XX

 

La possédée

 

Quiconque a lu une Vie du Curé d'Ars ne peut ignorer qu'en l'année 1810 le futur saint échappa à la conscription par suite de « circonstances où il n'y avait eu aucune préméditation de sa part (1) ». Il se réfugia aux Noës, paroisse située dans les monts de la Madeleine, parmi les hauteurs du Forez. Là, il vécut pendant une année entière, tantôt caché dans les dépendances d'une ferme ou dans les grands bois d'alentour, tantôt occupé à l'instruction des enfants ou à la culture des terres. Il y souffrit beaucoup de corps et d'âme. Il appellera plus tard cette partie de son existence « un temps d'exil, un temps de tristesse et de bannissement (2) ».

Les pièces du procès de canonisation nous ont appris beaucoup de choses sur le séjour de Jean-Marie Vianney aux Noës – et en particulier un fait assez minime qui a rafraîchi les souvenirs de nouveaux témoins.

Voici d'abord le fait tel que l'a conté, le 3 juin 1864, devant le tribunal ecclésiastique de la Cause d'Ars, Jean Picard, le maréchal-ferrant du village :

Sur la place, je vis un jour une pauvre femme qui offrait les apparences d'une véritable possession : elle sautait, dansait et parlait d'une manière extravagante. Des curieux se réunirent autour d'elle, et elle se mit à raconter la vie de chacun. Or M. le curé Vianney survint. « Pour toi, lui déclara cette femme, par qui s'exprimait un démon, je n'ai rien à te reprocher ». Puis, se ravisant : « Si !... Tu as pris autrefois un raisin.

— C'est vrai ; mais j'ai mis un sou pour le payer...

— Mais le propriétaire ne l'a pas eu ! »

En effet, M. Vianney raconta qu'il avait pris ce raisin un jour qu'il était obligé de se cacher à cause de la conscription et qu'il était dévoré de soif.

 

Il semblait bien que tout était dit sur cette histoire et qu'on ne connaîtrait jamais au juste la personne dont avait parlé le maréchal-ferrant, lorsque le hasard d'une conversation amena sur elle des détails circonstanciés.

 

*

* *

 

Au cours d'une visite chez M. Donjon qui habite le hameau de Poyet, à Cherier (3), M. l'abbé Loys Roux, curé de la paroisse, amena l'entretien sur saint Jean-Marie Vianney. « Ah ! dit M. Donjon, mon parrain lui mena autrefois une possédée, qui lui reprocha d'avoir pris un raisin dans une vigne. » Il est à noter que M. Donjon n'avait pas lu celle des biographies du saint Curé qui contient le récit de Jean Picard. M. l'abbé Roux en voulut savoir plus long.

M. Donjon avait vingt et un ans à la mort de son parrain, M. Jean-Baptiste Tournaire. Il l'a donc bien connu. Avide dans son enfance d'entendre des histoires, ainsi que ses frères et sœurs, pendant les veillées d'hiver il demandait un conte. Le conte de la possédée était le plus souvent réclamé. Mais le bonhomme Tournaire n'aimait guère ce sujet-là. « Elle nous en a trop fait voir, grommelait-il, elle nous en a fait trop voir ! » Quelquefois cependant, il se décidait à rappeler ces lointains et tristes souvenirs.

Par exemple, Jean-Baptiste Tournaire taisait obstinément le nom de la jeune fille, et cela se comprend : la malheureuse possédée n'était autre que sa propre sœur Blanche, connue sous le nom de la Blandine et qui habitait chez lui, au village du Moussey. Ce village est à trois kilomètres du vieux bourg de Cherier où est venue depuis habiter la famille Tournaire....

Il y aura bientôt cent ans de cela, et aujourd'hui, on peut bien nommer la Blandine ; d'autant plus que les habitants de Cherier savent encore son histoire (4).

Un beau jour, la pauvre fille se mit à donner les signes d'une maladie bien extraordinaire. Elle courait avec une agilité surprenante dans les sentiers de la montagne, bondissait sur les rochers, dévalait les pentes. Un vrai démon ! Et avec cela, des cris, des propos incohérents, dont les termes contrastaient fort avec ceux qu'employait Blanche en dehors de ses crises ; car elle était bonne et pieuse.

