XXII

Sur l'impériale

 

C'était l'un des premiers jours de juillet 1848, sur une place de Grenoble.

Une jeune fille de 17 ans, pieuse, réservée, timide, revenant d'Uriage, se disposait à prendre la diligence, qui la conduirait à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, dans sa famille. Or, arrivée bonne dernière, elle constata, à son grand désappointement, que toutes les places d'intérieur étaient prises : il y avait là surtout de jeunes abbés, car justement ce matin-là MM. les séminaristes partaient en grandes vacances. Une seule place restait libre, tout en haut, sur l'impériale, où s'entassaient, avec ce qu'on appelait dans ce temps-là un « marchand d'hommes », des jeunes gens recrutés par lui comme remplaçants militaires. Déjà à peu près gris, ils chantaient à tue-tête ; et la fleur de leur répertoire n'était pas pour enfants de Marie !

Malgré les encouragements du postillon, la jeune fille ne pouvait se décider à s'asseoir dans ce groupe sans vergogne... Mais rester à Grenoble, alors que ses parents l'attendaient le jour. Même !... Que devenir ?... Et elle fit ce que fait sans manquer, plongée en de telles perplexités, une jeune personne de 17 printemps : elle fondit en larmes.

À ce moment, l'un des séminaristes se détournait pour regarder au dehors. Il aperçut le visage en pleurs ; il comprit la raison de ce chagrin. Vite, il descendit de voiture, offrit sa place à la pudique voyageuse qui accepta en souriant parmi ses larmes, puis hardiment il grimpa sur l'impériale.

 

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Quatre ou cinq ans plus tard, cette personne, mariée, mère de famille, fit le pèlerinage d'Ars. Elle eut la faveur de s'agenouiller au confessionnal du saint.

Certainement, M. Vianney ne l'avait jamais vue, n'avait jamais entendu parler d'elle, ne la connaissait d'aucune sorte. Or, tout de suite, elle l'entendit lui dire, sans hésitation aucune :

« Ah ! Ma petite, ce séminariste qui vous a cédé sa place dans la voiture de Grenoble, vous verrez, il deviendra évêque, et il ira chez vous à Saint-Étienne. Vous le remercierez bien, car il vous a rendu un grand service en vous préservant d'un grand danger. »

Des révélations si nettes, si détaillées, si inattendues, stupéfièrent la pénitente. Quel regard avait donc le prêtre assis derrière ces planches, et qui pénétrait à la fois le passé et l'avenir ? Oui, la foule disait vrai tout à l'heure : « Le saint ! ... voici le saint ! »

Pourtant, à son retour, un doute lui vint : bien sûr, elle avait reçu à Grenoble, de ce jeune abbé, un service dont elle lui serait reconnaissante toujours. Mais qu'un jour, à Saint-Etienne-de-Saint-Geairs, elle le retrouvât sous la mitre !... Le mieux était d'attendre. On verrait bien !

 

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Environ vingt-cinq ans plus tard se réalisait la prophétie.

L'ancien séminariste, né le 3 décembre 1825, à Saint-Siméon-de-Bressieux, commune de Saint- Étienne-de-Saint-Geoirs, était devenu en 1875, évêque de Valence.

Il s'appelait Pierre-Charles-François Cotton.

Le 17 juin 1848, il avait été ordonné diacre par Mgr Philibert de Bruillard, l'illustre évêque, défenseur de la Salette. Deux semaines après, il partait en vacances... sur l'impériale, avec les bruyants conscrits ! Nommé vicaire à la cathédrale de Grenoble, l'année suivante, dès son ordination de prêtrise, curé de cette même cathédrale en 1865, dix ans après il passait, comme évêque, à la cathédrale de Valence.

Très attaché à son pays d'origine, Mgr Cotton y allait tous les ans. Il présida ainsi nombre de cérémonies et de fêtes à Saint-Siméon, sa paroisse natale, et à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, chef-lieu du doyenné.

Un jour, rassemblant ses souvenirs, celle qu'il avait tirée jadis du mauvais pas que l'on sait, retrouva sous la mitre les traits du séminariste de Grenoble. Elle s'approcha, se fit connaître, et à l'évêque, qui lui aussi se ressouvenait, elle conta la prédiction du Curé d'Ars.

Pour en parler encore, Mgr Cotton, ainsi que l'avait annoncé le saint, alla chez elle. Et ensemble, ils bénirent Dieu (1) .

 

(1) D'après les documents Ball, n° 154