XXII

 

« Tout ira bien »

 

Les confidences suivantes proviennent d'une Visitandine qui a demandé que ne fussent indiqués ni son nom ni son monastère. Mais cette relation est absolument authentique. Elle porte d'ailleurs en elle-même tous les caractères d'une parfaite sincérité. On y trouvera de bien intéressants détails sur l'accueil, l'éloquence et la piété de saint Jean-Marie Vianney.

 

J'avais beaucoup entendu parler du Curé d'Ars, que tout le monde regardait comme un saint gratifié de surnaturelles connaissances. J'avais donc le vif désir de le voir, de lui parler d'une chose qui pour moi était de la plus grande importance (1). J'avais eu déjà la pensée de lui écrire ; quand, toujours bonne pour ceux qui se confient en elle, la Providence exauça les souhaits de mon cœur.

 

Au mois de juillet 1857, mon frère dut se rendre à Lyon pour y subir les épreuves du baccalauréat. Il fut convenu que toute la famille, père, mère, sœur, l'accompagnerait.

Ars, je le savais, n'est pas très loin de Lyon. J'exprimai donc à mes parents ma pieuse envie de parler au saint Curé. Ils accédèrent tout de suite à ma demande.

Au port de Frans, nous prîmes la diligence jusqu'au petit village, où nous arrivâmes vers midi pour le repas.

A l'hôtel, nous liâmes conversation avec un monsieur qui paraissait très bien. Il se trouva que mon père et lui faisaient partie de la conférence de Saint-Vincent-de-Paul ; les propos devinrent plus intimes.

« Ma fille, dit mon père, désire beaucoup parler à M. le Curé d'Ars.

— Ce n'est pas facile en ce moment, reprit l'interlocuteur, néanmoins je tâcherai de procurer à mademoiselle cette entrevue. Qu'elle se trouve demain, dans la matinée, auprès de la cure. A ce moment, M. le Curé sort pour se rendre à l'église ; c'est l'occasion la plus favorable. »

 

Après dîner, nous entrâmes dans la petite église d'Ars. A gauche, la foule encombrait une chapelle où nous vîmes un tableau qui représentait le Curé d'Ars guéri par le secours de sainte Philomène. Impossible de voir plus loin que l'entrée ; là stationnait une personne de haute taille qui assurait l'ordre en faisant pénétrer ou sortir un à un les pèlerins.

Pendant ce temps, M. Vianney se tenait à son confessionnal de la chapelle Saint-Jean-Baptiste. Quand il voulut se rendre â la sacristie, il y eut un remuement irrésistible de la foule. On se serrait à s'étouffer ; quelques femmes criaient leurs recommandations, d'autres appelaient : « Mon Père ! Mon Père ! ».

Lui, avec une inlassable patience, s'avançait en souriant. « Oui, mon enfant », répondait-il à gauche, à droite. Et c'était comme une apparition de la bonté.

Pour moi, il me fut impossible de m'approcher : mais je ne m'en émus guère, puisque le lendemain je devais parler au saint.

 

A l'heure indiquée, nous étions, mes parents et moi, près de la porte du presbytère. Notre bon protecteur s'y trouvait aussi.

Bientôt M. Vianney parut et fit quelques pas vers le clocher. Je m'approchai de lui et de ce seul mot : « Mon Père » je voulus lui faire comprendre toute mon angoisse et tout ce que j'attendais de lui.

Il s'arrêta pour fixer sur moi un regard qui allait jusqu'à l'âme et il me dit sur un ton d'interrogation : « Mon enfant ? ». Était-ce pour éprouver ma foi ou bien n'avait-il pas compris le mot que j'avais murmuré à son oreille ? Je répétai simplement, sans explication : « Mon Père ! ».

Avec un sourire du ciel, il me dit alors : « Mon enfant, faites une neuvaine à sainte Philomène, et tout ira bien. — Ô mon Père, merci ! » m'écriai-je avec une profonde et reconnaissante émotion.

Ces paroles furent pour moi l'huile de joie au milieu des larmes, et depuis ce jour le Laudate Dominum est sur mes lèvres et dans mon cœur. Par son regard, par sa parole, par son âme, le saint prêtre m'a fait comprendre pour toujours quel éternel bienfait nous vient de la souffrance.

 

Vers onze heures, nous assistâmes tous ensemble à ce que l'on appelait le catéchisme. Ce fut une exhortation sur le ciel. Il disait « mes enfants », bien qu'il n'y eût aucun enfant dans l'assistance. Les mots étaient articulés avec effort, la voix, d'une extrême faiblesse, paraissait venir d'un autre monde ; elle saisissait, émouvait incroyablement.

De temps en temps, une toux qui ressemblait à un cri trahissait ses souffrances, mais l'amour de Dieu et le zèle des âmes l'emportaient. Il termina par ces mots, avec un accent indéfinissable : « Le ciel ! Le ciel ! Quel bonheur ! Nous verrons Dieu !... Nous le posséderons !... ». Et des larmes coulèrent de ses yeux, noyèrent sa voix. Il descendit de chaire au milieu du silence...

 

Le soir, nous assistâmes à la prière. Il était encore dans la petite chaire de l'église. Ses regards étincelants mais doux attachés au tabernacle, de la même voix faible il égrenait les invocations toujours répétées avec le même accent d'amour : « Bénie soit la très sainte et immaculée Conception de la Bienheureuse Vierge Marie ! » et les fidèles répondaient : « À jamais ! Ainsi soit-il ! »

 

 

(1) Sa vocation de Visitandine et l'opposition que sans doute on y mettait.