Une fois, dans l'église de Villemontais, on la vit avec stupéfaction escalader un confessionnal et s'y tenir en équilibre, presque sans point d'appui. On alla chercher le vicaire, M. l'abbé Giroud. « Tu peux venir, lui dit en patois l'étrange fille. Toi, je ne te crains pas : tu n'es que le valet ! » Le curé, M. l'abbé Massacrier, accourut à son tour. Austère comme son nom, M. Massacrier était un vrai saint. Il prit avec autorité son étole et son rituel, fit les exorcismes prescrits et réussit ainsi à déloger la possédée.

Car il n'y avait plus de doute possible : Blanche était bel et bien possédée du démon. L'idée de la conduire au Curé d'Ars vint aussitôt à la pensée de M. Massacrier. Il alla trouver Jean-Baptiste Tournaire. Le fermier était un homme à la foi profonde. L'état de sa sœur lui faisait grandement pitié. Aussi, malgré les ennuis que lui attirerait une pareille démarche, il consentit à partir pour Ars avec la malheureuse.

 

Le voyage se fit à pied, et ce ne fut pas petite affaire. Quatre-vingts kilomètres à parcourir avec une personne méfiante, irritée, et qui voulait s'arrêter à chaque tournant de la route... Enfin, ils arrivèrent, furent logés on ne sait où dans le village d'Ars, et sur la place de l'église eut lieu la scène déjà contée, où Blanche reprocha au saint Curé d'avoir autrefois volé une grappe de raisin. – En vérité, le démon, qui s'exprimait par la bouche de la possédée, rendait plutôt hommage à l'abbé Vianney, dont il ne connaissait que cette faute, si encore faute il y avait !

Le saint dut recevoir la pauvre fille ailleurs que sur la place, à la sacristie sans doute et sans témoins. Quoi qu'il en soit, elle ne fut pas délivrée du démon à Ars même ; mais M. Vianney promit qu'elle ne tarderait pas à l'être.

Il dit au père Tournaire : « Allons, mon ami, retournez-vous en. Seulement soyez patient ; car elle va vous en faire : il faudrait un saint pour la remmener. Vous y arriverez pourtant, parce que vous êtes un bon chrétien ».

En effet, le retour fut plus pénible encore que l'aller. La possédée se jeta dans un puits, d'où, par bonheur, elle sortit d'elle-même, sans aide. Il fallut coucher en route. Or, pendant la nuit, Tournaire sentit comme un poids qui lui écrasait la poitrine. Il mourait d'angoisse. Avec une difficulté énorme, il parvint à se signer. L'atroce fardeau disparut aussitôt (5). Ce fut peut-être à ce moment que sa sœur échappa à l'emprise diabolique. Le fait est que, le lendemain, elle arrivait à Cherier délivrée et paisible.

Elle n'eut plus jamais aucune crise de possession.

 

*

* *

 

M. Donjon rapporte encore qu'outre Blanche Tournaire et son parrain, il y eut, à sa connaissance, trois autres personnes qui firent le pèlerinage d'Ars du vivant du saint Curé : Blanche Paire, à qui il fut annoncé par M. Vianney qu'elle « périrait dans un déluge » – et nous raconterons bientôt cette tragique histoire – puis Marie Cartalas, femme Baudard, et Antoinette Donjon, femme Palluet.

A ces deux dernières M. Vianney prédit qu'elles mourraient sans le secours du prêtre. Frappées de cette prophétie, elles se confessaient souvent. De fait, leurs morts furent subites. De plus, à Marie Baudard le saint avait annoncé que sa maison ne durerait pas longtemps. La dernière personne de son nom s'est éteinte en 1925.

 

 

 

(1) Expressions du comte des Garets, maire d'Ars, dans une déposition au procès de canonisation (Ordinaire, folio 941)

(2) Lettre adressée par lui le 7 novembre 1823 à Mme veuve Fayot, des Robins, communes des Noës (Loire)

(3)  Cherier est situé dans le département de la Loire, à seize kilomètres de Roanne

(4) Notamment Mlle Marguerite Tournaire, qui tenait les différents détails de ce récit de son père, Jean Tournaire, mort en 1926, à quatre-vingt-dix ans

(5) Une scène de ce genre, extrêmement dramatique, est décrite par l'illustre prélat anglais, Mgr Hugh Benson, dans son roman Les Nécromanciens

 

 

RETOUR