XII
« Et dépêchez-vous !... »
Par le décès du dernier de ses parents, survenu en 1854, une jeune personne des environs de Montpellier se trouvait maîtresse d'une fortune considérable, maîtresse aussi de son avenir... Elle se sentait inclinée vers la vie religieuse, mais, détachée et prudente, elle eût voulu, avant d'entrer au couvent, disposer de ses grands biens.
Dans ces dispositions, elle se rendit à Avignon où elle ferait une retraite chez les Dames du Sacré-Cur. Elle y reçut les directions d'un pieux jésuite, le R. P. Pascalin, dont les réponses toutefois ne lui parurent pas assez catégoriques ; si bien que d'Avignon elle partit pour Ars.
C'était la première fois qu'elle y allait ; elle n'y connaissait personne ; personne ne l'y connaissait. Arrivée dans la soirée, elle se rendit immédiatement à l'église. Elle put se glisser jusque dans la chapelle de sainte Philomène.
M. Vianney était alors à son confessionnal, et la voyageuse inconnue songeait qu'il était là tout près, dans la chapelle de saint Jean-Baptiste, séparée seulement par un mur de celle de sainte Philomène. Pourtant quand pourrait-elle aborder l'homme de Dieu ? N'importe ! Elle patienterait.
M. Vianney quitta son confessionnal vers huit heures, récita en chaire la prière du soir et, sans être passé devant la chapelle de sainte Philomène tout obscure en son renfoncement, il sortit de l'église par le vestibule. Il n'avait donc pu apercevoir l'étrangère. A la fermeture des portes, elle supplia qu'on voulût bien la laisser dans son petit coin. On l'y laissa.
Le lendemain, de très bonne heure, les portes se rouvrirent. M. Vianney revint à l'église par le vestibule, dit à haute voix cinq Pater et cinq Ave, à genoux devant le maître-autel, puis, au lieu de se rendre directement à son confessionnal, comme il en avait l'habitude, il se dirigea vers la chapelle de sainte Philomène où certainement personne ne lui avait été signalé.
Et, dans l'obscurité encore profonde, il se rendit tout droit à l'inconnue qui priait. « Mademoiselle, lui dit-il, vous êtes pressée. Venez, je vous ferai passer la première. »
Toute surprise, elle le suivit à son confessionnal. Au milieu de ses explications :
« Cela suffit, mon enfant, dit l'homme de Dieu, je connais votre affaire. Disposez votre fortune de telle et telle manière ; faites telle et telle bonne uvre. Et dépêchez-vous, car vous n'avez pas de temps à perdre. »
Il était entré dans les particularités les plus exactes, les plus minutieuses qui supposaient chez lui une connaissance parfaite de la situation et de la fortune de cette inconnue.
Dans la matinée, elle repartit pour Avignon, où, dès son retour, elle revit le P. Pascalin.
« Comment, mon Père, lui demanda-t-elle, avez-vous fait pour informer aussi rapidement le Curé d'Ars de ma venue, de mes désirs et de l'état de mes affaires ? Votre lettre lui était donc arrivée avant moi ?
Mais, ma chère enfant, je n'y comprends rien. Je n'ai pas eu le temps matériel de prévenir M. Vianney. D'ailleurs n'étais-je pas lié moi-même par un secret inviolable ? »
Directeur et pénitente demeurèrent convaincus que le serviteur de Dieu n'avait pu être si bien informé que d'une façon surnaturelle.
Revenue au pays natal, la riche héritière s'empressa de régler toutes choses selon les lumières de M. Vianney, puis elle regagna Avignon pour s'y faire religieuse.
Or elle était à peine dans cette ville qu'un matin, au sortir d'une messe où elle avait communié, elle fut atteinte du choléra. Elle mourut le jour même. « Dépêchez-vous, avait conseillé le saint, vous n'avez pas de temps à perdre ! »
Qu'elle avait bien fait de l'écouter ! (1)
(1) « Cette relation fut écrite, sur la demande de Mme la comtesse des Garets d'Ars, par le R. P. Pascalin, de la Compagnie de Jésus, directeur de Mlle N... à Avignon. Il la certifie en tout conforme à la vérité. » (Documents BALL, N° 66)