V

Une décision catégorique

 

Mlle Eugénie Seurre était, dans toute la force du terme, une « jeune fille accomplie ». Tout Charolles le proclamait. Seules, des personnes exagérément austères – il s'en rencontrait bien quelques-unes dans cette petite ville, fière de ses importants marchés et de son vieux manoir métamorphosé en hôtel de ville– seules donc, des personnes exagérément austères pouvaient reprocher à Mlle Eugénie d'aimer, au moins apparemment, la toilette. Mais à vingt et quelques printemps, cela ne passe pas d'ordinaire pour un crime. Et puis notre jeune Charollaise avait si bon cœur, était si bien élevée, montrait tant de finesse ! Oh ! celle-là, elle avait tout pour elle : comme elle réussirait dans le monde !...

 

Précisément, ce murmure flatteur élevé sur ses pas faisait le secret tourment de Mlle Seurre. Elle ne se sentait que peu d'attrait pour le monde, et elle n'avait songé que bien vaguement à la vie religieuse. Des soupirants s'étaient déclarés, dont elle avait décliné les avances... Elle aurait aimé à instruire, à former des âmes d'enfants. Mais quitter sa famille pour le cloître, quel sacrifice ! Elle en avait le frisson.

Un sage conseiller, son confesseur sans doute, lui inspira d'aller chercher la lumière auprès du saint Curé d'Ars. C'était en 1852, l'année de ses vingt-cinq ans.

 

M. Vianney ne se trompa point. Il discerna dans cette pénitente bien mise le caractère sérieux, le désir sincère du bien, la force de la volonté, les heureux dons de la nature et de la grâce. Et sans préparation à une décision si tranchante, il lui signifia la volonté d'en-haut :

« Mon enfant, vous entrerez chez les Religieuses de Nevers. »

Elle s'était attendue à je ne sais quel déchirement de tout son être en recevant un arrêt qu'elle redoutait d'entendre. Au contraire, ce fut en elle un merveilleux apaisement.

« Oh ! merci, mon Père ! » murmura-t-elle en joignant les mains avec une touchante ferveur.

 

Cependant, le serviteur de Dieu s'était réservé de lui donner en public une fructueuse leçon. Malgré tout, cette jeune personne si bien disposée n'arborait pas une toilette concordante à sa vocation.

Peu de temps après l'avoir confessée, le serviteur de Dieu, traversant l'église, passa tout près d'elle. Mlle Seurre était agenouillée sur un prie-Dieu.

« À genoux par terre ! lui commanda-t-il. C'est bien bon pour vous ! »

Et docilement, elle s'agenouilla sur le pavage. « Le saint Curé, dirait-elle plus tard, voulait briser mon orgueil. »

 

La donation fut totale. Le 2 juillet 1853, Eugénie Seurre devenue Sœur Victoire faisait profession à la maison-mère des Sœurs de Nevers, puis se consacrait à la grande œuvre de l'enseignement chrétien. Elle remplirait des emplois importants.

Elle ferait un bien incalculable comme supérieure de pensionnat. Jusqu'à l'extrême vieillesse, elle fut la règle vivante et édifia profondément sa congrégation. Il lui échappait des aveux dignes d'un Curé d'Ars : « Je n'ai jamais rien lu ni regardé pour mon plaisir. » Bien qu'elle eût atteint l'âge de quatre-vingt-sept ans, elle endura pour mourir d'intolérables douleurs. Elle gardait toute sa connaissance ; le médecin lui proposa un calmant. « Oh ! non, dit-elle. Ce serait m'enlever le mérite de la souffrance. » Elle eut toujours une vive dévotion envers saint Jean-Marie Vianney et sa « chère petite sainte ». Aussi quand on lui recommandait quelque intention, la guérison d'un malade, la conversion d'un pécheur : « Je vais, répondait-elle, le demander à sainte Philomène et au Curé d'Ars. Ils ne pourront pas me le refuser. »

C'est qu'elle avait conscience d'avoir gardé les surnaturelles sympathies de celui qui, aux jours de sa jeunesse, l'avait aiguillée si nettement vers la vie religieuse (1).

 

(1) D'après une lettre adressée à Mgr Convert par M. le curé de Saint-Étienne de Nevers, le 4 août 1920.