LE VISAGE DU SILENCE
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     Sous ce titre, Dhan-Gopal Mukerji nous donne une très intéressante « Vie de Rama Krishna », le déjà légendaire « saint » indou.

     La traduction de Madame G. Godet, souple et aisée, nous permet de goûter au mieux la saveur de l'original anglais.

     Ce nouvel « appel de l'Orient » est un des livres les plus prenants qui soient. Son attrait est indéniable et un somptueux drapé poétique, un arc-en-ciel de fines remarques et d'anecdotes, savamment choisies, adoucissent certains angles où se blessent parfois notre sensibilité occidentale et notre foi chrétienne.

     Ce livre n'est pas écrit par un Indou pour ses frères de race. Traduit en anglais et en français, il veut être le reflet du « message » de Rama Krishna à l'Occident. C'est donc de notre point de vue occidental qu'il convient de l'examiner, sans parti pris.

     Tout d'abord, notons qu'en fait de « message », l'Occident a reçu le sien, voici bientôt deux mille ans. Qu'il n'ait pas toujours été compris, même par ceux qui ont assumé la tâche immense de l'interpréter, c'est l'évidence même. Aussi, chaque siècle a eu ses saints, ses docteurs, qui, joignant l'exemple au précepte, ont donné de ce message les commentaires qui correspondaient aux besoins réels de leur temps. Tout autre message doit donc être examiné par nous avec bienveillance, mais aussi avec une vigilante prudence.

     Tout d'abord, la lettre d'envoi du livre nous parle, à propos de Rama Krishna, de « saints qui sont des incarnations de Dieu ». Ceci est inexact. Du point de vue chrétien, il n'y a qu'une seule « incarnation de Dieu », Jésus-Christ, « son fils unique », suivant les termes précis du symbole des apôtres ; le « saint » ne peut être uni à Dieu que par Lui, puisqu'il a dit : « vous ne pouvez rien sans moi » et « nul ne va au Père que par le Fils ».


     Parcourons rapidement le livre.

     Au premier chapitre, nous faisons connaissance avec le monastère de Rama Krishna et le mode d'existence des moines deux heures de méditation le matin, deux heures d'enseignement intellectuel et de discussion du Vedanta dans l'après-midi, exercices de concentration et de contemplation dans la soirée. Leur existence n'est pas purement contemplative, si quelque fléau vient à frapper l'Inde, « prompts comme l'aigle fondant sur sa proie, ils apportent des secours aux sinistrés. »

     « Le mal conjuré - poursuit l'auteur - ils s'en reviennent tranquillement au monastère, pour y vivre face à face avec eux-mêmes... En un mot, ce sont des hommes libres. »

     Ce sont certes d'aimables moines, souriants et compatissants, extérieurement analogues à beaucoup de moines chrétiens. Ils ne sont pas « libres » pour cela, nul ne sait ce qui se passe en eux et, au surplus, le Christ, seul, peut libérer. C'est donc, pour nous, de leur attitude envers le Christ que doit dépendre le degré de liberté que nous pouvons leur supposer. Nous verrons cela plus loin. Poursuivons.

     Au chapitre trois, signalons une magnifique description de la déesse Kali, personnification du Temps et symbole de la marche des choses créées.

     Il faut évidemment un être de l'élévation de Rama Krishna pour pressentir, à travers elle, l'au-delà des choses, l'au-delà du Temps. La longue description que lui consacre l'auteur est digne de son sujet, tout commentaire serait ici superflu.

