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L’art magique
d’André Breton & G. Legrand - 1957


Réponse d’André Savoret à une enquête des auteurs


Tout est " magie " ou rien ne l'est ! C'est dire que le sujet qui fait le fonds de votre " enquête " n'est pas de ceux qu'on puisse tirer au clair en quelques lignes, voire en quelques pages. Pour y répondre il faudrait évidemment un véritable artiste qui soit aussi un vrai mage. C'est assez dire que ma contribution à vos recherches sera modeste et peut-être médiocre.
Pour les modernes (je ne parle pas des artistes) l'opinion classique est qu'il y a une " mentalité magique ", quasi synonyme de " mentalité infantile ", ou de " mentalité prélogique ". En d'autres termes, simples et accessibles à tous, la magie serait un des fruits d'une imagination excessive, soeur, en cela, de l'art.

Pour les Anciens, la magie était chose objective, et le mage était aussi " réaliste ", que le physicien ou l'architecte, quoique opérant sur d'autres matériaux, à l'aide d'autres forces que ceux et celles dont usent ces derniers.
Il s'ensuit une conséquence assez grave : la confusion, sous de mêmes vocables, de réalités d'ordre distinct.

Prenons vos dessins, je veux dire les onze exemples graphiques qui accompagnent votre texte. Tous sont " magiques ", au sens de ma première phrase. Mais je ne sache pas de dessin, de peinture, de chant ou de cri qui ne le soient, au degré d'efficacité près.
Baudelaire, dans " Correspondances " est le premier qui ait exprimé ces réalités, qui allaient devenir un peu le " pont aux ânes " , de l'occultisme.

Lorsque vous évoquez les oeuvres qui, " par quelque côté, présentent un aspect énigmatique, je ne puis m'empêcher de songer que tout, même le banal, le quotidien, est tissé d'énigmes.
J'en reviens aux gravures ci-dessus mises en cause. La n° 1 est purement symbolique, extrêmement intellectualisée. La n° 2, la gauloise, est astro-mythique, la 3 et la 4 ne relèvent pas de ma compétence et vous m’approuverez, au fond, si je préfère les passer sous silence au lieu d'émettre une légèreté qui serait sans doute, par-dessus le marché, un contresens. La 5 est purement alchimique et représente le Grand Agent, à la fois fixe et volatil, sous les espèces d'un corps écailleux, renfermant en puissance les trois essences principielles dont Sol, Luna et Hermès sont les images. La 6 est la carte supposée XVIIIe d'un des jeux de Tarot. Son sens est également avant tout, alchimique.
Et ce sens est tel qu'il serait difficile de la commenter ouvertement sans donner une forte entorse à la vérité.

Un second sens, très apparent, d'ordre astrologique y est inclus : on voit nettement la Lune dans le Signe de l'Ecrevisse qui est son Trône. Je décline toute compétence en face du n° 7. Le n° 8 est clair et descriptif : une sorcière prête à incendier une écurie a d'abord mis le palefrenier en sommeil hypnotique. C'est de l'anecdote. Sur les derniers numéros, je préfère franchement ne rien dire. En dehors de leur valeur artistique, ils n'ont guère de " magique " que certaines intentions.
Et, à leur propos, je tiens à souligner que cette surrection des forces subconscientes, indisciplinées et submergeantes qu'ils suggèrent est, justement, ce dont tout vrai mage se défendrait inflexiblement.
Ainsi, sur onze figurations, je n'en trouve pas une qui soit sciemment magique, au sens que les adeptes véritables reconnaissent à ce terme.
Sans doute me trouvera-t-on trop sévère ou trop exigeant. Soit! Que je sois partial, comme tous ceux qui " ont pris parti ", c'est une évidence. Mais je ne puis classer dans le même fichier le magique, le médiumnique, l'alchimique, et ainsi de suite, malgré les liens ténus qu'on peut leur trouver.
J'en viens à vos cinq questions précises :

I. Il s'agit en somme de savoir en quoi le poète serait mage ou en quoi l'art serait ou non un chapitre de la magie. Si cette dernière était " fiction ", la question serait vite résolue. Aucun magiste, cependant, ne donnera son adhésion à cette définition. La civilisation matérialiste moderne n'a pas " dissipé la fiction de la magie ", mais relégué au rang des fictions une science, objective et précise au dire de ses rares praticiens, si bien que le poète n'est " mage " que par hasard et dans un sens fort restreint, alors que le mage doit oublier plus ou moins sa science magique s'il veut faire oeuvre d'art, au sens où cette expression est aujourd'hui entendue. Je l'ai écrit ailleurs : un mantram n'est pas un poème, un poème n'est pas un mantram, quoiqu'on puisse dissimuler adroitement les éléments d'un mantram sous le voile poétique.

