V
Une peur qui sanctifie
À un missionnaire d'Ars qui, un jour de 1908, lui faisait visiter le presbytère de M. Vianney en évoquant certains faits extraordinaires, une personne venue en pèlerinage déclara soudainement :
« Ah ! je m'en souviens, le saint avait bien prédit à mon oncle, le chanoine Suiroles, qu'il mourrait d'une mort violente. »
Le missionnaire voulut connaître la lugubre histoire. Mais cette dame ne put donner que de vagues détails sur l'assassinat de son oncle. Elle dut promettre que, revenue chez elle, elle s'informerait auprès d'un ecclésiastique qui avait été l'ami intime de M. Suiroles, M. l'abbé Fabre, supérieur de l'École du Sanctuaire (1) à Perpignan. Et cette même année 1908, parvinrent à la cure d'Ars les renseignements qu'on va lire.
Peu après son ordination sacerdotale, l'abbé Charles Suiroles, lui aussi du diocèse de Perpignan, était tombé malade. Sur le conseil des médecins, il fit une villégiature en Suisse, mais sans amélioration sensible. Il ne savait à quel saint se vouer, lorsque l'inspiration lui vint d'aller consulter M. Vianney, dont la réputation s'était répandue bien au-delà des Alpes.
« Rentrez dans votre diocèse, lui conseilla le serviteur de Dieu, et demandez un poste à votre évêque... Vous ne mourrez pas de cette maladie. »
Il y eut ensuite une minute de silence ; le Curé d'Ars semblait contempler une vision intérieure. Il reprit d'une voix changée, empreinte d'une étrange tristesse :
« D'ailleurs, on peut mourir d'une façon si brusque, si violente, si inattendue ! ».
De cette entrevue, l'abbé Suiroles sortit persuadé qu'il aurait une fin tragique. Et ce fut désormais chez lui comme une idée fixe.
Il devint curé-doyen de Rivesaltes l'importante paroisse sise au milieu des vignobles qui vit naître en 1852 le futur maréchal Joffre. Il s'y montra le plus zélé, le plus édifiant des pasteurs. Seulement, ses auxiliaires remarquèrent bientôt que, lorsqu'il conduisait un enterrement, il franchissait d'un pas accéléré le seuil du cimetière dont le portail était surmonté d'une très lourde croix. Il tremblait qu'elle ne tombât et ne l'écrasât sous sa masse.
Mais pourquoi jadis M. Vianney avait-il eu le courage d'éveiller en lui une telle appréhension de la mort ? Le saint savait deux choses : que cette crainte lui serait salutaire, et qu'en effet il s'en irait de mort violente. Détaché du terrestre, purifié par la pensée constante des fins dernières, l'abbé Charles Suiroles était devenu plus qu'un bon prêtre, un saint prêtre. On le considérait dans son entourage comme le plus humble, le plus accueillant, le plus charitable des hommes.
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Dans l'après-midi du samedi 6 mars 1886, après avoir fait un baptême et donné à un pauvre la pièce d'or glissée dans la boîte de dragées, il s'était rendu à Perpignan, dont Rivesaltes est le doyenné le plus proche. Il avait là un neveu prêtre, l'abbé Clément Malègue, aumônier des Petites-Surs des Pauvres. Celui-ci retint son oncle à dîner.
Or, un drame terrifiant allait interrompre le cordial tête-à-tête.
On retrouva dans sa cuisine la domestique gisante sur le carrelage, bâillonnée et ligotée ; dans la salle à manger les deux prêtres morts, baignant dans leur sang.
« Nous avons encore toute l'âme transie était-il dit dans le numéro de la Semaine religieuse de Perpignan (2) qui parut immédiatement après le drame par le souvenir du crime horrible qui a été commis sur les personnes de M. l'abbé Clément Malègue, aumônier des Petites-Surs des Pauvres, et de M. l'abbé Charles Suiroles, chanoine honoraire et curé-doyen de Rivesaltes...
Nous ne voulons ni ne pouvons rappeler les circonstances effroyables de ce double assassinat. Tout le monde sait aujourd'hui que M. l'abbé Clément Malègue et M. l'abbé Charles Suiroles, oncle et neveu, fortuitement réunis à la même table, samedi dernier, 6 mars, vers les sept heures du soir, ont été assassinés, en plein repas et au milieu des causeries intimes qui en faisaient la principale joie, avec une rage qui n'a pas de nom. Ils sont tombés l'un et l'autre sous les coups de couteau multipliés et portés avec un acharnement féroce dont nous n'aurions pas cru qu'un homme fût capable. »
Les renseignements fournis par M. Fabre nous apprennent que deux hommes masqués réduisaient à l'impuissance la domestique tandis que l'assassin accomplissait son double crime ; l'abbé Malègue, qui tournait le dos à la porte d'entrée, n'avait pas paru survivre à la première blessure. Quant au chanoine Suiroles, il avait dû se défendre désespérément : il était tombé, percé de vingt-neuf coups de couteau. Les assassins ne furent jamais découverts.
« On peut mourir, avait dit quelque trente ans plus tôt le Voyant d'Ars, on peut mourir de façon si brusque, si violente, si inattendue ! » De cet avertissement, en vérité, il avait pesé tous les mots (3).
(1) On désigne sous ce vocable la maîtrise de la cathédrale de Perpignan composée uniquement d'enfants se destinant à l'état ecclésiastique.
(2) Numéro du 13 mars 1886
(3) Bon nombre de prêtres du diocèse de Montauban entendirent M. Suiroles leur conter son entrevue avec le Curé d'Ars et la prophétie voilée qui l'accompagna.