La Bibliothèque historique Payot s'est augmentée dernièrement d'un ouvrage sur Abraham, portant en sous-titre « Découvertes récentes sur les Origines des Hébreux ». Nul ne contestera la grande compétence scientifique de l'auteur, Sir Léonard Woolley, directeur des fouilles d'Ur. Pourquoi faut-il que la lecture de son travail, après un début prometteur, nous laisse finalement une impression pénible ? C'est d'abord - et la même remarque s'imposait déjà pour l'ouvrage de M. Gorce sur Vercingétorix que l'auteur, au lieu d'une reconstitution historique qu'il ne fournit - et très attachante - que pour le « cadre », le décor local de son personnage, nous offre une « vie romancée », selon les plus déplorables formules de ce genre littéraire. Voici un savant, parlant au nom des dernières acquisitions de sa science sur un sujet grave entre tous, puisqu'il touche à la foi des fidèles de trois grandes religions. On était en droit de lui demander à peu près ceci : « Vous portez la main sur un édifice spirituel, au nom de vos découvertes d'ordre matériel. Cet édifice, vous prétendez l'affermir, tandis qu'il nous semble, au contraire, - que vous visez à l'ébranler. Au moins, restez objectif et ne dépassez pas le cadre de vos certitudes. Le grand public qui nous lira ne fera pas la part exacte de l'hypothèse et celle du fait. Il ne retiendra que vos conclusions et ne s'assimilera guère que vos développements littéraires, négligeant les bases techniques sur lesquelles ils s'échafaudent, bases qu'il serait d'ailleurs incapable de discuter sérieusement. Êtes-vous bien sûr que ce grand public ne tiendra pas pour fait acquis ce qui n'est que vue ingénieuse de votre esprit ? » La réponse à cette demande est loyalement fournie dans l'Introduction de l'ouvrage. Il est bon de s'en pénétrer avant de lire plus avant : « La scène sur laquelle se déroule dans l'Ancien Testament l'histoire d'Abraham est la Palestine ; les fouilles dont j'étais chargé se faisaient à Ur il y a loin de l'une à l'autre et aucun souvenir concret d'Abraham n'a été retrouvé à Ur ». Donc toute la partie du livre tendant à expliquer la « psychologie » d'Abraham, ses plus secrètes pensées, mieux encore, l'évolution de sa foi religieuse, n'est basée, absolument parlant, sur aucun fait nouveau, ne possède aucune valeur autre que spéculative. Certes, les documents apportés par le savant auteur sont du plus haut intérêt et constituent le principal mérite de son ouvrage. Ils concernent l'histoire, la religion, la jurisprudence, les murs et l'activité économique d'Ur à l'époque approximative où devait y vivre le patriarche ; ajoutons une très vivante reconstitution urbaine, d'après les fouilles pratiquées sur son emplacement. Là s'arrête le réel, le solide, le scientifique. Le même savant qui nous prévient charitablement, une fois pour toutes, qu'il n'a rien découvert concernant le patriarche hébreu, n'hésite pas pour si peu à se lancer dans des développements audacieux que de telles prémisses ne justifient ni de près ni de loin. La migration des Hébreux ou Habiru lui semble causée « par des conditions sociales et économiques ». Abraham, quittant Ur, abandonnant le culte urbain, « ne pouvait plus officier dans le désert qu'à la mode des Bédouins parmi lesquels il vivait, si bien qu'il a vraiment pu se demander s'il y avait là de quoi donner satisfaction à son dieu. » C'est que notre auteur a sa thèse et qu'il est surtout préoccupé d'établir que sa malheureuse et patriarcale victime, par ses actes, marquait « une étape dans l'évolution ordonnée de la pensée et de la morale ». Aussi, fait-il assez bon marché de tout ce qui pourrait contrarier une si belle ordonnance : « Certains ont prétendu qu'il était le dépositaire de vérités divines que sa famille se transmettait depuis un passé reculé... Rien, absolument, n'indique que ses ancêtres, de qui nous ignorons tout, aient jamais été les gardiens d'une connaissance ésotérique quelconque ». Remarquons en passant que rien, absolument, n'indique non plus le contraire. Plus loin, Sir L. Woolley n'arrivepas à découvrir dans l'Ancien Testament l'ombre d'un « processus de conversion » : « Thérach mourut à Charan et, ensuite, l'Éternel dit à Abraham : Va-t-en hors de ton pays - et Abraham obéit... Il n'y a donc pas ici d'éclair sur le chemin de Damas ». Ni « éclair » subit, ni « processus » savamment gradué ! La Bible est vraiment impardonnable ! Mais alors, comment expliquer cette scène sobre, d'une magnifique simplicité, qui rappelle le « Vienset suis-moi » jeté par le Christ à une douzaine d'inconnus qui - eux aussi obéissent sans discuter ? Rassurons-nous, cela s'explique le mieux du monde par des « courants de pensée populaire » (retrouvés dans les fouilles, peut-être ?) réagissant sur le sensible Abraham... Et voici le couronnement : « Ce qui faisait la Famille, c'était le culte du foyer commun, tradition qui s'exprimait dans le culte du dieu familial... Évidemment, Abraham allait se cramponner à celui-ci, qui se trouvait si supérieurement approprié à ses besoins. Ce fut en suivant une ligne de conduite si opportune et si naturelle qu'Abraham révolutionna sa religion... Bien entendu, il ne devint pas monothéiste pour cela ; le monothéisme ne se réalisa que beaucoup plus tard, mais il devint monolâtre ». Est-il besoin vraiment, de critiquer ces fantaisies ? Leur seul énoncé ne suffit-il pas à en faire justice ? En attendant, sous prétexte de rendre à la Bible une valeur « historique » dont on se doutait déjà quelque peu, ce sont les fondements de la foi qui sont insidieusement sapés, sans qu'une seule découverte proprement « scientifique » justifie, si peu que ce soit, un tel comportement ! Depuis les fouilles d'Ur, que sait-on de plus : qu'auparavant sur le père d'Isaac ? Rien, avoue le savant. Et sur ce rien il n'en échafaude pas moins, toute une histoire, sondant intrépidement les reins et le cur d'un personnage dont il ignore tout, hors le nom. Mais en même temps - et peut-être de bonne foi - il croit faire uvre « scientifique » en faisant mouvoir sa marionnette (on ne peut trouver d'autre mot) selon les règles de la psychologie matérialiste de notre époque. On sent qu'il brûle d'envie de nous crier ensuite, triomphalement, avant de remiser sa petite poupée, dans le magasin aux accessoires : « Eh bien ! Que dites-vous de « mon » Abraham ? » Pas grand'chose, hélas ! Sinon qu'il obéit un peu trop docilement aux impulsions de son metteur en scène occasionnel. Mais nous devons dire à ce dernier que nous nous refusons à prendre ses opinions pour de la science ; ses vessies évolutionnistes et psychologiques pour d'éclatantes lumières.
ESSA.
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