     Dhan-Gopal Mukerji continue ensuite à nous faire connaître Rama Krishna, au moyen d'anecdotes charmantes, où se détache la bonhomie malicieuse et le profond bon sens du maître. Citons celle-ci, particulièrement caractéristique :

     Un de ses jeunes élèves était allé faire des achats. Il dédaigna de marchander, jugeant cela comme une chose fort matérielle et, par conséquent, au-dessous de sa dignité. Dès son retour au monastère de Dakshinesvar, le maître voulut savoir pourquoi il avait payé si cher pour si peu de choses. Le jeune apôtre répondit : « Je n'ai point marchandé, maître... Ce ne serait pas agir selon l'esprit. ». « Quoi répondit Rama Krishna, tu t'imagines que parce que tu négliges l'art de marchander, Dieu fera de toi un saint ? Allons donc ! l'homme vraiment saint est celui qui n'a de dédain pour rien. Tant que tu vas et viens dans le bazar de la vie, tu dois apprendre à en connaître à fond les lois. Garde-toi de confondre l'idiotie avec la sainteté ! »

     Le quatrième chapitre nous narre comment, à l'âge de trente ans, Rama Krishna fit sa première expérience de l'illumination.

     « Ayant accompli tous les rites matinaux du Temple, il s'assit devant la déesse Kali et lui dit « Ô Mère, si je n'ai pas reçu aujourd'hui même l'illumination, je m'enlèverai la vie demain. J'ai maintenant passé douze années en prières et en méditation. J'ai pratiqué toutes les austérités que chacun des Gourous rencontrés m'a prescrites. J'ai vécu selon les enseignements des saints livres que tu as révélés aux hommes. Malgré tout cela, Mère, tu ne m'as point accordé la vision de ta face... »

     Subitement, le bras de pierre de la déesse remua... Ses lèvres se changèrent en deux brûlants pétales de lumière... Puis la lumière dansa et courut tout le long du corps de Kali... le flamboiement s'étendit, gagnant en un instant tout le sanctuaire... Partout où regardait Rama Krishna, il n'y avait plus que lumière ; lumière, encore lumière ! »

     Cette injonction à Kali est très amusante. Comment ne pas la mettre en opposition avec l'attitude du chrétien (nous voulons dire du vrai chrétien)

     « Que votre volonté soit faite ! » Toutes les macérations, tous les renoncements de Rama Krishna, quelle que soit leur sublimité, sont entachés, dans leur principe, par ce fait qu'ils ne constituent pas de vrais sacrifices, mais des marchandages : c'est le renoncement à ceci, à condition d'obtenir cela.

     Pareil à ces moines naïfs de nos contrées qui passent leur vie à dompter leur chair dans le but d'éviter l'enfer ou de « gagner » le paradis, notre héros en arrive à penser que la « révélation » lui est bien due, et qu'il l'a payée assez cher pour être en droit. de l'exiger ou de se déclarer frustré.

     Aussi, dans l'« illumination » sur laquelle s'étend complaisamment l'auteur, est-il difficile de voir autre chose qu'une exaltation, une exacerbation cérébrale. Notons à la base la volonté de voir, beaucoup plus que le désir d'aimer. Or, qui veut voir, à toute force, surtout s'il suit certains entraînements, arrive fatalement à « voir ». La valeur propre de cette vision n'est pas convaincante. Passer douze ans à concentrer sa pensée sur une image, donne à la substance mentale la force. nécessaire pour la former, à la volonté la force nécessaire pour l'extérioriser. Elle n'en reste pas moins subjective dans son essence, quelque objective que soit son apparence.

     Former et dissoudre de telles images est l'a, b, c, de l'initiation lamaïque, pour ne citer que celle-là. Mais au moins le lama n'est pas dupe de sa création.
     Cet intérêt personnel, que la psychologie primaire d'un occidental « moyen » peut aisément démêler à l'origine des macérations du « saint », nous en trouvons un reflet dans l'attitude de ceux qui viennent l'admirer, comme dans celle de ses protecteurs : « Vous êtes les bienvenus - disaient ces derniers aux pèlerins - ne nous remerciez pas ; nous ne désirons QUE NOUS ACQUÉRIR DES MÉRITES en servant NOTRE saint ». (page 46).

     En somme, la différence fondamentale entre les mobiles de Rama Krishna et ceux de ses admirateurs, est celle qui sépare les convoitises grossières des convoitises spirituelles - qui ne sont peut-être pas les moins dangereuses.

     Nous assistons ensuite à la rencontre de notre « saint » avec un mystérieux étranger, auquel il devra de connaître le Samadhi (l'extase de l'Unité Parfaite, de l'identification suprême avec la Divinité).

