V
Mlle Durand chez les Petites Surs des Pauvres
Mlle Ernestine Durand n'avait pas de plus cher désir que de vouer ses dix-huit printemps au service des pauvres de Jésus-Christ. Elle voulait être leur « petite sur » ; mais elle était fille de négociants du Lyonnais passablement attachés aux choses de ce bas monde, et il y avait peu de chance qu'Ernestine obtînt sans lutte le consentement nécessaire.
Une sienne cousine vint à son aide en des circonstances si épineuses. « À ta place, dit cette bonne personne, j'irais trouver le Curé d'Ars. ». On était à la belle saison. La parente proposa d'emmener Ernestine passer quelques jours avec elle à la campagne. M. et Mme Durand n'en conçurent aucun soupçon, acquiescèrent volontiers, et l'on se sépara gaiement de part et d'autre.
Arrivée à l'église d'Ars, Ernestine, pour gagner du temps, essaya de se faufiler parmi la foule. M. Vianney passait alors de la sacristie à la chapelle de saint Jean-Baptiste. « Vous, ma petite, dit-il en s'adressant à cette pénitente trop pressée, vous avez le temps. Attendez votre tour. »
Enfin, Mlle Durand put s'ouvrir de son intention bien arrêtée d'entrer chez les Petites-Surs des Pauvres.
« Oui, mon enfant, vous serez Petite-Sur des Pauvres... Oui, oui, vous le serez...
Ah ! Merci, mon Père
Mais, mon enfant, une fois dans la communauté, il vous faudra en ressortir.
Oh ! Alors, mon Père, j'aime mieux ne pas y entrer !
Si, si, allez-y, allez-y ! Trois jours après votre sortie, votre mère elle-même vous y ramènera.
Malgré la perspective peu riante de faire d'abord une « fausse entrée », suivie heureusement d'une « fausse sortie », Ernestine fit de telles instances auprès de ses parents qu'elle obtint la permission de commencer son postulat chez les Petites-Surs de Lyon. Bien accueillie, elle s'adonna avec docilité et courage aux exercices de la vie religieuse.
Tout à coup ce fut la tempête. La famille voulait reprendre une enfant accordée déjà avec tant de peine ; on se mit à harceler la supérieure : n'avait-elle pas, pour l'attirer si jeune, fait pression sur Ernestine ? En tout cas, le consentement donné par les parents à contrecur en était-il un ? On le retirait d'ailleurs ; et puisque la jeune fille n'avait pas encore sa majorité, eh bien ! si elle ne revenait pas de bon gré à la maison, on saurait bien l'y faire rentrer malgré elle...
Comme Ernestine ne reparaissait pas au foyer, son frère se présenta chez les Petites-Surs en compagnie d'un agent de la force publique !
Il fallut bien céder. Toutefois la supérieure laissa aller la postulante en lui déclarant que la communauté lui serait toujours ouverte parce qu'on reconnaissait en elle des marques sérieuses de vocation.
Ce fut du reste sans désespoir que la postulante s'éloigna : elle se souvenait de la prédiction du Curé d'Ars.
Pourtant l'épreuve était rude, et elle en souffrit plus qu'elle ne l'eût pensé d'abord. « Ah ! disait-elle de longues années après, quel voyage de la communauté à la maison paternelle ! Entre mon frère et le commissaire, j'avais l'air d'une condamnée. »
Dès l'arrivée au logis, les écluses s'ouvrirent : Ernestine pleurait, pleurait... Les paroles câlines, puis les reproches de sa mère ne servirent qu'à augmenter son chagrin. Un festin l'attendait pour lui faire oublier la soupe du couvent ; Ernestine pleurait encore devant la succulente assiette. La nuit suivante se passa dans les gémissements et dans les larmes. Et il en fut de même le lendemain, de même le surlendemain.
« Oh ! dit ce jour-là Mme Durand à sa fille, je n'entends pas causer ta mort... Je voulais ton bien... Mais puisque... Allons, je vais te rendre à tes chères compagnes. »
Et Mme Durand, comme le Curé d'Ars l'avait annoncé, ramena elle-même Ernestine chez les Petites-Surs, trois jours après sa sortie.
Ernestine, devenue Sur Marie de Saint-Célestin, persévéra heureusement dans sa vocation. Comme l'écrivait le vénérable aumônier qui l'a bien connue et qui lui administra les derniers sacrements, « elle a fourni une longue carrière dans la Congrégation et, le 20 novembre 1903, elle est morte avec le calme et le sourire habituels des Petites-Surs des Pauvres, dans notre maison de Poitiers ».