XIV

 

La mort d'un père et la vocation de sa fille

 

Voici la relation qu'adressait à Ars, le 12 octobre 1919, une religieuse de la Miséricorde de Clermont, Sœur Saint-Liguori.

 

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Mon bon et excellent père, Étienne-Théodore Bergounioux, nous parlait souvent de M. Vianney. Il était médecin. Il aimait à nous raconter des traits de guérisons merveilleuses dues à l’intercession du Curé d'Ars. « Je veux aller voir le saint, nous confia-t-il un jour, et je mènerai avec moi le plus obéissant. »

Au jour dit, malgré la rigueur de la saison, malgré la neige qui tombait en abondance, il m'emmena, sans doute en ma qualité d'aînée. J'avais dix ans.

Mon cher père souffrait un peu des suites d'une chute de cheval. Mais, de l'avis de plusieurs médecins, ses confrères, rien ne pouvait faire craindre pour sa santé. En jugeait-il autrement ? Je ne sais, mais il avait paru hâter le jour du départ, qui eut lieu le 1er mars 1854.

 

Nous partîmes d'abord pour Lyon, où nous avions un bon oncle prêtre, qui voulut nous retenir deux jours. Il félicita mon père de sa détermination.

À Ars, nous nous rendîmes tout de suite à l'église. Une foule compacte la remplissait. Comment aborder le confessionnal du saint ? Nous nous mîmes à prier, puis nous nous assîmes avec la résolution de prendre patience. Peu après, nous vîmes venir à nous un prêtre dont les traits amaigris et la tenue dénotaient le saint. Mon père et moi, nous fûmes saisis comme d'un frisson.

 

M. Vianney s'avançait vers nous. Il posa sa main droite sur ma tête, et : « Voulez-vous me suivre », dit-il à mon père. Il nous conduisit au presbytère.

Pendant que mon père s'entretenait avec le Curé d'Ars, on m'avait mise dans une sorte de parloir en me disant de prier. Mais bientôt le temps me parut long : la dévotion des enfants est vite épuisée.

Enfin mon cher père, accompagné de M. Vianney, vint me rejoindre, et après un Pater, nous sortîmes.

A ce moment, M. le Curé dit à mon père qui avait l'air attristé : « Consolez-vous. Si vous n'avez pas la joie de jouir longtemps de votre petite famille, vous emporterez celle de savoir que l'enfant qui vous accompagne se consacrera à Dieu dans une communauté religieuse ».

Quand M. Vianney nous quitta, il dit encore à mon père : « Prenez votre retour par Lyon, pour éviter tout accident en cours de route ». Or mon père n'avait pas confié au Curé d'Ars son projet de ne pas revenir par Lyon. Le conseil du saint fut suivi. Quelque temps après, nous apprenions que la diligence qui aurait dû nous ramener avait été renversée et deux personnes grièvement blessées.

 

 

De retour à la maison, souvent, le soir, au coin d'un bon feu où pétillaient de grosses bûches, nous entourions notre père qui venait de visiter ses malades. Ses yeux parfois laissaient couler de grosses larmes, larmes muettes, mais qui parlaient au cœur de maman. Elle avait le pressentiment de quelque malheur ; elle aurait voulu savoir pourquoi papa pleurait. Même, elle me pressa de le questionner, mais j'avais promis de ne rien dire de la confidence que j'avais reçue. Je gardais le silence, mais, moi aussi, j'avais le cœur tout oppressé en songeant que mon cher père ne me verrait pas faire ma première communion...

 

Au mois de mai, la maladie prit tout de suite un caractère de gravité qui s'accentua rapidement ; le 5 juin 1854, trois mois seulement après notre voyage d'Ars, mon père mourait comme un saint…

Je reçus son dernier sourire et son dernier soupir.

Nous étions tous près de son lit, et dans son agonie, les yeux à demi éteints, il les portait encore de mon côté. Je me précipite sur lui, et, au milieu de mes sanglots : « Papa, lui dis-je, papa, je me ferai religieuse ! » Il semblait avoir attendu cette promesse : il sourit en même temps que coulaient ses dernières larmes, et il mourut.

 

Les prédictions du Curé d'Ars se sont donc bien toutes réalisées. Moi-même, depuis cinquante-cinq ans, je suis religieuse de la Miséricorde.