XVI
Les quatre-vingt-onze ans du frère Néopolin
Quel était son nom de famille, à ce vieux Frère Néopolin et de quel pays venait-il ? Il paraissait lui-même ne plus se le rappeler. Il avait bien autre chose à penser en cette maison de retraite où s'achevait sa longue et féconde carrière. Il passait des heures à rouler dans ses doigts les grains de son chapelet. Mais toujours un souvenir, bien ancien pourtant, rayonnait dans sa mémoire.
Né à Cormoranche-sur-Saône, dans l'Ain, le 23 septembre 1825, Paul Beaudet, dit Bourneuf, s'était mis, comme son père et tous ses aïeux peut-être, à travailler la terre. Sa jeunesse fut pieuse et pure. Et tandis qu'il retournait la glèbe, il songeait à la bonté de Dieu qui fait croître le blé pour la nourriture de l'homme et qui a donné aux oiseaux une voix si ravissante. Parfois lui-même il chantait des cantiques. Cependant, à certaines heures, l'idée lui venait qu'il pourrait réaliser une uvre plus utile que de cultiver le froment et la vigne. Faire du bien, ruminait-il, je voudrais faire du bien ! Mais comment ? Il avait dépassé sa vingt-cinquième année. Et il n'ignorait pas que l'instruction est bien utile, nécessaire même le plus souvent, à qui veut faire du bien.
Ce paysan ne fait-il pas souvenir de cet autre qui, vers 1805, nourrissait des pensées toutes semblables parmi les collines du Lyonnais ? Dans les champs de Dardilly, Jean-Marie Vianney, tout en priant, en chantant et en remuant la terre, pensait à consacrer son existence au service de Dieu. En 1851, Jean-Marie Vianney était prêtre depuis bientôt quarante ans, et c'est lui qu'un jour de cette année-là un jeune homme de Cormoranche vint trouver dans son église d'Ars.
Le pénitent hésitait sur le choix d'un état de vie. Le saint Curé lui déclara sans hésitation aucune :
« Il faut entrer chez les Frères des Écoles chrétiennes. Vous y deviendrez vieux ».
L'année suivante, Paul Bourneuf se présentait au noviciat. Là, non seulement on le forma à toutes les vertus du bon religieux ; on lui fit encore reprendre ses études. Il ne lui restait que peu de notions de ses lointaines années d'écoles. Or le Frère Néopolin devint et fut, tout le temps qu'il professa, un excellent instituteur.
Il enseigna d'abord pendant dix ans à Lyon. Puis ses supérieurs le mirent successivement à la tête des écoles de Moras (Drôme), de Saint-Genest-Lerpt (Loire) et enfin de Davézieux (Ardèche) où il laissa la réputation d'un saint religieux et d'un parfait éducateur.
Il termina ses jours à la maison de retraite de Caluire. Comme le lui avait annoncé le saint Curé d'Ars, pour lequel il eut toujours une particulière dévotion, il devint vieux. Il mourut le 17 décembre 1916 à l'âge de quatre-vingt-onze ans, dans la soixante-cinquième année de sa vie religieuse.