Parole et Verbe

(Psyché n°402 Année 1930)


 


     La parole est une faculté profondément mystérieuse, dont les lois, mieux connues, élucideraient bien des énigmes et permettraient de résoudre bien des problèmes. L'Essence universelle de la parole se rattache aux mystères les plus occultes de la création, dont le Verbe divin fut l'indescriptible agent. Pénétré de notre inaptitude à la concevoir comme à l'exprimer, nous étudierons seulement, ici, quelques aspects de sa fonction particulière dans l'être individuel.

   Il est courant de définir la parole : l'instrument par lequel l'homme exprime ses pensées. On peut ajouter qu'elle exprime non seulement des pensées, mais encore des sensations et des sentiments, conformément à la division ternaire de l'homme .Le but de la parole est de propager au dehors une impression intérieure, de faire partager une conviction, d'insuffler un enthousiasme, en somme, d'imprimer à la matière un ébranlement spécial, dont les modalités soient les signes sensibles de notre émotion intime.

   Cette activité est le reflet de l'activité créatrice du Verbe, dont chaque type créaturel exprime un aspect.

   La totalité de la création est donc bien, comme le soutenaient les anciens, le livre des livres, le poème du Verbe, le texte formidable dont l'homme déchu ânonne péniblement l'alphabet. Mais, de même que nos paroles tirent de nous leur être et leur dynamisme, sans être nous pour cela, de même la création exprime le Verbe, sans que celui-ci se confonde avec son oeuvre. Ainsi, la parole, image du Verbe, s'inscrit en faux contre toute interprétation panthéistique de la genèse des mondes.

   Autre remarque, la bouche, organe de la parole, est placée entre le cerveau, instrument de la pensée et les poumons, réservoirs du souffle ; entre la pensée et la matière. De l'air, plasme passif, indifférent en soi mais apte à revêtir toutes formes, la volonté humaine fait jaillir le son.

   Ici encore, nous observons la loi universelle du ternaire, et, fait digne d'attention, c'est dans l'élément intermédiaire de cette triplicité que se résout en manifestation créatrice le conflit des deux éléments extrêmes, comme l'ont signalé, entre autres, Malfatti de Montereggio et Papus. Or, de même que le son est de l'air spécialisé et animé par la volonté humaine, de même l'univers est substance, animée et spécialisée par le Créateur. Par analogie, nous pouvons conclure que l'acte de création est le résultat du concours de deux principes primordiaux, irréductibles, quoique complémentaires, que l'on pourrait définir :

L'Un sans second, le Principe même, ou le Diviseur ;

La Cause seconde, le Principe autre, ou le Divisible.

   Et, remarquons ici en passant, que les divergences de tous les systèmes cosmogoniques traditionnels, proviennent d'un désaccord fondamental au sujet des relations mutuelles et de la prééminence respective de ces deux principes. Nous nous proposons de revenir un jour sur ce sujet important, car cette divergence métaphysique a eu (et a encore), les plus formidables conséquences psychologiques, morales et historiques.

Revenons à la parole. Il serait curieux d'étudier les rapports ésotériques des termes qui ont servi à la typifier dans les langues antiques.

   Mais nos langues modernes, nos langues vivantes, recèlent également bien des arcanes que nous négligeons, car nous négligeons presque toujours ce qui est à notre portée, pour nous enquérir de cc qui est lointain et nébuleux. Ne sont-elles pas d'ailleurs les filles et les héritières des idiomes qui les ont précédées ? Le principe de la parole est divin, or il n'y a pas de bâtard ni de déshérité parmi les enfants de Dieu !

   Que nous examinions le tudesque Word, le gaëlique Lafar, le français Verbe, ou le latin Vox (analogue au sanscrit Vatch), nous y retrouverons toujours la même idée d'énergie virile et créatrice, exprimée par le mot Parole. Le radical de ce mot P'R, se rattache de près à l'hébreu Berua, qui signifie créer et que nous retrouvons dans le composé Dabar, signifiant parole et Verbe.

Il n'est peut-être pas inopportun de noter, à ce propos, que dans le terme Berua, l'un peut retrouver les éléments mêmes de la parole :

B, P, images de la bouche s'entrouvrant.

R, dont le nom Resh, signifie tête.

A, dont le nom Aleph, signifie, selon certains Cabbalistes, poitrine.

   Enfin, nous avons le signe même du Verbe, d'après Fabre d'Olivet, O, U, qui vient animer et illuminer, pour ainsi dire, ces éléments sensibles, afin d'en faire jaillir la parole créatrice, dont nos pauvres paroles terrestres, empoisonnées par la calomnie et stérilisées par le mensonge, ne sont que de lointaines, très lointaines images.

   C'est ainsi que les mystères de la parole divine, sont accessibles à ceux-là seuls dont la parole humaine s'applique à exprimer et non à déformer ou à trahir la vérité. C'est ainsi que le Verbe ne nous révèle les arcanes du Royaume divin, que dans la mesure où nous réalisons, dans notre sphère la loi d'amour, qu'il est venu nous enseigner lui - même, voici deux mille ans.