II

Le chant des anges

 

Du temps où Mlle Catherine Lassagne était directrice de la Providence d'Ars – donc entre 1825 et 1848 – elle vit un matin le saint Curé entrer en coup de vent dans l'orphelinat. Il avait le visage tout enflammé.

« Quelle grâce... Quel bonheur... Quelle chose extraordinaire ! s'écria-t-il.

— Mais où donc ? » interrogea, après un instant, la bonne Catherine d'abord toute saisie.

Il ne put que répondre : « À l'église... À l'église !... »

Il y venait d'avoir une extase sans doute. Il avait assisté peut-être à cette « procession de saints » dont il parla un jour au confessionnal.

Cela, et l'étrange histoire qui va suivre, explique un peu comment le Curé d'Ars opéra ce miracle de « tenir » pendant quarante mortelles années, tout en gardant sa paix et même sa joie.

 

Vers 1858, deux jeunes gens de Belmont (Loire) firent ensemble le pèlerinage d'Ars. L'un s'appelait Alphonse Fillion, né le 1er mai 1837, l'autre, Félix Christophe, né le 18 juillet 1842. Bons chrétiens tous les deux, ils désiraient que le saint Curé les éclairât sur leur avenir.

Ils passèrent le jour de leur arrivée en grande partie dans l'église ; mais ils en sortirent sans pouvoir se confesser. M. Vianney s'efforçait bien de ne pas remettre les hommes au lendemain, sachant par expérience qu'ils se découragent d'attendre plus vite que les femmes ; mais vraiment ce jour-là, il lui avait été impossible de les recevoir tous.

Alphonse Fillion et son ami prirent donc gîte dans l'hôtellerie de Notre-Dame-des-Grâces, toute proche de l'église et du presbytère (1).

 

Avant de goûter un repos bien gagné, ils s'agenouillèrent pour leur prière du soir. Soudain, Félix Christophe s'arrêta de prier.

« Qu'y a-t-il ? interrogea son compagnon.

— Alphonse, n'entends-tu pas ces beaux chants qui viennent du toit de l'église ?

— Tu rêves, mon ami.

— Alors, Alphonse, tu n'entends rien ?... »

Et ce disant, Félix allait ouvrir toute grande la fenêtre. Alphonse se pencha, scrutant, en vain l'ombre de la nuit, où l'on devinait, sous les étoiles, le toit menu, le clocher carré de l'église, et les humbles tombes du cimetière entourant les murailles.

« J'entends, précisa Félix Christophe, une multitude de voix qui chantent le Gloria in excelsis... Que c'est beau, que c'est beau !... »

Pas un instant, Alphonse Fillion ne mit en doute les paroles de son ami. Mais comme il tendait l'oreille et continuait de ne rien entendre, il dit avec un accent de tristesse profonde : « Si je n'entends pas ces chants comme toi, c'est peut-être que je ne suis pas suis pas en état de grâce. »

Il se remit en prière, récita avec grande piété son acte de contrition ; malgré cela, ses oreilles demeurèrent closes. D'ailleurs, le mystérieux concert cessa ; les deux pèlerins, avec des pensées bien différentes, s'endormirent.

 

Bien court fut leur sommeil. Ils avaient hâte de revenir à l'église, où ils reparurent avec l'aurore.

M. Vianney était entré au confessionnal vers une heure, dans la nuit. Jusqu'à sa messe, il avait coutume de ne confesser que les femmes. Vers 8 heures, il irait au confessionnal placé derrière le maître-autel pour entendre les hommes. C'est là que l'avaient précédé Alphonse et Félix.

Ce fut, celui-ci qui s'agenouilla d'abord à ses pieds. Dès qu'il eut ouvert la grille, le saint commença :

« Eh bien, mon enfant, vous avez été bien content la nuit dernière. Vous avez entendu les anges... Et votre camarade, lui, était bien triste... Vous, vous ne vous marierez pas, par vocation et pour faire plus de bien. C'est pour cela que le bon Dieu vous marque une préférence... Votre camarade est destiné au mariage ; mais, malgré tout, il est bien agréable au bon Dieu... Et savez-vous pourquoi les anges chantaient ? C'est qu'à ce moment-là, se convertissait le plus grand pécheur de la terre. »

Lorsque Alphonse Fillion se présenta, le saint Curé lui dit de même, à brûle-pourpoint :

« Eh bien, mon enfant, vous voilà triste, parce que, cette nuit, vous n'avez pas entendu le chant des anges. Pourtant ne vous désolez pas : le bon Dieu vous aime bien tout de même.

— Ah ! mon Père, je voudrais tant entrer dans un institut de Frères !...

— Non, mon enfant. Vous êtes destiné à la vie dans le mariage. Quand vous serez de retour dans votre paroisse, la première jeune fille dont il vous sera parlé, acceptez-la. Vous serez un bon chrétien. »

Le saint Curé le consola encore, l'encouragea, le conseilla avec une bonté extrême.

 

Bref, nos deux jeunes pèlerins revinrent heureux dans leur pays.

Alphonse Fillion se marierait en effet – 13 janvier 1863 – et resterait toujours un bon chrétien. Il s'éteindrait pieusement le 29 janvier 1884.

Quant à Félix Christophe, il demeura célibataire. « Il fut un saint homme, atteste la religieuse d'où proviennent les détails de ce récit. Il allait veiller les morts et prier pour eux... Il a édifié toute la paroisse. » Il l'édifia particulièrement en 1900 pendant un pèlerinage à Lourdes. Il mourut, lui aussi, en prédestiné, le 3 avril 1913, à l'âge de soixante-dix ans (2).

 

(1) Cette hôtellerie, bâtie pour recevoir les étrangers à l'époque du pèlerinage, forme actuellement la partie la plus ancienne du nouveau presbytère d'Ars.

(2) Les notes de ce fait Surprenant ont été prises au parloir du presbytère d'Ars. D'ailleurs voici l'attestation dont les appuie Mgr Convert : « Ces choses m'ont été racontées par Sœur Berthelier, religieuse hospitalière à la Charité de Lyon, le 21 mai 1929. Elle les tenait de sa mère qui les lui a maintes fois redites. » Certaines précisions nous ont été fournies encore par M. l'abbé Souzy, curé-archiprêtre de Belmont.