XI
« C'est comme un almanach »
Dans la journée du lundi 22 mai 1854, une jeune fille d'Annecy rentrait toute radieuse à la Providence d'Ars où elle avait pris pension pour quelques jours.
« Mais comme vous paraissez heureuse, mademoiselle ! s'écrièrent les religieuses de Saint-Joseph qui dirigeaient l'ancien orphelinat d'Ars devenu pensionnat et école de petites filles.
Ah ! mes Surs, je viens d'entendre des choses si douces, si étonnantes ! »
Et elle raconta aux religieuses, captivées par son récit, bien que déjà elles en eussent entendu conter bien d'autres, ce qui venait de lui arriver.
Avant de faire ce pèlerinage d'Ars, elle avait séjourné un peu à Lyon où tour à tour elle avait rendu visite à ses deux surs, dont l'une était religieuse chez les Dames du Sacré-Cur, dont l'autre, la plus jeune, faisait son noviciat au couvent des Trappistines de Vaise.
De Lyon, elle pensait bien reprendre directement la route d'Annecy. Mais, au cours d'une conversation, le nom de M. Vianney avait été prononcé devant elle,. et elle avait appris ainsi, incidemment, que sa paroisse d'Ars n'était pas très éloignée de Lyon et que des voitures publiques y conduisaient journellement.
« Comme vous pensez, mes Surs, poursuivit la jeune Savoisienne, l'occasion était trop tentante : on m'avait parlé de votre curé comme d'un saint et d'un grand faiseur de miracles. Je fus vite décidée et je partis.
J'eus la chance de le rencontrer peu d'heures après mon arrivée. Sorti de son confessionnal, il se dirigeait vers la sacristie. J'avais pu parvenir sous le clocher. J'osai l'appeler comme il passait près de moi.
« Mon Père !
Mon enfant », me répondit-il en fixant un instant dans mes yeux son profond regard. Encouragée, je repris :
« Mon Père, oh ! que vous seriez bon de m'accorder une audience ? J'ai à vous soumettre des questions...
Bien, mon enfant, me répondit-il avec une grande bonté. »
Il me fit signe de le suivre. Au lieu d'entrer à la sacristie, il prit la direction du vestibule, où je pénétrai sur ses pas. Oh ! l'audience ne fut pas longue, mais qu'elle m'a remplie de joie !
Je voulus lui parler, il ne m'en laissa pas le temps.
« Ô mon enfant, commença-t-il, vous avez deux surs qui sont bien sages. Ce sont deux saintes... La cadette surtout. C'est un ange !... Et vous aussi, mon enfant, vous voulez bien le devenir. Vous avez un grand attrait pour le cloître... »
La jeune Annécienne, soit émotion, soit discrétion, n'acheva pas son récit ; elle demanda aux Surs la permission de monter à sa chambre. Là sans doute, elle voulait se souvenir, réfléchir, prier, peut-être pleurer tout à son aise.
Les religieuses n'insistèrent pas. Elles se communiquaient leurs impressions, lorsque survint M. l'abbé Joseph Toccanier, ce pieux et dévoué missionnaire de Pont-d'Ain que, l'année précédente, Mgr Chalandon, évêque de Belley, avait donné pour auxiliaire-résidant au saint Curé. Naturellement, elles ne purent se retenir de raconter les édifiantes choses qu'elles venaient d'apprendre.
M. Toccanier, passant à la maison dite des Missionnaires toute proche de la Providence, narra le fait à M. Descôtes, son confrère de Pont-d'Ain, venu lui-même comme auxilaire de l'auxiliaire-résidant surchargé par le service du pèlerinage.
« Qu'en pensez-vous, Père Descôtes ? demanda M. Toccanier. Ne serait-ce pas l'occasion cherchée de questionner notre bon saint sur ce don extraordinaire de vision à distance, de lecture dans les curs ? »
M. Descôtes opina, et les deux compères dressèrent leurs batteries : il suffisait que, le soir même, ils eussent la faveur de pouvoir reconduire le saint jusqu'à sa chambre. Il en fut ainsi.
« Mon Père, commença M. Toccanier d'un air innocent, mon Père, que Dieu est bon ! Quand il rencontre une âme vraiment sage, comme il sait se faire connaître à elle, se faire sentir à son cur et lui accorder des faveurs exceptionnelles !... Tenez, n'est-ce pas le cas de cette demoiselle d'Annecy que vous avez rendue si heureuse en lui annonçant que ses surs étaient bien sages... que la cadette était un ange ?...
Oh ! repartit M. Vianney sans soupçon encore, cette demoiselle elle aussi est bien sage.
Mais alors, mon Père, reprit M. Toccanier, comment se fait-il qu'elle vous ait trouvé instruit de ce qui la concernait dans le plus intime de son cur ? Vous ne la connaissiez ni elle, ni ses surs, ni qu'elles sont deux, ni ce qu'elles font... »
Le Curé d'Ars dévisageait son auxiliaire. Il vit le piège. Il voulut couper court et donner le change.
« Oh ! répondit-il simplement, c'est une idée qui m'est passée par la tête. C'est comme un almanach : j'ai dit cela sans savoir... »
Il se défendait ainsi de posséder une science qui n'eût été qu'humaine ; il sauvegardait la secret de ses dons divins (1).
(1) Documents Ball, n° 167