II. L'art magique ne peut être proprement, qu'une technique opératoire de la science magique envisagée comme théorie à démontrer. Autrement dit, il requiert science, conscience, précision scrupuleuse, au même degré, pour le moins, qu'une expérience chimique. Empirisme et magie sont deux termes inconciliables. Or, ce qu’on nomme " l’expérience poétique " est, au moins, au départ, empirique, subconscient, subjectif. Le sorcier est un empirique, le mage est un savant. Et l'" allure effrénée ", de l'art actuel me fait davantage penser au sorcier qu'au mage. Que la magie soit " réhabilitée dans son principe " supposerait que ce principe soit connu.
Qu'elle soit " réhabilitée " tout court doit assez peu importer au mage et n'est peut-être guère souhaitable.

La Voie magique fourmille de dangers subjectifs et objectifs. Elle traverse un monde trouble, rempli de pièges, de mirages, de prestiges où, seule, une discipline morale de fer peut permettre de surmonter vertige et détraquement : monde " des esprits " qui n'est pourtant pas le monde " de l'Esprit ". J'ajouterai ceci, qui précisera ma position personnelle : pour un chrétien, la magie est une science périmée. puisqu'il est écrit : Cherchez d'abord le Royaume et Sa Justice. "

III. J'ai pratiquement répondu à ce paragraphe. Au sens un peu large où vous entendez l'" art magique ", il se justifïe. Se justifierait-il aux yeux d'un mage? Il m'est permis d'en douter. Certes, toute forme, toute couleur, tout verbe peuvent éveiller des résonances dans l'être qu’ils impressionnent soit dans le domaine soumis à sa conscience, soit dans ce qu'on nomme, faute de mieux, le subconscient. Mais ce qui émeut Pierre laisse Paul indifférent. Quel critère universel assigner à ces productions comme à ces impressions ? Sur quel " invariant " Pierre et Paul tomberont-ils d'accord ? Et quelles garanties peut offrir un " classement ", sinon celle de la majorité des voix d'une génération dont la génération suivante renversera sans doute les valeurs ?

IV. Encore l'" art magique " ! Si l'on voulait bien ne pas voir dans ce qui va suivre une simple querelle de mots, je préférerais dire la " magie de l’art ". Le " plaisir esthétique " est une chose ; l’" intérêt intellectuel " en est une autre. La virtualité magique incluse, plus ou moins, dans une oeuvre d'art en est peut.être une troisième.

V. Des objets d’ordre réellement magique, c'est-à-dire chargés sciemment d'une force autre que celles que notre science actuelle étudie, et orientés intentionnellement vers un but précis, s'ils ont été traités par une technique correcte, conservent leur charge et leur pouvoir tant que le but cherché n'a pas été atteint, ce qui amène la décoagulation de la force et son retour à l'état libre. Seule, une technique, correcte elle aussi, peut parvenir à les " décharger " avec le minimum de risques. La moindre imprudence, la moindre inattention peuvent faire jouer à contretemps le déclic dangereux. Parmi de tels objets, je noterai certaines statuettes égyptiennes, certains Bouddhas, certains bijoux, pour ne citer que ceux avec lesquels les circonstances m'ont mis en contact.
Pour ma part, au risque de passer pour un timoré, je tâche de les éliminer de ma vie personnelle et de m'arranger, quand je le puis, pour les écarter de la vie personnelle de mon prochain. Revenant à la dernière partie de cette cinquième question, je dirai que, si un objet est véritablement " magique ", sa " désaffectation " et, en général, l'opinion péjorative ou l'attitude railleuse ou indifférente qu’on adopte à son égard ne peuvent guère modifier les virtualités qu'il renferme et qui peuvent toujours s'actualiser imprévisiblement lorsque les conditions favorables à cette actualisation se présentent (conditions extérieures, cosmologiques, conditions subjectives : réceptivité personnelle plus ou moins sensible).

