons...
Je suis le fils du Nord, fauteur des faces hâves,
Des lèvres sans couleur et des yeux bleus et caves,
Du Nord mortel, raillant sa faune fantomale
D'un sourire glacé d'aurore boréale,
Ameutant, tout au long des mornes horizons,
     Le troupeau fou des aquilons !

Je suis un fils du Nord, ami du vent tragique,
Souffletant, sans répit, les plaines léthargiques,
Du vent épouvantable et triste, aux fureurs blanches,
    Qui fait crouler du haut des monts
           Les avalanches,
Et fait couler, sans fin, la mort dans les poumons
Et ceinture de marbre lourd les vieilles hanches !

Les pics hautains des monts du Nord ont éventré
Les cavales de feu des ouragans cabrés !
Bah ! les autans têtus, demain, lacéreront,
De leurs griffes de fer, les flancs crevés des monts !
Puissé-je, après ma mort, prendre part à la lutte
Des ouragans griffus et des sommets hirsutes,
Et, tant qu'autour du pôle, axe des horizons,
Rugiront les autans, rouleront les saisons,
Puissé-je déchaîner sur les rocs éventrés
Les cavales de feu de mes désirs cabrés !


    Son goût pour le « nord » n'empêche nullement notre poète d'aimer les soleils de la Méditerranée et les aurores asiatiques. Orphée, Moïse, Zoroastre, Rama, ne sont-ils pas, eux aussi, des druides ? Et, après nous avoir dit ses doutes premiers, ses révoltes d'enfant sauvage, ses réticences, ses reniements, il avoue, à la fin d'un poème intitulé Explication :
 

... Je vis un jour, en moi, surgir une âme neuve
Et fraîche, ainsi qu'un chant de pipeaux dans le soir ;
Une âme méconnue, en somme, de moi-même,
Qui ne déchut jamais, mais qui pleura souvent,
Oublieuse du mal, insensible aux blasphèmes :
Beau visage, entrevu dans l'ombre d'un auvent !
Et, dès lors, reprenant le rêve d'autrefois,
Je veux, avec ferveur, à l'Arbre de la Croix,
Suspendre à tout jamais, en mystique trophée,
La harpe de Merlin et la lyre d'Orphée.
    Le Bûcher du Phénix nous offre encore Trois Poèmes d'Edgar Poe ; nous y voyons avec quelle souplesse et quelle intelligence notre poète sait s'adapter, se soumettre à un génie étranger, frère du sien par certains points, je ne dis pas non, mais tout de même autre. Nous retrouverons le grand poète américain dans Intersignes.

*

    En 1934 parut le Réveil de Merlin, féerie en neuf tableaux. Pour un poète d'obédience celtique il ne saurait exister de sujet plus sublime, - en dehors de la Quête du Graal proprement dite. De ce réveil du grand barde à la fois historique et mythique et des préliminaires à ce réveil Savoret nous donne une version extrêmement intéressante, mais peut-être un peu schématique et qui parfois, me semble-t-il, s'accommode à contre-coeur de la forme dramatique choisie par le poète.

    Voici quelques vers de 1'Épilogue, mis dans la bouche des fées de la Celtide. Le Dragon Rouge dont il est question est un des emblèmes du roi Arthur et, en conséquence, du génie celtique.
 


Vole, vole, ô Dragon Rouge,
Vole, vole, sur la mer !
Sur nos chênes toujours verts,
Sur nos vieilles citadelles,
Fais claquer tes souples ailes !
Vole, vole, ô Dragon Rouge,
Vole, vole, dans l’azur,
Va, puissant coursier d’Arthur,
Dragon Rouge aux crocs de fer !
Vole, vole, ô Dragon Rouge,
Vole, vole, sur les flots,
Fais frémir le sapin vert
Et la cime du bouleau !
Vole, vole, ô Dragon Rouge,
Vole, vole, sur les flots !

*
    Des années passèrent... Il y eut l'enlisement de la France, - depuis bien longtemps prévisible, - il y eut la guerre, la défaite, l'apparente libération... Savoret, sans jamais cesser de lutter sur le plan concret, composa de nouveaux poèmes, - opiniâtre, fervent, inébranlable. Et, en 1948, il nous donna Intersignes.

    L'atmosphère n'a pas changé. Ayant trouvé le Chêne et le Rocher, symbole de la Tradition immémoriale, notre poète n'est pas de ceux qui pourraient songer à s'en écarter, - comme le fit l'infidèle Hésiode aux temps homériques. Nous allons donc retrouver dans ce nouveau livre tout ce qui constitue l'âme du premier. Seulement, le talent de l'auteur s'est développé ; sa forme s'est faite plus stricte, son souffle a grandi.

