VIII

 

« Quatre âmes au lieu d'une »

 

L'aimable commentaire de Pie X ajoute un trait suffisamment piquant à cette histoire pour qu'elle soit sauvée de l'oubli.

Le saint pontife, recevant en audience privée le R. P. Pupey-Girard, de la Compagnie de Jésus, lui parla de sa dévotion envers le Curé d'Ars, dont la statuette ornait son bureau de travail.

« Et moi aussi, reprit le religieux, je l'aime beaucoup et je lui dois reconnaissance.

— Pourquoi donc ? questionna le pape.

— Parce que, Très Saint-Père, sans le Curé d'Ars il y a grande probabilité que je ne serais pas ici. »

Et Pie X, tout oreilles, écouta cette histoire :

 

Mlle Léonie Girard habitait Cerdon, dans l'Ain. Fort pieuse, elle se plaisait à visiter la chapelle de Notre-Dame de Préau, où l'on se rend en pèlerinage. C'est qu'elle désirait avoir le dernier mot sur sa vocation. Elle était allée plusieurs fois à Ars sans résultat bien appréciable, il faut le dire. Elle se confessait à M. Morand, aumônier de la Visitation de Bourg, et elle se sentait grand attrait pour cette communauté. Aussi avait-elle refusé jusque-là tous les partis qui s'étaient présentés. Sa mère, de son côté, restait sur ses positions, décidée à ne point fermer la porte aux prétendants. Enfin, après une scène qui fut pour elle sans grand charme :

« Ma mère, déclara la jeune fille, je ferai ce que me dira le Curé d'Ars.

— Eh bien, ma fille, va le trouver ! »

Melle Léonie se mit en route.

 

Elle put se confesser à M. Vianney, qui lui dit pour finir : « Mariez-vous ! ».

À ce conseil, ou plutôt à cet ordre, la pauvre pénitente se mit à pleurer.

« Mariez-vous ! réitéra le Curé d'Ars.

— Soit, mon Père, je vous obéirai. Mais vous voudrez bien m'écrire cela au bas de cette lettre. »

M. Vianney y consentit, et, déposant le papier sur sa vieille crédence, il y traça ces mots de sa grande écriture tremblée : Mariez-vous avec le parti qu'on vous propose.

Cela s'était passé en 1858. Le mariage eut lieu vers la mi-juillet de 1859. Le mari, jeune homme à l'âme très droite, très généreuse, était malheureusement peu pratiquant ; sa femme le convertit. De cette union naquirent deux enfants : une fille qui, devenue religieuse, se vit élevée à la charge de Supérieure générale des Oblates de Saint-François-de-Sales ; un fils, l'heureux bénéficiaire de l'audience pontificale... Et le père étant mort, la mère s'était faite religieuse dans la même congrégation que sa fille !...

 

La conclusion de l'histoire ? Ce fut Pie X qui la donna.

« Le Curé d'Ars, dit Sa Sainteté en riant de bon cœur, le Curé d'Ars était un malin : il y a eu ainsi quatre âmes données à Dieu au lieu d'une. » (1)

 

 

(1) « Ce récit, certifie Mgr Convert qui en a recueilli le détail, m'a été fait le 22 août 1929, dans la sacristie d'Ars par le R. P. Pupey-Girard lui-même. »