     À la proposition de l'étranger, Rama Krishna répond d'un bel élan : « Mais, que gagnerais-je à atteindre l'Unité Parfaite ? ». Ainsi, nous ne sortons pas des calculs intéressés, si hautement spirituel que semble le domaine où s'échafaudent ces calculs

     Après l'avoir convaincu, le très singulier Gourou lui propose de l'initier à l'Advaita Vêdanta - la science de l'identité. Il lui explique que, lorsqu'il a passé par le Samadhi, l'homme ne se sent plus seulement une part de la Divinité, « il se sent tout entier Dieu. Il est devenu l'épine dorsale de l'Univers. »

     Le Tentateur ne parlerait pas autrement...
     Tatapuri (c'était le nom donné par Rama Krishna au Gourou inconnu), vit avec une certaine stupeur notre « saint » lui objecter qu'il lui fallait d'abord le consentement de la Divine Mère. Celle-ci le lui permit. Notons que cela coïncidait avec son propre désir, et qu'a notre sens la Divine Mère ne pouvait guère vouloir autre chose que ce qu'il désirait... On est rarement en désaccord avec les dieux qu'on a « objectivés »

     Quoi qu'il en soit, dit l'auteur, le Gourou, grand védantiste « ne croyait pas à un Dieu personnel, pas plus qu'il n'admettait l'efficacité de la prière, ni le culte rendu à un Créateur. Mais il ne fit aucune observation sur ce point à Rama Krishna, pensant que, sous sa direction, le disciple apprendrait à discerner la vérité et rejetterait spontanément de telles superstitions. »

     Nous voyons, par ceci, que le Gourou, logique avec lui-même, ne prend pas au sérieux les rapports que croit entretenir Rama Krishna avec la Grande Déesse : « Tu n'es qu'un visionnaire, la déesse de pierre n'est pas une Mère. - Il n'y a d'autre Dieu que toi... discerne la vérité des superstitions ! » De ces propositions les unes justes, les autres fausses, on peut conclure que Rama Krishna avait un bien inquiétant initiateur, et que l'ordre d'idées vers lequel celui-ci l'orienta ne fut pas sans influence sur sa conception future du Divin, ni sur ses expériences.

     Les voici donc, tous deux, assis, méditant sur cette parole « Je suis Dieu. Je suis le Bonheur infini. Je suis la Connaissance infinie. Je suis sans nom et sans forme. Je suis Un ! Je suis Lui ! » Cela dura des heures, pendant lesquelles la récitation du mantra de l'unité alterna avec la concentration de l'esprit sur le suprême Brahmnan. De telles incantations, répétées sans cesse, ne peuvent se résoudre que dans l'autosuggestion. C'est en somme la méthode de Coué transposée. Si elle semble donner souvent des résultats à ceux qui se l'appliquent, elle ne saurait en rien influer sur les autres et, placé devant le problème : « Suis-je ou non identique à Dieu ? », prétendre en trouver la solution en se répétant : « je le suis », c'est simplement en fausser les termes et y introduire un arbitraire qu'aucune considération métaphysique ne pourrait justifier !

     Après deux tentatives infructueuses, Rama Krishna réussit enfin à atteindre le Samadhi, tant désiré et, selon son sentiment, à ne faire plus qu'Un avec l'Absolu, la notion affaiblie du « moi » s'affirmant par intermittences, avec une grise monotonie.

     Notons ici que cet état, étant donné les circonstances qui l'amenèrent, nous apparaît comme absolument artificiel et qu'il n'a, dans tous les cas, rien à voir avec l'extase d'un saint chrétien, un vrai : l'un a tendu son esprit vers un but qu'il s'est fixé, a développé sa sphère mentale à un degré extraordinaire, au moyen de procédés artificiels ; l'autre n'a rien cherché, sinon à servir son Dieu, n'a pas suivi d'entraînements, pas prononcé d'incantations, pas fait de concentration mentale, le résultat est d'autant plus probant chez lui, qu'il n'a pas nécessité d'efforts anormaux et qu'il n'a pas été « voulu » - d'autant plus douteux chez le premier.