    Dans Ciel, Terre, Homme, c'est d'abord l'astrologue qui parle, en vers quelque peu didactiques, mais fort adroitement « combinés », si j'ose dire. L'hermétiste paraît aux côtés de l'astrologue, sous un voile que bien peu de lecteurs seront en mesure de soulever et auquel, profane moi-même, je n'aurai garde de toucher. N'allons pas froisser telle « chanson » qui s'est voulue « discrète » ni troubler le « chant du Dragon » !

Puis de grandes figures passent :
Ahasvérus,
                Immortel et tenace, en somme,
        Autant que la misère et les péchés de l'homme !
Hélène,
        Mère des voluptés et reine des massacres !

puis le fantôme de sa propre jeunesse, qu'il sait regarder d'un oeil clair, sans vaine colère, mais sans indulgence. (Ah ! Savoret n'est pas un psychanalyseur : le traditionnel examen de conscience lui suffit.)

Il nous montre encore la Science,
         . . . . . . . . . Palais noir
         Dont on a muré les fenêtres !

et il nous fait entrevoir l'ombre de cet « hôte » louche qui ne nous quitte jamais et qui s'offre, toujours patient, toujours débonnaire, à nous aider au passage de tel mauvais pas.
 

L'hôte

Nuit calme : ni frisson, ni plainte, ni rumeur ;
Le feu voile de cendre une rouge agonie...
Je puis songer « en paix »... A peine si mon cœur
Scande de son glas lourd mes heures d'insomnie.

Je sens, tout près de moi, l'interlocuteur blême
Qui guette dans mon ombre et glisse sous mes pas
Pour m'obséder sans fin d'astucieux problèmes
Et qui, sans s'égarer en maladroits blasphèmes,
Discret, poli, feutré, plein de doux stratagèmes,
Suggère, admet, concède - et ne ricane pas ! ...
 


    Une quinzaine de pages servent ensuite d'écrin à des Bijoux démodés, villanelles, rondeaux redoublés, pantoums, chants royaux, etc. L'artiste ici joue librement, mais de ce libre jeu le penseur profite souvent pour « faire passer » telle petite suggestion, sans en avoir l'air, à la chinoise. M. Bonduelle va nous dire Liminaire, puis M. Le Nôtre le deuxième Pantoum.
 

Liminaire
Bien démodés sont ces joyaux : 

Lais, virelais et villanelles,
Gloses, pantoums et chants royaux !
Disent nos doctes jouvenceaux :
Bien démodés sont ces joyaux,
Bien attardé qui les cisèle !

Quand J'en perdrais ma clientèle,
Lais, virelais et villanelles,
J'aime vos somptueux émaux !

Que l'on voue aux dieux infernaux
Gloses, pantoums et chants royaux,
Je veux, moi, leur rester fidèle,
Quitte à passer pour un grimaud
            Bien démodé !...



Pantoum
L'Etoile qui brillait au front de Lucifer, 

L'Etoile demeura quand s'abîmait l'Archange.
Cette âme que voici, lasse d'avoir souffert,
Préservez-la, mon Dieu, dans la terrestre fange.
L'Etoile demeura, quand s'abîmait l'Archange
Aux gouffres insondés des ténébreux Enfers.
Préservez-la, mon Dieu, dans la terrestre fange,
L'imprudente en exil dont le sort vous est cher.

Aux gouffres insondés des ténébreux Enfers,
L'éternel Révolté rumine sa vengeance.
L'imprudente en exil dont le sort vous est cher,
Accordez-lui, Seigneur, votre juste clémence.

L'éternel Révolté rumine sa vengeance :
Le drame se jouera sous l'Arbre du Savoir...
Accordez-lui, Seigneur, votre juste clémence,
A Celle qui combat - et sent faiblir l'espoir.

Le drame se jouera sous l'Arbre du Savoir,
En des temps abolis, hors de toute mémoire...
A Celle qui combat - et sent faiblir l'espoir ­
Faites luire en vos cieux le prix de sa victoire.

En des temps abolis, hors de toute mémoire,
Le transfuge d'Eden écouta le Pervers...
Faites luire en vos cieux le prix de sa victoire :
L'Etoile qui brillait au front de Lucifer !


    De la même série voici maintenant, dit par M. Guinel, un poème intitulé la Harpe celte.
 
 

La Harpe celte

La Harpe celte est sœur de la Lyre d'Orphée :
Le divin présent d'Apollon,
Aux Iles du Couchant, sur Un autre Hélikon,
Ordonne les ballets aériens des fées.

