V

 

La confiance du Père Chevrier

 

Le 16 mars 1873, le saint homme de Tours, M. Dupont, mandait à son ami M. d'Avrainville :

« Une bonne personne m'écrivant d'Ars me donne le détail d'une œuvre qui consiste à ramasser, à Lyon, toutes sortes de gens qui n'ont point fait leur première communion. Me trouvant avoir aujourd'hui quelques minutes à moi, je vais vous donner copie du passage suivant de sa lettre :

« Il s'agit du Père Chevrier, me dit-elle, un fils bien-aimé du Curé d'Ars, qui chaque jour nourrit à Lyon dans son établissement pour les enfants qui n'ont pas fait leur première communion plus de cent cinquante personnes, sans avoir le sou du lendemain. C'est une suite de miracles de la Providence... L'autre jour, j'ai vu dans les rangs un homme de quarante ans... »

 

Le vénérable Antoine Chevrier, fondateur, à Lyon, de l'œuvre du Prado, fut bien en effet un des fils spirituels préférés de saint Jean-Marie Vianney.

En 1856, l'abbé Chevrier était depuis six ans vicaire à Saint-André, dans un quartier où vraiment tout restait à faire, lorsque, le jour de Noël, méditant devant la crèche, il résolut de partager, dans le service des pauvres, les humiliations et le dénuement de l'Enfant-Dieu. Peu après, il fit un pèlerinage auprès de M. Vianney et lui confia ses impérieux désirs :

« J'ai, dit-il, constamment présentes à la mémoire ces paroles de l'Évangile : Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez, donnez-en le prix aux pauvres, puis venez et suivez-moi. Il me semble que Dieu m'appelle à cette vie de pauvreté et de perfection ; et cependant je ne voudrais pas renoncer au ministère paroissial ; sans cela, je n'hésiterais point à entrer dans un ordre religieux. »

Le saint Curé vit clair dans cette âme transparente, si généreuse et si belle.

« De telles inspirations viennent du ciel, répondit-il en substance. Vous rencontrerez de nombreuses difficultés, mais, si vous persévérez, vous ferez une abondante moisson d'âmes. »

Dans le courant de la même année, une personne de Lyon étant allée soumettre à M. Vianney plusieurs difficultés :

« Vous habitez Lyon ? interrogea le serviteur de Dieu. Alors pourquoi venez-vous de si loin ?... Vous avez un saint près de vous.

— Ah ! monsieur le Curé, reprit la visiteuse, de grâce, indiquez-le-moi.

— Il s'appelle l'abbé Chevrier.

— Chevrier ? Ce nom m'est inconnu.

— C'est qu'il est jeune encore. Mais la sagesse et la vertu chez lui ont devancé les années... Si vous vous confiez à lui, il vous mènera dans le bon chemin.

— Monsieur le Curé, je ne demande pas mieux ; mais encore une fois, où le trouverai-je ?

— Allez à Saint-André de la Guillotière ; il est vicaire de cette paroisse. Bientôt il la quittera ; il demeurera derrière la chapelle des Martyrs. Il a des projets pour l'exécution desquels vous pouvez l'aider. Allez, et dites-lui que c'est moi qui vous envoie. »

A d'autres personnes de Lyon le saint d'Ars donna semblable conseil. (1)

 

Parti dans la voie du renoncement, l'abbé Chevrier ne s'arrêta plus. Sur les conseils du Curé d'Ars, il quittait Saint-André de la Guillotière pour devenir l'aumônier de la Cité de l'Enfant-Jésus, une œuvre originale destinée au logement des nécessiteux et à l'instruction chrétienne des enfants pauvres. Alors ce fut pour l'abbé Chevrier, qui s'était fait pauvre avec les pauvres, l'acheminement vers la sainteté. M. Vianney l'avait initié aussi à la vie pénitente : le disciple était digne du maître !

Un jour, les enfants de la Cité de l'Enfant-Jésus firent, sous la conduite de leur aumônier, le pèlerinage d'Ars. Le bon Curé se montra ravi de les voir : il allait de l'un à l'autre, caressant et bénissant ces pauvres petits.

 

Cependant, toujours guidé par les lumières de son saint ami, l'abbé Chevrier s'appliquait plus spécialement à l'œuvre des premières communions, cherchant partout ceux-là, jeunes ou vieux, qui avaient laissé passer le temps sans s'approcher jamais de la sainte table... Puis son zèle rayonna sur ses confrères du sacerdoce : n'y en aurait-il point qui consentissent à mener avec lui la même vie de renoncement et de pauvreté, afin de mieux travailler à leur salut et à celui des pauvres gens ?

 

Mais pour réaliser un tel groupement il faudrait créer une œuvre nouvelle ; la Cité de l'Enfant-Jésus, due à l'initiative d'un pieux laïc, M. Rambaud, n'y pouvait suffire. Pourtant devenir fondateur à son tour ? L'humble M. Chevrier n'y consentirait jamais ! Heureusement, Ars donna son mot d'ordre : aller de l'avant, jeter les bases de cette grande œuvre qui serait la Providence du Prado.

En 1860, c'était chose faite. M. Chevrier pouvait quitter M. Rambaud – M. Rambaud, ayant reçu l'onction sacerdotale, était devenu l'aumônier de sa propre maison. Le saint Curé, il est vrai, n'était plus là pour encourager le nouveau fondateur. Mais celui-ci, à présent, travaillait avec confiance. « Le prêtre qui cherche la pauvreté, lui avait dit M. Vianney, trouve la richesse ». Sans avoir un sou en poche, celui qu'on appellerait désormais le Père Chevrier, trouvait de quoi payer chaque jour le pain de ses enfants et les dépenses de sa maison. « Toujours pauvre, et toujours de quoi suffire à tout ! » C'est que, à l'exemple de son admirable ami, il se considérait uniquement comme l'intendant de la divine Providence.

 

« Tout ce que le Curé d'Ars m'avait prédit, déclarera-t-il plus tard, m'est arrivé exactement. »

 

 

(1) Cf. chanoine Chambost, Vie nouvelle du vénérable Père Chevrier, Vitte, Lyon-Paris, pp. 80-81