IV

 

« Il s’est mis à rire »

 

« Qu'est-ce que le saint Curé t'a dit ?

— A moi ? Eh bien, oui, d'entrer chez les Soeurs de Saint-Joseph, comme j'en avais déjà la pensée ; mais pas chez celles de Lyon.., chez celles de Bourg. (1)

— Que vas-tu faire ?

— Suivre son conseil.

— Oh ! je t'en prie, ne nous séparons pas. Viens à la maison-mère de Lyon avec moi.

— Tu es donc toujours décidée d'aller à Lyon ?

— Toujours.

— Le Curé d'Ars t'y a engagée ?

— Non. Au contraire.

— A ta place, ma chère, je lui obéirais. Mais que t'a-t-il dit au juste ?

— Il m'a dit et répété : « N'entrez pas... n'entrez pas !... Vous soignerez votre mère ».... Et puis...

— Et puis ?

— Il s'est mis à rire, je ne sais pas pourquoi. Enfin il m'a dit : « Vous ferez du bien ». Et il m'a congédiée».

 

Ce dialogue s'échangeait sur la route du retour entre deux jeunes pénitentes de M. Vianney. Il se prolongea encore, on n'en saurait douter. Toutefois nos aspirantes à la vie religieuse demeurèrent sur leurs positions respectives : quelques jours plus tard, l'une était reçue comme postulante à la maison-mère de Saint-Joseph de Lyon, l'autre à la maison-mère de Saint-Joseph de Bourg.

Cette dernière devait suivre tout uniment son chemin ; pour l'autre il n'en fut pas de même.

Tout alla d'abord à merveille : l'intelligence, le sens pratique de la prétendante lyonnaise lui gagnèrent estime et sympathie ; si bien que, peu de mois après sa prise d'habit, le vénérable Conseil l'envoya dans une récente fondation du Languedoc, où elle serait précieuse.

C'était le temps des voyages en diligence. La grosse voiture stationnait sur le quai de l'Hôpital. Plusieurs religieuses firent escorte à la « petite perle ». Désolation ! La jeune soeur, en montant sur le marchepied, se déboîta la cheville. Il fallut la rapporter à la maison-mère.

 

Des jours, des semaines passèrent. Au lieu de la guérison espérée, de grandes douleurs toujours et des complications à n'en plus finir. Un jour, le docteur, l'air soucieux, fit appeler la Mère Supérieure.

« Cette religieuse a-t-elle prononcé ses vœux ? demanda-t-il.

— Non, monsieur le Docteur, elle est encore novice.

— Dans ce cas, ma Révérende Mère, veuillez la rendre à sa famille... Il se forme une tumeur blanche ; c'est incurable... Cette jeune Sœur ne serait qu'une charge pour vous. »

Avec d'immenses regrets, on dut rendre cette enfant à sa mère, qui habitait la campagne.

 

Sous le toit maternel, la joie, d'abord disparue, revint très vite. Un mieux sensible se produisit dans la jambe blessée, puis ce fut la guérison complète. Hélas ! La joie fut de courte durée. Un matin, la jeune fille trouvait sa mère étendue sans connaissance sur le parquet de sa chambre. Et ce fut au chevet d'une paralytique que se réalisa la seconde partie de la prédiction d'Ars : vous soignerez votre mère. Cela dura deux ans, au bout desquels la pauvre femme mourut, emportée par une nouvelle attaque.

 

Les mois passant, les années s'écoulant, l'orpheline se mariait, était heureuse en ménage, voyait quatre beaux enfants grandir à son foyer... Et voilà pourquoi sans doute le bon saint Curé jadis s'était mis à rire. Au-delà des rêves irréalisés d'une vie religieuse que Dieu ne voulait pas, son serviteur avait, par une intuition prophétique, aperçu sa jeune pénitente à sa vraie place. Et il n'avait pu s'empêcher de voir là un amusant contraste !

 

Il annonçait encore : vous ferez du bien. Or, dans la petite ville qu'elle habitait, l'ancienne postulante de Saint-Joseph de Lyon, adonnée à toutes les bonnes oeuvres, fut une femme profondément bienfaisante. Il est possible que cette perspective ait aussi provoqué la gaieté chez notre aimable saint. Sa pénitente semblait ne vouloir et ne pouvoir opérer quelque bien que dans la communauté de son choix ; et lui, il savait déjà quelle serait son heureuse action au milieu du monde.

Cette dame resta en relation avec son ancienne compagne de pèlerinage. La religieuse de Saint-Joseph de Bourg avait gardé son voile. Et c'est elle précisément qui, revenue dans Ars vers l'âge de soixante ans, le 4 août 1904, donna tous ces intéressants détails au clergé de la paroisse. Seulement, elle insista pour que ne fussent pas divulgués, au cas où l'on publierait son récit, les noms des lieux et des personnes.

 

 

(1) Bien que de même vocable, les Soeurs de Saint-Joseph de Bourg et celles de Lyon forment deux congrégations distinctes. Les premières s'occupent principalement des écoles, les secondes se consacrent aux œuvres de charité corporelles.