XI

Une vente manquée

 

M. Pierre Oriol, de Pélussin, département de la Loire, avait acquis une certaine fortune dans le commerce du bois ; ce qui lui permettait de faire, chaque année à la belle saison, des séjours assez prolongés dans le village d'Ars. Il était devenu l'un des gardes du corps du saint Curé, et il pouvait ainsi l'approcher quotidiennement, soit qu'il le protégeât des empressements de la foule entre son église et son presbytère, soit qu'il l'accompagnât à la visite des malades, soit qu'il le reconduisit à sa chambre le soir. Bref, en allant et venant, il recevait de M. Vianney de courtes directions, et même, à l'occasion, il l'entretenait des choses de son commerce. Le bon saint, par condescendance, prenait intérêt à tout cela et donnait des conseils, s'il le jugeait à propos.

Un jour toutefois, M. Oriol traita d'une affaire assez courante et dont il n'eut pas même la pensée de dire un mot à son saint ami : un de ses compatriotes lui écrivait de Pélussin, au sujet dune coupe de bois pour laquelle il proposait 500 francs, payables en six mois. M. Oriol trouva le marché excellent.

Il amenait d'ordinaire avec lui dans le village d'Ars sa sœur Eugénie. Eugénie, on ne sait pourquoi, voulut, à l'insu de son frère, prendre les avis de M. Vianney. Elle put l'aborder au passage et lui conta très brièvement l'affaire.

« Qu'en pensez-vous ? dit-elle en achevant.

— Mon enfant, interrogea l'homme de Dieu, votre frère a-t-il envoyé sa lettre ?

— Non, mon Père ; elle est encore sur sa table.

— Eh bien, qu'il ne l'envoie pas et qu'il ne fasse pas ce marché. Tout serait perdu. »

 

« La vente n'eut pas lieu, continue le chanoine Ball de qui viennent ces détails. Mais le vénérable Curé, qui ne connaissait point du tout l'acheteur, avait vu juste, grâce aux lumières surnaturelles dont il était si largement doué.

En effet, ce monsieur, n'ayant pu acquérir la coupe de bois de M. Oriol, en acheta une pour la même somme et le même crédit, à un autre propriétaire ; mais, au bout de six mois, toute la fortune de l'acheteur avait disparu, et le vendeur perdit tout le prix de son bois (1). »

 

(1) Documents Ball, n° 153