     C'est alors, continue Dhan-Gopal Mukerji, que le Gourou donna à son élève son nom d'initiation : Raina Krishna Paramhamsa. Ceci pourrait signifier à peu près le Seigneur ayant maîtrisé la dualité (Raina et Krishna sont deux incarnations classiques de Vishnou, dont l'un exprime la blancheur de la lumière (Raina) et l'autre (Krishna) la profondeur des Ténèbres). Le symbolisme est transparent.       Quant à Paramhamsa, ce nom signifie : le cygne planant. Chacun sait que le cygne, le fabuleux oiseau hamsa , monture de Brahma, représente l'énergie intellectuelle. Le nom du lac où il est censé se réfugier, Manasa, se rapporte d'ailleurs à l'intellect supérieur de l'être humain, manas. Ainsi, ce nom révélateur, (car aucun nom d'initiation n'est choisi au hasard), nous décrit la plus haute réalisation intellectuelle, mais n'a rien à faire avec la sphère spirituelle où le Christianisme situe ses saints authentiques. Cette différence est de toute importance.

     Rama Krishna, après cette initiation, fonde donc un monastère. Une nouvelle anecdote va nous permettre de montrer la fragilité de ces cultures artificielles et combien peu elles affectent le centre profond de l'être.

     Un après-midi, le premier disciple du maître, Brahmananda ne lui parut pas communier avec le Seigneur aussi aisément que d'habitude... Il en découvrit vite la cause sans mauvaise intention, on avait donné au disciple un morceau de beurre un peu plus gros qu'à l'ordinaire. Cela avait suffi à obscurcir l'âme du disciple.

     Cette histoire est assez amusante. Qu'un morceau de beurre plus gros que d'habitude ait suffi à empêcher la communion mystique nous laisse rêveur. Le Christ, Lui, disait : « Ne vous occupez pas de ce que vous mangez !... Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui souille ! » Force nous est donc de croire que la communion avec le « Seigneur » est fort différente d'essence dans les deux cas.      Nous verrons plus tard qu'il n'est pas inutile d'insister sur ce point, Rama Krishna considérant la voie du Christ comme identique, dans ses ultimes résultats, avec la sienne. Il est d'ores et déjà permis d'en douter...

     Écoutons Rama Krishna nous parler des religions en général et du Christianisme en particulier :
« Si les religions ne sont que des moyens divers de trouver Dieu, pourquoi quereller sur leurs mérites ou leurs défauts respectifs ? Tout cela est entièrement vain ! »

     Après avoir médité pendant deux années sur la personne du Christ et sur le Nouveau Testament, il sortit de sa retraite et déclara « J'ai trouvé Dieu à l'extrémité de la route que suit le christianisme. Ainsi, si quelqu'un sert le Christ, il arrivera à Dieu. J'en ai acquis la preuve. » Àun missionnaire anglais, il déclara « Il y a d'autres incarnations de Dieu que le Christ, qui veillent constamment sur leurs fidèles. Elles sont toutes aussi réelles que votre Seigneur. »

     Certes, les religions sont un acheminement vers Dieu, comme l'école primaire peut être un acheminement vers l'université. Si l'âme vit réellement sa religion, elle peut lentement s'élever à une autre plus haute et plus pure. La religion du Christ est, pour nous, le couronnement de toutes les autres, car nul ne peut être définitivement régénéré que par le Christ.

