VIII

 

« Anciens et doux souvenirs d'Ars »

 

La Semaine religieuse de Grenoble publiait dans son numéro du 30 novembre 1905 un article de Mgr André Devaux, recteur des Facultés catholiques de Lyon, sur « les origines dauphinoises du nom Vianney ». De fait, Mgr Devaux s'intéressa toujours beaucoup aux choses d'Ars. Sans doute avait-il une dévotion très grande pour le saint Curé. Mais cette dévotion, d'où lui venait-elle ? Les lignes qui vont suivre l'expliqueront suffisamment. Elles sont signées d'un frère du regretté recteur. Nous avons laissé à ce très intéressant récit, daté du mois de septembre 1926, le titre même que lui donna son auteur.

 

Ces souvenirs sont lointains en effet : ils remontent à environ soixante-dix ans.

En 1856 ou 1857, ma pieuse mère, entourée déjà de cinq à six enfants, désirait vivement voir le Curé d'Ars pour lui parler de deux choses importantes qui la tenaient en grande inquiétude. L'une regardait son mari, bon chrétien et vaillant ouvrier, qui, outre un modeste domaine cultivé à temps perdu, s'engageait encore comme journalier au service de quelque fermier. Malheureusement, il aimait le jeu, et le dimanche, après les offices, souvent il s'attardait longtemps avant de revenir à la maison ; il dépensait avec des amis l'argent qu'il avait péniblement gagné durant la semaine. Cet argent aurait été pourtant bien nécessaire à sa famille qui devenait nombreuse.

L'autre inquiétude concernait son fils aîné, âgé alors d'une dizaine d'années. Cet enfant, d'un caractère entier, entêté, prompt et fortement porté à la colère, semblait ne présager qu'un futur mauvais sujet.

Donc, deux sources d'ennuis pour cette pauvre maman, qui priait sans cesse tout en vaquant à ses nombreuses occupations, mais qui aussi versait bien des larmes. « Quand donc, disait-elle souvent, pourrai-je voir le saint Curé d'Ars ? »

Or, un beau jour, elle apprit qu'une voiture publique partant de Lyon emportait quotidiennement des voyageurs à Ars, où ils arrivaient vers onze heures, l'heure du catéchisme. Cette voiture ramenait le même jour, peu de temps après, les gens qui avaient séjourné la veille dans le village.

L'annonce de cette bonne nouvelle décida mon intrépide mère à partir afin de voir au plus tôt l'homme de Dieu, lui exposer ses peines et lui demander conseil.

Un matin, confiant ses enfants à une voisine complaisante, elle part et arrive à Ars juste pour entendre le saint faire ses exhortations si touchantes. Elle écoute d'abord avec admiration... Mais le temps passait, il y avait foule, la voiture qu'il fallait absolument reprendre le jour même pour le retour partirait bientôt. Le découragement s'emparait de ma pauvre mère qui redoublait ses prières. Enfin, ô bonheur ! M. Vianney descend, fait un détour, passe près de ma mère, la prend par le bras et l'emmène à la sacristie.

Là, sans la laisser parler, il lui dit aussitôt : « Bon courage, bonne femme, votre mari se corrigera, et l'enfant qui vous donne tant de soucis fera un bon prêtre. Même vous aurez plusieurs prêtres et religieux dans votre famille ». Alors ma mère, ravie, comme en extase et comme hors d'elle-même, ajouta :

« Mon Père, j'avais une sœur de seize ans, qui est morte, il y a peu de temps, auriez-vous la bonté de me dire si elle est au ciel ? »

Le saint se recueillit un instant, puis répondit :

« Oui, elle y est. Remerciez-en le bon Dieu. »

De plus en plus encouragée par une réponse si belle, mon heureuse mère ajouta :

« J'avais aussi un grand-père qui est mort ayant presque cent ans. Auriez-vous, je vous prie, la bonté de me dire s'il est au ciel, aussi lui ? »

De nouveau, l'homme de Dieu se recueillit et voici quelle fut sa réponse :

« Pour lui, priez encore. »

Qu'en fut-il dans la suite des prédictions du Curé d'Ars que ma mère raconta à ses enfants à la mort de ce grand saint ?

Mon cher père se corrigea en effet très heureusement et eut la joie avec ma mère d'avoir deux fils prêtres, plus deux fils Frères des Écoles chrétiennes et une fille tertiaire de Saint-François.

Les deux prêtres furent : Mgr André Devaux, mort en 1910 recteur des Facultés Catholiques de Lyon, et M. le chanoine Louis Devaux, mort en 1917 curé de Saint-Joseph de Grenoble. Les deux Frères sont : Jules Devaux, mort à Nazareth (Terre-Sainte), et celui qui vient de tracer ces quelques lignes au début de sa 80e année, le 3 septembre 1926. La tertiaire est Mlle Marie Devaux, en ce moment à Aix-les-Bains.

François DEVAUX.

 

 

 

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