Qu'elle enseigne Abaris, au cœur des monts Riphées,
Ou dorme, avec Arthur, aux grottes d'Avallon,
O Cieux, accordez-nous, éblouissant trophée,
  Le divin Présent d'Apollon !

Puisse notre âme, un jour, d'harmonie assoiffée,
Entendre, loin d'un monde et frivole et félon,
Aux Iles du Couchant, vibrer aux doigts des fées
Le divin présent d'Apollon :
La Harpe celte !


    Voici, enfin, Ce voile..., où nous retrouvons l'idée du mythe, protecteur toujours, parfois initiateur.
 

Ce voile ...

Ce voile chatoyant de vos mythologies, 
    Gardiens du mystère éternel,
Défend  tous les secrets de la Terre et du Ciel
Contre le vain orgueil et l'impure magie.
Sages au verbe d'or, vers vous se réfugie
L'âme dont les remords se sont faits repentirs
Et que  tourmente enfin la seule nostalgie
    De renoncer et de servir.

Si vous avez masqué l'Arcane de la Vie,
     Gardiens du mystère éternel,
Du voile chatoyant de vos mythologies
Contre le vain orgueil et l'impure magie,
Au seuil du temple clos puissiez-vous accueillir
Celui dont les remords se sont faits repentirs.
Ah ! daignez soulever, pour cette âme assagie,
Eprise seulement de l'Oeuvre essentiel,
      Gardiens du mystère éternel,
                     Ce voile !


    Une troisième partie nous fait pénétrer dans ce lieu de la vie intérieure qui se situe Entre nef et parvis. A peine entrés, nous découvrons une Prière, bien belle, que va vous faire connaître M. Le Nôtre.
 

Prière

O Maître, si souvent trahi,
Pardonnez à ce cœur fragile
- Ce cœur pétri de quelle argile ! -
Si les regrets et les soucis
Ont avec lui jeu trop facile.

Pour vos indicibles tortures,
Excusez-le, divin Sauveur,
Ce cœur pétri d'argile impure,
Lourd de soucis, lourd de rancœurs,
Couturé de mille blessures.

Pour vos souffrances sans secondes,
Pardonnez, ô Sauveur du monde,
Vous, tînt et tant de fois trahi,
Si parfois la révolte gronde
En ce cœur, d'argile pétri.

Que votre indulgence Infinie
Lui pardonne pour cette nuit
De ténèbres et d'agonie,
- O Maître, si souvent trahi, -
Pour la nuit de Gethsémani !


    A côté du Christ, « pèlerin des mondes », nous rencontrons naturellement Marie, toujours au travail, « En exemple », - poème que va lire M. Le Nôtre.
 

En exemple

Dans la chambre qu’ensoleille
Un rayon sans l'égayer,
Une femme, déjà vieille,
S'affaire autour du foyer.

Chaque épreuve sur ses traits
Burina sa cicatrice ;
Qui dira quel lourd secret
Rida ce front large et lisse ?

Dans la chambre aux murs sévères,
Autour du foyer fumeux,
La Dame, sans bruit, s'affaire,
Une étrange flamme aux yeux.

Flamme étrange, flamme douce,
Comme d'enfant innocent...
Mais la frêle gorge tousse,
Tant le feu va lentement.
.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. 
S'active Près du foyer,
Où cuit le repas des frères,
La veuve du charpentier,
- Aussi grande qu'au Calvaire.

*

O Marie, ardente Etoile
D'Amour et de Charité :
Quel exemple - ou quel scandale -
Pour la pauvre humanité ! ...


    J'aimerais tout citer ! Glose est une admirable chose, - trop longue à dire ici ; mais je vous lirai Nostalgie, que j'aime tout particulièrement.
 

Nostalgie

Sur la route déserte, à tous risques suivie,
Auriez-vous rencontré Celui que mon cœur lourd
Cherche inlassablement, cherche depuis des vies,
Et dont la Croix se dresse à tous mes carrefours ?
Vivants qui m'entendez, vous qui, sur cette Terre,
Gravîtes avant moi le sentier de misère,
    Sur la route morne, au sein de la nuit,
    Quand retrouverai-je une fois Celui
        Que mon cœur espère ?

Egrenant - depuis quand ? - le chapelet des jours,
Je vais - jusques à quand ? - traînant ma nostalgie,
Sans entrevoir jamais aux Croix des carrefours
Celui que mon espoir cherche depuis des vies...

O vous qui connaissez et le gîte et l'étape,
Convives fortunés  de la mystique Agape,
Voyez que je suis  seul et que mon pas, plus sourd,
Sur le sentier glissant, semé de chausse-trapes,
Sonne, moins assuré, chaque heure, chaque jour,
            - Chaque vie ! ...

