II

 

Une vocation préservée

 

Quel bonheur ç'allait être pour Sœur Madeleine et pour Sœur Rose de passer, en cet été de 1846, quelques heures dans le village d'Ars ! Sœur Madeleine, la plus jeune, en jubilait. Quoi de plus doux aussi, et de meilleur ? Sœur Madeleine et Sœur Rose étaient deux fois sœurs : sœurs par le sang, sœurs dans la vie religieuse. Les demoiselles Garnier, de Roanne, étaient entrées toutes deux aux hospices de Lyon (1). Pour se détendre et changer d'air, leurs supérieures, en les envoyant, selon l'usage prendre des vacances dans leur famille, leur avaient permis de faire un coude jusqu'à Ars.

Elles se confessèrent au saint Curé. Celui-ci se montra tout paternel pour Sœur Madeleine, à qui il prêcha le dédain des choses passagères, la beauté du sacrifice, l'amour de Dieu. Il ne se montra pas moins bon envers Sœur Rose, qui lui disait sa joie de pouvoir ramener un peu parmi les siens sa petite Sœur Madeleine à présent bien affermie dans sa sainte vocation.

« Ô mon enfant, repartit le serviteur de Dieu, n'emmenez pas votre sœur avec vous. Laissez-la ici, et, en retournant à Lyon, vous viendrez la reprendre. Si elle vous accompagne dans votre famille, elle y restera. Elle n'est pas assez forte encore pour résister aux sollicitations qui lui seront faites. »

 

Sœur Rose crut M. Vianney sur parole. Aussi engagea-t-elle fortement Sœur Madeleine à passer ses vacances... dans le village d'Ars ; sans lui dire toutefois le motif vrai d'un si singulier conseil. Or Sœur Madeleine fut plus conciliante que son aînée ne s'y attendait.

Oh ! en somme, répliqua la jeune religieuse après une minute de réflexion, le sacrifice n'est pas si grand que cela car entendre M. le Curé d'Ars parler de l'amour de Dieu, c'est tout mon bonheur... Ars est pour moi, je t'assure, un coin de paradis.

— Eh bien, ma petite, demeures-y en paix. Je m'arrangerai comme je pourrai avec nos parents. Je te prendrai à mon retour. »

Les deux sœurs s'embrassèrent et se séparèrent sans larmes.

 

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La belle saison de l'année suivante ramena la période de repos.

« Cette fois, déclara Sœur Madeleine à Sœur Rose, nous irons ensemble à Roanne.

— Je ne sais si je dois t'emmener.

— Encore !... Mais pourquoi ?...

— Eh bien, écoute. »

Et Sœur Rose révéla à Sœur Madeleine le conseil reçu l'année d'auparavant des lèvres mêmes du Curé d'Ars.

« Pourquoi te disait-il cela, interrogea de nouveau Sœur Madeleine.

— Oh ! expliqua Sœur Rose, j'ai été bien grondée à Roanne de t'avoir laissée à Ars... Imagine-toi que nos parents avaient fait à ton sujet une combinaison. Ma pauvre petite, tout était prêt là-bas... pour tes fiançailles. On espérait te voir abandonner ta vocation, ton costume religieux. Il y aurait eu grande fête à la maison... Dis, petite sœur, aurais-tu échappé à ce piège ? »

Sœur Madeleine baissa la tête, rougit un peu, puis relevant son front d'un air de saint défi :

« Maintenant, quoi qu'on me dise, je ne céderai pas. Je veux être toute à Dieu, rien qu'à Lui ! »

La maison paternelle s'ouvrit cette année-là pour les deux religieuses. De mariage, pendant leur séjour à Roanne, pas une fois il n'en fut soufflé mot.

Mais l'année d'avant, c'eût été autre chose. Le Curé d'Ars avait sauvé une vocation en péril(2)

 

 

(1) La Charité de Lyon, institution plus que millénaire qui remonterait à Childebert (vers l'an 550), est une sorte de communauté libre, sans supérieure générale, mais dépendant uniquement de l'administration. Les Sœurs ainsi groupées ont toutefois un règlement spirituel que fait observer un aumônier auquel est donné le nom de Père et qui, au religieux, fait fonction de supérieur. Pas de vœux émis extérieurement.

Ces admirables Servantes des pauvres et des malades sont divisées en trois catégories : novices, prétendantes, sœurs croisées. Les novices n'ont pas de costume spécial ; les prétendantes reçoivent un très humble traitement annuel ; après un certain stage, une prétendante peut demander à devenir sœur croisée. Admise à ce titre, elle reçoit une croix. Le jour de la prise de croix, les Sœurs signent un contrat avec l'administration, et celle-ci s'engage à les garder jusqu'à la fin de leur vie.

La Sœur hospitalière a chaque année dix-sept jours de vacances qu'elle peut passer dans sa famille. Après sa mort, cinquante messes basses sont célébrées pour le salut de son âme.

Chaque Sœur peut recevoir, s'ils sont malades, son père, sa mère, ses frères ou sœurs, qui sont soignés gratuitement à l'hôpital. Elle peut encore se rendre dans sa famille lorsque ses parents sont malades. On lui accorde alors huit jours de congé, et elle peut faire renouveler cette permission.

Le costume est une robe noire, une cornette en forme de hennin, un mouchoir de cou, un bandeau, un chapelet, un anneau et une croix.

Ces détails, en plus de leur intérêt propre, seront utiles pour la compréhension de certains faits ayant trait à des Sœurs de la Charité de Lyon.

 

(2) Annales d'Ars, avril 1906