VII

Le secret d'une conversion

 

Pendant un demi-siècle, de sa vingtième à sa soixante-dixième année, M. Rolland édifia ses compatriotes de Chaneins, dans la Dombe. Seul de sa famille il était pratiquant ; il lui aurait fallu des raisons bien graves pour manquer même les vêpres du dimanche. Son esprit de foi restait cependant une énigme pour la population ; on eût voulu savoir à Chaneins pourquoi M. Rolland différait à ce point de sa parenté.

Tombé gravement malade, il pria qu'on allât chercher le maire, M. Pierre Berthelon ; il le savait lui-même bon chrétien, et ne voulait pas quitter la terre avant de lui confier son secret, car une fois ou l'autre, M. le Maire lui avait posé la question : « Mais, dites-moi, qui donc vous a ainsi aiguillé dans l'existence ? » M. Rolland s'était contenté de sourire.

 

Or, assis à son chevet, M. Berthelon l'entendit prononcer le nom du Curé d'Ars.

« J'avais vingt ans. Un jour, j'allai le voir... en curieux, doutant de tout, de lui comme de sa religion et de son sacerdoce. Il était entré à la sacristie et s'était mis à confesser les hommes. L'un d'eux sortait d'avec lui. Il parut avec son rochet, regarda du côté où j'étais, fixa sur moi son regard scrutateur, et il dit, le doigt levé vers moi, un seul mot qui me donna une secousse :

— Vous ! »

J'aurais voulu résister. Impossible. Je me levai. J'allai vers lui. Il me reçut avec bonté. « Mon ami, me dit-il, confessez-vous. » Docile comme un enfant, je m'agenouillai à ses pieds. Je n'avais fait aucune préparation. Néanmoins, je lui contai ma pauvre vie.

« C'est tout, mon Père, achevai-je.

— Mon enfant, reprit-il, vous avez caché une faute importante. »

C'était vrai. Et cette faute ne pouvait être connue que de moi seul. Je l'avouai, et aussitôt une paix immense pénétra dans mon âme.

 

« Et maintenant, vous savez tout », conclut M. Rolland, tandis que M. Berthelon lui prenait affectueusement les deux mains.

« Ah! j'ai eu le bonheur de le voir, moi aussi, s'écriait le maire de Chaneins. J'avais dix-huit ans. J'ai assisté à l'un de ses catéchismes. Il parlait, ce jour-là, du Ciel. Son entretien était entrecoupé de sanglots et ses yeux semblaient lancer des éclairs. »

 

Peu après, M. Rolland s'éteignait comme un saint.

M. Pierre Berthelon, qui devait administrer pendant plus de trente ans la commune de Chaneins, aimait raconter ses souvenirs d'Ars à son fils, qui deviendrait curé de Saint-Bénigne, au diocèse de Belley.

 

« Ah! mon fils, disait-il parfois, si tu l'avais entendu !... Si seulement tu l'avais vu !... Du feu jaillissait de son regard. – Je ne trouve pas les mots pour m'exprimer. Ses yeux étaient en quelque sorte liquides : les yeux d'un saint (1) ! »

 

(1) C'est de M. l'abbé Berthelon lui-même que proviennent ces détails, grâce au récit qu'il en a fait au presbytère d'Ars le 20 octobre 1937.