     Ce n'est d'ailleurs pas le rite qui fait le chrétien. Sont chrétiens les vrais serviteurs du Christ. Ils sont certainement peu nombreux, même au sein de sa propre Église. Si le Christ est bien, comme nous en avons la certitude, le Seigneur Suprême, le Fils Unique du Père, s'il peut, seul, comme il l'a promis, nous faire connaître son Père, on comprend aisément que, pour être totalement autre que celle de l'initiation indoue, la voie que suivent ses serviteurs en Esprit et en Vérité n'en est pas moins difficultueuse. Si les sentiers de l'initiation orientale sont peu fréquentés, les chemins les plus directs de l'initiation christique ne sont non plus encombrés. Or, ce sont ceux-là seuls qui se sont engagés sur ce que Jésus appelle « la Voie étroite », qui peuvent se dire chrétiens, au sens que nous donnons à ce terme. C'est, sous ce seul aspect que nous estimons le Christianisme supérieur, aux autres « religions », car ainsi entendu, il est la Religion, toutes querelles théologiques, dogmatiques ou rituéliques mises bien entendu de côté.

     Devant le Christianisme, la méthode de Rama Krishna reste la même : concentration mentale, méditation, volonté d'aboutir. Cette méditation qui lui faisait voir et entendre Kali, parce qu'il le voulait, lui fait voir Dieu au bout des religions diverses, parce qu'il le veut. D'ailleurs, il ne faut pas oublier qu'il s'est « identifié » à Dieu et considère Christ, Bouddha, Mahomet, comme identifiés d'une manière analogue. Même le missionnaire qui lui rend visite peut lui sembler (page 66) « une incarnation de Jésus-Christ », ce qui n'est pas étonnant si l'on suit le même raisonnement que lui. Il est d'ailleurs curieux qu'il faille deux ans de méditation à celui qui s'est identifié à Dieu et à la Connaissance infinie, pour se mettre au clair avec lui-même sur le Christ et le christianisme.

     Notons d'autre part que Rama Krishna, avec son étonnant bon sens, se gardait bien, personnellement, de détourner de sa voie, un chrétien séduit par lui. Un indou converti au christianisme, trop faible pour résister à l'attrait personnel du « saint » se déclare prêt à le suivre. Il s'écrie « j'aimerais tout abandonner pour VOUS suivre ! »

     Mais Rama Krishna le lui défendit : « Non, non, suivez votre sentier propre, le seul qui vous convienne ! »

     Page 71, l'auteur résume le sens d'une parabole de Rama Krishna, par la sentence suivante « À chaque âme convient l'image personnelle qu'elle se fait de son Dieu ». « Pour le « saint », peu importe le nom donné à ce Dieu, Vishnou, Jéhova, Christ, Raina, Nirvana, sont des identités».

     Ceci n'est pas juste et n'a rien, à voir avec la spiritualité. Ces lieux communs métaphysiques, d'ordre assez rudimentaire, étonnent, sortant de la bouche d'un être aussi remarquable. Il lui échappe d'ailleurs - de temps en temps - des observations vraiment superficielles. Que signifie, par exemple, cette phrase creuse : « L'avenir est une matrice féconde... pourquoi n'enfanterait-elle pas un Dieu ? »

     Mais ces faiblesses sont rachetées par des pages magnifiques. Nous recommandons au lecteur la méditation des pages 78, 79, 80, 81, dont nous extrayons ce trop court passage:
« S'ils ne font pas chanter de joie notre cœur, les rites et les routines du culte ne sont d'aucune utilité. La fleur tombe de l'arbre au moment où le fruit apparaît. Ainsi les rites et les prières doivent se détacher comme des écailles d'une âme qui est libérée. Le salut est à l'âme ce que la liberté est au prisonnier. »

     Celui-ci est également magnifique : « La façon dont agissent la plupart des gens désireux d'aimer et de connaître Dieu est un scandale. Sans doute le croient-ils plus affamé que le premier mendiant venu, qui tend la main, et que l'on contente aisément en lui jetant une poignée de ceci ou de cela... »

     Dures et fortes vérités, qui valent autant sur les bords de la Seine que sur les rives du Gange !

     Page 95, la comparaison des aspects de Dieu avec ceux du caméléon éclaire bien la pensée de Rama Krishna. Seulement, peut-on assimiler la conception que chacun se fait de Dieu, à Dieu lui-même ? Relevons ici l'aveu implicite qu'il n'a qu'une certaine conception de Dieu, dissemblable de celle d'un autre, mais non, au sens littéral, la vision même de Dieu, l'union avec Lui.