Un dernier mot, sans doute superflu. La médiumnité, l'onirisme, la sensitivité et toutes les formes passives d'accession au Mystère, de même que tous les monologues-dialogues avec un Inconnu, peut-être ami, peut-être ennemi, peut-être insincère, se développent mais ne s'acquièrent pas. Une tendance native de certains plexus nerveux à se survolter aux dépens des autres y pourvoit.
La pratique magique, toute de sang-froid, de self-control, d'hyperlucidité s'acquiert : on naît médium, on devient mage. Chose rare autrefois, rarissime aujourd'hui. Car je ne puis appeler " mages " ni l'occultiste, ni le spirite, ni le poète ou l'artiste. Chez ces deux derniers, il y a application instinctive et empirique, lorsqu'ils sont doués, de procédés magiques plus ou inoins clairement perçus.

Application systématique chez les uns, selon la teinture intellectuelle qu'ils ont acquise du fait inagique ; application intuitive et quasi fortuite chez d'autres dont le sensorium domine l'intellect.
Ainsi, votre enquête, utile et difficultueuse, me semble appeler (tant pis, si je me répète !) la fixation d'un glossaire de base, et l'emploi de termes convenus, archaïsmes ou néologismes peu importe, afin de sortir d'une anarchie verbale que les diverses écoles occultistes ou esthétiques n'ont fait et ne feront qu'aggraver si l'on n'y prend garde. Pour le poisson dans son aquarium, tout est magique qui n'appartient pas à l'élément aqueux. Le vent qui ridle la surface de l'eau, la main qui jette la provende à heures à peu près fïxes, l’oeil inquisiteur qui se colle à la vitre, l'araignée qui se laisse malencontreusement choir dans l'onde, l'ébranlement périodique causé par le passage d'une rame de métro ou d'un autobus, la fumée d'un poêle en hiver, tout cela, pour l'être aquatique, est " magique ", indistinctement, malgré la multiplicité des causes et leur échelonnement hiérarchique. L.'homme, plongé dans l'aquarium (analogique) du monde matériel, doit être plus exigeant que le poisson. Tout ce qui sort du domaine contrôlé par sa conscience vigile ne doit pas étre étiqueté indistinctement " magique ".

Le monde que les occultistes appellent " astral ", et que les psychologues nomment " supra-conscient ", " infra-conscient " ou mieux " extra-conscient " est bien celui où le magiste va puiser.
Mais le non-magiste ne le connaît que par les réactions qui'il imprime au monde dont il a uniquement conscience. Réactions rares, toujours troubles et doubles.

Qu'un médium fasse mouvoir un morceau de craie entre deux ardoises ou qu'un poète sente naître sous sa plume des expressions qui relèvent, plus ou moins, de 1’" écriture automatique ", ce sont là, pour nos sens, des phénomènes matériels. L'envers noue en échappe, au moins en partie. L'on pourrait étendre ceci à ce que j'appellerai l'imagerie onirique. Un mage authentique ne peut s'abandonner à l'onirisme sans se disqualifïer. Ni sans perdre ses moyens d'action et d'expression sur le plan qui est le sien : le plan " magique ". Dans votre enquête, vous entendez par " magique " tout ce qui est ou semble " supra-normal ". C'est un point de vue très honorablement défendable, mais que je n'arrive point à partager intégralement. Lorsqu'un poète, par exemple, met dans son oeuvre, abstraction faite de sa signification cérébrale et de sa réussite esthétique, un " quelque chose " difficile à définir niais immédiatement perceptible à un autre " quelque chose " qui existe, irrévélé, en chacun de nous, c'est ou que son intuition poétique lui a fait retrouver quelque application des lois magiques, ou qu’il a eu quelque aperception directe d'un monde " autre " (je ne dis pas forcément " supérieur ") ou, plus rarement, qu'il a consciemment oeuvré selon le rite magique, en pleine connaissance de cause (comme il me semble que le firent, dans une autre forme d'art, les créateurs de certains vitraux de Chartres). Se laisser guidler par le fil d'Ariane de l'association des sons, des idées, des images, ce n'est pas oeuvrer : c'est subir ! Et ceci, j'en ai la conviction, est antimagique au premier chef !

Je ne prône pas davantage la magie que je ne me permets de condamner certaines recherches et démarches de l'art contemporain.
Poète, il m'est arrivé de sentir nettement que j'écrivais " en collaboration ". Je ne me sentais pas " magiste " pour si peu.
Le premier pas vers la magie eût été, en ce cas, d'arracher son masque au " collaborateur "... mais... adieu, la collaboration !

André Savoret