Combien de temps devrai-je, aveugle en cette bruine,
         - Mon unique horizon, -
Combien de temps, errer sans qu'aux lointains s'allume
         L'aube de consolation ?

O vous qui m'entendez, vous qui savez la route,
Convives fortunés de la mystique Agape,
Vous dont les pas saignants ont marqué mes étapes,
A ce cœur obstiné sous les assauts du doute
Dites sur quel chemin, dites en quel séjour
Veille, invisiblement, Celui qu'il cherche en vain
           Depuis des jours,
           Depuis des vies,
           - Depuis toujours !

Ah ! - dites-lui, Vivants aux tâches accomplies,
Dites sur quel chemin, dites à quel détour
Vos cœurs  illuminés, vos âmes éblouies
      Rencontrèrent l'Amour ! ...


    Oui, je voudrais tout citer de ces poèmes, car aucun ne laisse indifférent, aucun n'étant inutile. Je me contenterai de signaler, en passant, le Chant essentiel, chant alterné entre « l'éternel Ami » et « son Bien-Aimé » ; nous retrouvons là le jeu traditionnel de la poésie mystique universelle. Puis de beaux Noëls ; puis le Nom, consacré au mystère de ce principe de toute vie spirituelle, qu'il s'agisse du nom du Dieu Ineffable ou de celui du moindre des Élus. Enfin, les Deux Silences, que je demanderai à M. Guinel de nous réciter.


Les deux silences

Il est deux sorte de silences
Comme il est deux sortes de nuits.
Le premier - dont nos cœurs s’offensent -
N’est que simple absence de bruit ;
Le second, plein de résonances,
- Subtil langage de l’esprit -
Baigne nos âmes d’espérance :
Comme il est deus sortes de nuits,
Il est deux sortes de silences.

Il est deux sortes de silences
Comme il est deux mondes distincts.
Le premier, lourd de confidences,
Parle en mots dont le verbe humain
Ne sait traduire l’éloquence ;
Le second, glacé, nous étreint
De sa morne désespérance :
Comme il est deux mondes distincts,
Il est deux sortes de silences.

Il est deux sortes de silences,
L’un est terrestre et l’autre divin.
Si l’un n’est, au fond, que l’absence
Des bruits de ce monde incertain,
L’autre, plein d’augustes présences,
Pour qui sait l’écouter, détient
Lumière, espoir, intelligence…
L’un étant tout, - et l’autre rien, -
Il est deux sortes de silences !


    Viennent en suite les Deux Lois, belle symphonie qui embrasse toute l’histoire de l’Homme, et la Chanson de la plus haute cime, que va nous lire M.Guinel.
 

Chanson de la plus haute cime

Sur l’arbre le plus haut du bois,
Deux oiseaux chantent leurs amours :
Chantent pour toi, chantent pour moi,
Chantent, depuis l’aube du jour.
Deux oiseaux chantent dans le bois ;
Sois attentif à leur langage
Où vibre un écho d'autrefois,
- Un écho du divin message.

La voix des oiseaux merveilleux
Chante ta fortune et la mienne :
Las ! combien sont-ils, sous les cieux,
Qui l'entendent et la comprennent ? ...

Écoutons la chanson mystique,
- Eclose au tréfonds de nos cœurs, -
De l'Espoir qui jamais n'abdique,
De l'Amour qui jamais ne meurt.

Trop haut pour qu'un vulgaire émoi
Se mêle à leur concert sublime,
Deux oiseaux chantent dans le bois,
- Chantent, sur la plus haute cime !


    Les Grains du Collier, tel est le titre de la quatrième partie. Ici le celtisme reparaît. Plusieurs pièces sont inspirées de la poésie galloise ancienne ; d'autres évoquent directement la médiévale Quête du Graal, avec, encore et toujours, la loi du sacrifice, essence de la Vie réelle, car

            …… tu ne peux sauver que celui qui s'immole,
                    Consumé du désir de Dieu,
            Et qui, sans te chercher, te retrouve en tous lieux,
            O Graal mystérieux, éblouissant symbole !

Mais le temps passe, je dois me hâter.

    In memoriam, cinquième partie, ne contient que quatre pièces, mais toutes quatre d'une couleur très spéciale dans l’œuvre de notre poète. Lyrisme voilé, intime, où la douleur et l'espérance se tiennent par la main...

    Viennent enfin Fleurs séchées, transpositions de poètes étrangers. Le texte d'une « stèle chinoise » y fraternise avec deux poèmes d'Edgar Poe, dont bien des subtilités musicales et rythmiques sont, cette fois encore, finement rendues par notre ami, et avec la Merveille des Merveilles, imité de Paramânanda, poète et mystique hindou contemporain, - pièce que voici.
 