     Remarquons en passant (page 112) que le récit d'un incident arrivé à l'un de ses disciples nous montre clairement qu'il se servait de la yoga et l'enseignait.
     Or, nous pouvons lire (page 240) que Rama Krishna n'était pas yogui et désapprouvait la yoga, de même que « toutes les formes de prostitution spirituelle ». Il y alà une évidente contradiction.

     L'auteur nous décrit ensuite la vie des principaux disciples du maître.
Le « mariage spirituel » du swami Brahmananda est une page très belle et très touchante, dont plus d'un Occidental pourrait faire son profit.

     Un peu plus loin (page 126), nous voyons que le fameux Vivekananda, disciple du maître, n'avait pas une mince opinion de ses talents : une humilité de surface trahit un orgueil spirituel qui éclate à chacune de ses phrases. Et comme il parle haut de son « droit » à l'initiation ! Cette page est à méditer profondément, si l'on veut saisir un des points faibles de cette méthode et surtout, si l'on veut comprendre que les pouvoirs incroyables (pour des Occidentaux), que possèdent de tels surhommes, ne sont pas une preuve suffisante de spiritualité. Mais combien plus haute se dresse la stature spirituelle de la mère de Vivekananda. Celui-ci hésitait à se détacher du monde, parce qu'il craignait la pauvreté pour elle. Et voici la belle réponse :«  Depuis quand a-t-on vu un membre de notre famille renoncer à Dieu par crainte de la pauvreté ? Ton propre grand-père a quitté son épouse, ses enfants, sa fortune et sa position, dès l'instant qu'il a entendu le Secret des secrets frapper à la porte de son cœur. N'ai-je pas promis à Dieu, longtemps avant ta naissance, que tu serais un homme voué à la religion ? Et maintenant que l'Infini se tient aux portes de ta vie, tu voudrais l'en éconduire ? Aucun de tes ancêtres n'aurait fait pareille chose ! De quel droit redoutes-tu la pauvreté pour moi ? »

     Nous devons abréger cette étude, déjà trop longue. Glanons encore en passant cette phrase, qui pourrait être d'un vrai mystique chrétien : «  Divine Mère, reprends tous ces livres et toutes ces sciences. La seule chose dont j'ai besoin, c'est de t'aimer. »

     Et celle-ci : « Aucun Maître ne descend sur la terre sans y amener avec lui sa troupe de fidèles. Ce sont eux qui, les premiers, lui donnent leur adhésion, qui l'expliquent au reste du monde. »

     Cette vérité n'est pas neuve et, même dans cet Occident obscurantiste, nous l'avons entendu énoncer bien souvent. C'est avec plaisir que nous la voyons dans la bouche de Rama Krishna, sur son lit d'agonie où, dans un abandon complet à la volonté de Dieu, il nous semble, à nous, profane, bien grand, bien près des plus hauts sommets de la spiritualité proprement chrétienne.

     Nous terminerons cette maladroite critique (et qui ne se sentirait maladroit devant un tel géant ?), par ces paroles de Dhan-Gopal Mukerji : « Peu importe, en vérité, l'opinion de qui que ce soit ; ce qui importe, c'est la vie vécue par Rama Krishna. Si l'exemple de cette vie ne réveille pas en nous la spiritualité, toutes les paroles que nous pourrions entendre ou prononcer à son sujet n'y changeront rien. »

     Souhaitons, en terminant, que beaucoup lisent ce livre, non dans un esprit d'admiration aveugle ( «l'Orient, mon cher ! ») ou de stupide dénigrement, mais avec le pieux espoir d'y recueillir les parcelles de vérité et de lumière qui scintillent, ça et là, à travers les pauvres mots humains.

A. SAVORET.



(1) DHAN GOPAL MUKERJI - Le Visage du Silence. Vie de Rama Krishna. Traduit de l'anglais par Mme Gabrielle Godet.
Un volume in-8 écu, collection Orient N°8, broché franco 15 francs, relié, 30 francs. ÉDITIONS VICTOR ATTINGER.