VII

 

Les trois pèlerinages de Sœur Marie de Jésus

 

Certes, elles ne furent pas banales les diverses audiences que le saint d'Ars accorda à une religieuse des hospices de Lyon, la Sœur Marie de Jésus.

 

I - « Votre croix est faite »

 

Première entrevue en 1853. Cette année-là, Sœur Marie pensait bien doubler le cap de la profession et faire ses premiers voeux. N'avait-elle pas fidèlement suivi tous les exercices du noviciat ?... Hélas ! Quel désappointement, quelle épreuve lorsque, venu le temps des appels, elle entendit sa supérieure lui déclarer que, trop jeune, il lui serait avantageux d'attendre... trois années encore !

Larmes, sanglots, supplications... Rien n'y fit. Toutefois, on ne fut pas sans pitié. On permit à la pauvre petite novice d'aller faire une retraite dans le village d'Ars. Et tout de suite, elle se sentit consolée.

Sa retraite, Sœur Marie de Jésus la fit d'une façon assez originale. Elle prit rang parmi les pénitentes de M. Vianney, et attendit patiemment son tour. Cependant, un livre à la main, elle méditait, à certaines heures, selon le règlement des retraites, puis elle réfléchissait, préparait sa confession, récitait son rosaire ou encore adorait le Saint-Sacrement... L'heure venue des repas, serrant précieusement son numéro d'ordre dans son grand sac noir, la jeune religieuse se rendait chez les charitables personnes où elle avait trouvé logement.

 

Enfin, son tour arriva. M. Vianney lui laissa tout le loisir de faire sa confession générale. Et quand elle l'eut achevée :

« O ma petite, que vous êtes heureuse, lui dit familièrement le bon saint, que vous êtes heureuse !

— Oh ! pas tant que cela, songeait Sœur Marie de Jésus.

— Que vous êtes heureuse ! réitérait le serviteur de Dieu.

— Heureuse, oui, sans doute, crut-elle bon de dire, mais j'ai bien offensé le bon Dieu avant d'entrer en religion.

— O ma petite, dans le monde vous auriez commis tant de péchés, que vous vous seriez perdue. »

Ce fut en cette première entrevue, le dernier mot du Curé d'Ars. Sœur Marie de Jésus sortit du confessionnal avec la conviction très nette que tout au moins elle était bien dans sa vocation. Alors elle se trouva vraiment « heureuse ».

Ses huit jours de retraite touchant à leur fin, notre jeune Sœur voulut se confesser une fois encore. Elle obtint un tour de faveur.

« Ma fille, dit le saint avec un doux sourire, vous avez fait une bonne retraite, votre âme est toute blanche.

— O mon Père, si j'en étais sûre !...

— Mais oui, mais oui, elle est toute blanche. Vous voilà prête pour votre profession...

— Ne savez-vous pas, mon Père, que mes supérieures me trouvent trop jeune ? Dans trois ans...

— Allez, allez, ma petite. Votre croix est faite...

 

Malgré les affirmations du Curé d'Ars, Sœur Marie de Jésus repartit avec un doute. Il m'a bien remontée, songeait-elle. Mais quant à faire profession !... C'est dans ces pensées qu'elle rentra aux Hospices de Lyon.

« Ma Sœur, demanda la concierge, ceci n'est-il pas pour vous ? »

En effet, sur un paquet qu'on lui tendait il y avait bien son nom. Sœur Marie de Jésus eut un pressentiment.

« Puis-je regarder ? interrogea-t-elle.

— Bien sûr, ma Sœur, puisque c'est pour vous. »

Afin qu'il n'y eût point de retard en son allégresse, les supérieures de Sœur Marie de Jésus, par une exquise attention, lui avaient ménagé cette surprise. Le mystérieux colis contenait sa croix de profession, au revers de laquelle étaient gravés son nom et la date de la cérémonie.

Le Curé d'Ars l'avait dit : la croix était faite. La profession suivit de près le retour de Sœur Marie de Jésus.

 

II - La douleur préservatrice.

 

Une autre croix, et plus lourde, attendait la religieuse. Placée dans un hospice, le mal s'offrit à elle sous les traits d'un servant de salle, insinuant, hypocrite et pervers. Ce misérable, qui avait su par ses dehors honnêtes gagner la confiance de la jeune Sœur, essaya de lui suggérer qu'elle n'était point faite pour cette vie d'austère dévouement... Bientôt, il lui parla mariage. Sœur Marie de Jésus n'osa dénoncer cet individu à sa supérieure, que ses cauteleuses manières n'avaient pas moins trompée. Pendant près d'un an, l'infâme tentateur renouvela ses propositions. La religieuse demeurait ferme. Mais quelle souffrance ! N'y tenant plus, elle demanda qu'on lui permît d'aller consulter M. Vianney.

 

Le mercredi 2 décembre, vers 7 heures du soir, la lourde diligence qui l'emportait pénétrait dans le village d'Ars. A ce moment, une angoisse étreignit la pauvre petite Sœur. A quoi bon ? pensa-t-elle. Croira-t-il ce que je lui dirai ? N'importe quel autre prêtre me conseillera aussi bien que lui. Et, dans son découragement, Sœur Marie de Jésus résolut de repartir le lendemain matin, dès 6 heures par la même diligence.

Elle entra cependant à l'église. M. le Curé ayant achevé la prière du soir, faisait aux pèlerins une courte allocution sur le bonheur du ciel.

