VI
L'industrie du chapelet à Ambert
Toussaint 1933. Sur le village d'Ars plane la paix céleste de ce jour. Les paroissiens se sont montrés, à cette grand'messe chantée pour eux, recueillis, fervents, comme au temps du bon saint Curé. L'époque des pèlerinages s'achève. Des étrangers sont mêlés cependant à la foule des Arsiens.
L'un d'eux est venu d'Ambert, dans le Puy-de-Dôme. C'est M. Ouvry fils, qui dirige en cette petite ville de l'Auvergne une florissante fabrique de chapelets. Il a voulu, avant les vêpres, saluer le curé de céans. Mgr Convert l'accueille avec plaisir. Et naturellement le sujet va bien à un centre de pèlerinage bientôt, on parle des chapelets d'Ambert. M. Ouvry raconte, entre autres choses, que, l'an passé, il a fabriqué et expédié plus de treize mille grosses de ses chapelets.
« Des vieux logis de notre Ambert nous en avons de ces vieux logis qui datent du XVIe siècle explique M. Ouvry, sortent des étamines fort appréciées. Mais à mon sens, notre ville mériterait d'être connue comme l'un des centres les plus importants de l'industrie du chapelet...
Et c'est à ce titre que nous connaissons Ambert, rectifie Mgr Convert.
Trop aimable, Monseigneur... Et savez-vous à qui Ambert doit cette industrie peu banale ?... À votre prédécesseur, à saint Jean-Marie Vianney.
Je vous en prie, contez-moi cela, et dans le détail.
Bien volontiers. Mon grand-père paternel s'appelait Fiacre Ouvry. Il était né à Trézioux, dans le pays auvergnat. En 1843, il eut ses 12 ans, et son père lui dit : « Fiacre, mon fils, il est temps de commencer à gagner ta vie. Charge ta balle comme je l'ai fait moi-même à ton âge, et va-t-en dans nos montagnes et ailleurs vendre des aiguilles, des images religieuses, ce que tu voudras. »
Le petit colporteur partit, bien courageux, mais non sans quelques larmes.
Il était entreprenant. Il voyagea en France, en Italie, en Allemagne. Il n'avait pas d'instruction, mais il savait le principal : son catéchisme. Et il était très attaché à sa religion.
Un jour entre 1850 et 1855, il pouvait avoir alors de 20 à 25 ans Fiacre Ouvry passa par le village d'Ars.
Il se présenta au confessionnal à trois reprises. Deux fois, le saint Curé le renvoya en lui disant : « Vous avez oublié quelque chose ». Fiacre se ressouvint, et il reçut enfin l'absolution.
M. Vianney s'intéressa à ce jeune homme, et il le conseilla. « Mon ami, lui dit-il, vous avez tort de voyager ainsi et de ne vous fixer nulle part ; il y a mieux à faire que cela.
Mais, mon Père, il faut vivre. »
Alors, le saint Curé se rappela ce qu'il avait vu à La Louvesc, là-bas, dans les montagnes de l'Ardèche, quand il y alla en pèlerinage au tombeau de saint François Régis : les hommes et surtout les femmes de cette contrée font des chapelets en causant sur le pas de leurs portes ou même dans la rue. « Mon ami, ajouta-t-il, livrez-vous à ce travail dans une maison à vous.
Mais, mon Père, objecta encore le jeune pénitent, c'est un travail inconnu chez nous.
Eh bien, vous l'y ferez connaître et vous l'introduirez dans la région... Vous réussirez. Votre industrie fera la fortune du pays ; car elle s'y développera, et votre famille prospérera tant qu'elle sera fidèle aux pratiques religieuses. »
Fiacre Ouvry ne douta point de la parole du saint. Docile à des conseils si inattendus, il fonda en effet à Ambert l'industrie du chapelet, qui est demeurée depuis l'apanage presque exclusif de ses descendants. La production a tenu pendant la crise ; elle conserve à Ambert et à sa région une aisance qu'on ne connaît plus ailleurs.
Ce bienfait, Monseigneur, achevait le petit-fils de Fiacre Ouvry, n'est-ce pas, après Dieu, à son grand serviteur que nous le devons ? Je suis venu une fois de plus le remercier dans sa basilique, puis lui recommander l'âme de ce cher grand-père qui fut son protégé et celle de tous mes défunts (1). »
(1) D'après les notes prises, après cet entretien, par Mgr Convert, curé d'Ars, le 1er novembre 1933.