IV
Les deux colporteurs
C'étaient deux jeunes colporteurs du pays de Savoie, dont l'un se prénommait Jean, l'autre Isidore. Originaires tous deux du canton de Saint-Jeoire en Faucigny, ils s'étaient associés pour aller de compagnie en menant leur petit négoce. Élevés par de bons parents, ils gardaient la foi de leur enfance, et le dimanche, bien que hors de leur paroisse natale, ils n'eussent pas manqué la messe.
Seulement, nos Savoyards rêvaient de faire fortune. Et cela pouvait, de plusieurs façons, les mener loin !
Un beau jour, leur pacotille sur le dos, ils quittaient leurs belles montagnes. Ayant traversé le Rhône, ils s'engagèrent à travers les hauteurs du Bugey ; enfin, ils arrivèrent dans la région des étangs qu'on appelle la Dombe.
À cette époque, en ces campagnes privées encore de grandes routes, le passage du colporteur était un événement. On l'attendait sur le seuil des fermes. Les femmes et les jeunes filles se penchaient avec des regards d'envie sur sa boîte miroitante. Que de jolies choses ! Des colliers, des broches, des pendentifs, des médaillons, des bagues ; tout cela en doublé naturellement.
Or, tentés du Malin, Jean et son compagnon Isidore, avisant certains visages plus ingénus que les autres, eurent l'audace de présenter leur doublé comme de l'or sans alliage. Cela prit ici et là ; si bien qu'en effet, les deux fieffés menteurs amassèrent en peu de temps une petite fortune. Ils en éprouvaient bien quelque remords. Mais, songeaient-ils, personne n'est forcé d'acheter ! En attendant ils faisaient payer quarante francs ce qui n'en valait pas quatre.
* *
*
Le carême s'avançant, vint le temps des pâques. Chacune des mamans de nos jeunes colporteurs leur avait recommandé de les faire et de les bien faire. Et d'abord il fallait trouver un confesseur. En parcourant les hameaux de la Dombe, Isidore et son ami Jean avaient maintes fois entendu prononcer le nom du Curé d'Ars. De lui, tous proclamaient qu'il était un saint. Isidore et Jean résolurent de s'adresser à ce prêtre.
Ils arrivèrent dans Ars à la tombée de la nuit. Peu difficiles sur le choix du logement, ils acceptèrent dans une maison du village le coin de grenier qui leur fut offert, y dormirent à poings fermés et se levèrent de bon matin, car, ménagers de leur temps qui était de l'argent ils désiraient se confesser le plus tôt possible. Ayant donc laissé dans leur logement tout leur petit bagage, ils se présentèrent à l'église.
Du côté de la sacristie et dans le chur, autour et même en arrière du maître-autel, il y avait des hommes qui attendaient. Le saint entendait à ce moment les femmes dans le confessionnal de la chapelle Saint-Jean-Baptiste, face à la sacristie. Il ne tarderait guère à en sortir pour aller célébrer sa messe, qu'il disait, selon les cas, soit à six heures, soit à sept.
« Nous nous étions mis poliment derrière tous les autres, a conté l'un des compagnons. Nous avions bien vu, peu après, le vieux prêtre traverser l'église, sous le clocher. Mais voilà que tout à coup, nous l'apercevions entre les rangs des hommes. Il vint tout auprès de nous, nous regarda bien dans les yeux l'un et l'autre. Il semblait nous fouiller le cur.
« Vous avez raison de vouloir vous confesser, jeunes gens, nous dit-il. Mais auparavant, allez rendre aux bonnes femmes ce que vous leur avez volé le long du chemin ! »
Les deux colporteurs sortirent, médusés et confus. C'était pourtant vrai : comment auraient-ils pu faire leurs pâques avec ces larcins sur la conscience ?
Ils reprirent leurs ballots de marchandises et retrouvèrent les chemins par lesquels ils étaient venus.
De bijoux en or, il n'en était plus question. Ils vendirent à juste prix leur doublé à qui voulut bien en prendre. Puis, habilement, prétextant l'erreur sur la matière, ils parvinrent à faire le plus possible de restitutions.
Toutefois, Isidore et Jean n'osèrent pas se présenter de nouveau au saint Curé d'Ars. Ils se confessèrent et firent leurs pâques dans une des paroisses qu'ils rencontrèrent.
L'un et l'autre, revenus au pays natal, restèrent de bons chrétiens. Ils répétaient assez volontiers, sans fausse honte, les mots tombés de la bouche d'un saint, et qui les avaient convertis. On sait que Jean, pour mieux rassurer sa conscience, donna un jour 500 francs à un orphelinat du département de l'Ain (1).
(1) Nous pourrions ajouter à ce récit des précisions plus grandes : écrire en toutes lettres les noms de famille des deux colporteurs et les noms de leurs paroisses. On comprendra les motifs de notre discrétion. Le digne ecclésiastique dont nous tenons ces détails entendit plusieurs fois Jean conter son aventure devant lui alors vicaire, et son curé.