 

La Merveille des merveilles
(imité de Paramânanda)
Voudrais-Tu habiter cette demeure obscure, 

     O roi des âmes et des sphères ?
Si tel est Ton plaisir, je la garderai pure,
       Inviolable et solitaire.
     Être merveilleux, ah ! dis-moi,
Pourquoi donc choisis-Tu les seuls humbles de cœur
     Serait-ce pour que Ta splendeur
     Les illumine à chaque pas ?
Est-ce pour consoler tous ceux qui désespèrent
     Que jusques à eux Tu T'abaisses ? ...

     Lorsque les baigne Ta lumière,
Les fibres de mon cœur tressaillent d'allégresse ;
Alors, les vains tourments qui tour à tour m'écheyent
     Sont oubliés, et si, parfois,
Je me perds, c'est pour mieux me retrouver en Toi.

     N’est-ce pas, là, Merveille des merveilles ? ...


    Une grande variété dans les moyens d'expression, une unité profonde ; une connaissance rare de la grande Tradition centrale dont la racine paraît dans la Genèse, le cœur dans l'Evangile, l’épanouissement dans l'Apocalypse ; une compréhension par l'intérieur des mythes et symboles qui illustrent cette Tradition ; un sentiment intense de la double nature de l'homme, de sa grandeur et de sa misère, pour employer les termes de Pascal, d'où l'union indissoluble de la tristesse et de l'espérance, jamais l'une n'allant sans l'autre, - voilà ce qui caractérise l’œuvre poétique d'André Savoret. Il est un de ceux, pionniers d'un proche avenir meilleur, qui s'emploient à rouvrir les fenêtres et les portes que, volontairement ou non, ont fermées les amateurs du subconscient, victimes des pièges que l'esprit de mensonge cache sous les fleurs de nouveautés artificielles. Ceux-ci ne manqueront pas de méconnaître un poète de cet ordre. C'est que l'armée à laquelle appartient André Savoret marche à contre-sens de celle où se sont enrôlés ces moutons de Panurge, inattentifs au gouffre qui s'ouvre devant eux. Aveuglément, imbécilement, ils suivent le courant, au gré de leurs bateaux ivres-morts. Lui est à l'avant-garde de ceux qui désirent d'accorder leur voix à la voix. du Verbe, le Poète Eternel.

    Je remercie notre amie Raphaëlle Martinon de la confiance qu'elle m'a témoignée en me demandant de parler d'André Savoret, et je prie André Savoret lui-même de ne pas m'en vouloir si je l'ai fait de manière aussi imparfaite. J'ai une excuse : André Savoret n'est pas, qu'on me passe l'expression, un poète que l'on peut maîtriser facilement.
 


Jacques HEUGEL.



(1) Qu'il me soit permis d'appeler ici l'attention sur le phénomène des transpositions sensorielles. Avec sa géniale intuition, Hugo le connaissait bien ; Il en a parlé. Reportez-vous au chapitre de NotreDame de Paris Intitulé Paris à vol d'oiseau (in fine), et rappelez-vous cette affirmation de la « bouche d'ombre » :
                                                                                    . . . . L'oreille pourrait avoir sa vision.
    Plus tard, Baudelaire écrivit son fameux sonnet Correspondances. Mais, essentiellement classiques, ni Hugo ni Baudelaire ne se sont écartés du juste milieu, pour se livrer au jeu facile des transpositions verbales. De nos jours, trop de jeunes poètes se croiraient « pompiers » s'ils voyaient les rayons, entendaient les sons, respiraient les parfums ; romantiques exagérés, ils respirent la lumière, volent la musique, entendent les odeurs, systématiquement. Originalité à bon marché, de laquelle les plus doués devraient se garder avec soin.
    Inutile d'ajouter que Savoret, qui n'accepte dans ses poèmes aucun somptueux galimatias, échappe à ce travers. Il est vrai qu'il n'appartient pas à la dernière couvée.
    Lucrèce a écrit (De la Nature des Choses, livre premier) « ... Les sots admirent de préférence tout ce qu'ils croient distinguer dissimulé sous des termes ambigus, et Ils tiennent pour vrai ce qui peut toucher agréablement l'oreille, et se présente tout fardé de sonorités plaisantes. » Hé oui ! ...

(2) Dans l'ouvrage Intitulé Des Dieux et du Monde.

(3) Dans le Pape.

(4) Le Bûcher du Phénix, - Dissonances,

(5) Ibidem, - Conseils.