L'allocution finie, au lieu de remonter vers le chœur, le saint se dirigea vers le fond de l'église. Et, s'arrêtant en face de la religieuse agenouillée :

« Mon enfant, lui dit-il à mi-voix, il ne faut pas repartir demain par la voiture de 6 heures. Vous avez assez d'argent pour rester ici trois jours. »

Sœur Marie de Jésus se présenta donc au confessionnal. Là, elle déchargea son cœur.

« Oh ! mon enfant, lui fut-il répondu, ne quittez pas votre vocation !... Vous seriez si malheureuse ailleurs ! ». Et, après un silence, le saint ajouta : « Mon enfant, vous avez besoin de force.

— Mon Père, implora l'humble pénitente, ayez la charité de prier pour moi, afin que le bon Dieu, sans me rendre incapable de travailler, m'envoie une maladie, une souffrance, qui toujours me rappelle que je ne dois être qu'à Lui !

— J'y penserai, ma bonne. Oui, je demanderai cela pour vous. »

 

Le mardi suivant, qui était le 8 décembre, fête de l'Immaculée Conception, Sœur Marie de Jésus était occupée auprès d'un malade, lorsqu'elle poussa un cri : elle venait de ressentir une vive douleur au côté gauche. La douleur s'atténua ensuite, sans disparaître toutefois pendant trois années entières. Les médecins, ne découvrant aucune lésion, concluaient à un faux mouvement, à la foulure d'un nerf. Mais elle, la Sœur Marie de Jésus, avait reconnu en cette douleur lancinante le « cadeau du Curé d'Ars ». Il y avait pensé et il avait demandé cela pour elle.

Au bout de trois ans, le louche individu qui fut pour la pure et vaillante religieuse la cause de tant d'alarmes et de si cruelles épreuves quittait l'hôpital. Dès qu'il en eut franchi le seuil, le point de côté qui avait été pour Sœur Marie une sauvegarde et comme un céleste rappel disparut entièrement.

 

III - « Le bon Dieu vous enverrait quelqu'un »

 

Dans l'intervalle, la religieuse avait pu revoir une fois son saint confesseur. C'était en 1859, peu de mois, peu de semaines peut-être avant la mort du serviteur de Dieu. De pénibles obsessions tourmentaient la pauvre Sœur. Elle qui autrefois montrait un si véhément désir de faire ses premiers vœux, voyait à présent avec terreur approcher la date de leur renouvellement ; elle se croyait une grande pécheresse et, au terme de sa vie, elle apercevait l'enfer !

Ce jour-là, elle arriva dans l'église d'Ars juste pour assister au catéchisme de onze heures. Le catéchisme fini, M. Vianney fit signe de loin à la Sœur Marie de se rendre auprès du confessionnal, qui se trouve aujourd'hui encore dans la chapelle des Saints-Anges. Le saint vint s'y asseoir.

« Mon enfant, interrogea-t-il, votre âme est donc toujours en danger ?

— O mon Père, promettez de prier pour moi jusqu'à mon entrée au ciel.

— O mon enfant, quelle grande chose vous me demandez là !

— Promettez-moi, je vous en supplie, mon Père. »

A ces paroles, le Curé d'Ars joignit les mains et leva les yeux aux ciel.

« Eh bien, je vous le promets, répondit-il.

— Mais, mon Père, que deviendrais-je si je vous perdais ?

— Pour cela, ma petite, ne vous tourmentez pas. Le bon Dieu vous enverrait quelqu'un. »

 

Sœur Marie de Jésus, revenue au chevet de ses malades, allait être tourmentée par des tentations pendant deux années consécutives. Hélas ! le Curé d'Ars n'était plus là pour l'aider de ses encouragements paternels. Or, un jour de 1861, dans la chapelle des Carmélites de Lyon, la religieuse eut l'avantage d'entendre prêcher le R. P. Hermann, l'apôtre de l'Adoration nocturne.

Le saint carme, après son sermon, entra au confessionnal où des pénitents l'attendaient. Sans trop savoir pourquoi, Sœur Marie de Jésus se joignit à eux. Elle commença de faire au P. Hermann le récit de ses épreuves intimes... Quelques jours plus tard, dans une nouvelle confession, elle complétait les douloureuses confidences.

Les voeux de la Sœur étaient annuels, et l'inspiration lui était venue, pour couper court aux hésitations, aux tentations de recul qui la torturaient chaque année avant la cérémonie du renouvellement, de vouer la chasteté perpétuelle. Elle s'en ouvrit timidement au P. Hermann.

« Ce voeu, affirma le religieux, il faut le faire, et tout de suite. Vous allez assister à ma messe. Avant de vous communier, je tiendrai un instant la sainte hostie devant vous, et vous prononcerez votre voeu à voix basse. »

Ainsi fut fait. Au retour de cette messe dont elle garda jusqu'à la mort un souvenir attendri, Sœur Marie de Jésus se sentait des ailes. Une allégresse, qui ne quitta jamais entièrement son âme, la transportait. Elle eut, ce matin-là, la conviction que son voeu la protégerait désormais contre les assauts du Malin.

Elle remercia avec effusion le saint Curé d'Ars, qui, depuis deux ans déjà, « vivait de ses rentes » en paradis, d'avoir tenu sa promesse : pour rendre à un cœur angoissé sa paix virginale, il avait prié Dieu de lui envoyer quelqu'un. (1)

 

 

(1) Annales d'Ars, mai et juin 1906