Vade, et tu fac similiter.
Allez, et faites de mme.
(S. Luc, X, 37.)
Un docteur de la loi, nous dit saint Luc, se prsenta Jsus-Christ, lui disant pour le tenter : Ç Matre, que faut-il faire pour avoir la vie ternelle ? È Jsus-Christ lui rpondit : Ç Que porte votre loi, qu'y lisez-vous ? È Il lui rpondit : Ç Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cÏur, de toute votre me et de toutes vos forces, et le prochain comme vous-mme. È – Ç Vous avez trs bien rpondu, lui rpliqua Jsus-Christ ; allez, faites cela, et vous aurez la vie ternelle. È Ensuite, le docteur lui demanda qui tait son prochain, et qui il devait aimer comme lui-mme. Jsus-Christ lui proposa cet exemple : Ç Un homme allait de Jrusalem Jricho ; il tomba entre les mains des voleurs, qui, non contents de l'avoir dpouill, le percrent de plaies, et le laissrent demi-mort sur la place. Dans le moment, il passa un prtre qui descendait par le mme chemin. Celui-ci l'ayant vu dans ce pitoyable tat, ne le regarda pas mme. Ensuite un lvite, l'ayant aperu, passa de mme ; mais un Samaritain qui suivait la mme route, l'ayant vu, s'approcha de lui, et en fut sensiblement touch de compassion ; il descendit de son cheval, et se mit en tat de l'assister de tout son pouvoir. Il bassina ses plaies avec de l'huile et du vin, les banda ; l'ayant mis sur son cheval, il le porta dans une htellerie o il commanda au matre d'en prendre tous les soins ncessaires, en lui disant que, si l'argent qu'il lui donnait ne suffisait pas, son retour, il lui rendrait ce qu'il aurait dpens de plus. È Jsus-Christ dit au docteur : Ç Lequel des trois pensez-vous avoir t le prochain de cet homme qui tomba entre les mains des voleurs ? È Le docteur lui rpondit : Ç Je crois que c'est celui qui a exerc les Ïuvres de misricorde envers cet homme. È – Ç Eh bien ! allez, lui dit Jsus-Christ, faites de mme, et vous aurez la vie ternelle. È Voil, M.F., le modle parfait de la charit que nous devons avoir pour notre prochain. Voyons donc, M.F., si nous avons cette charit qui nous assure la vie ternelle.
Mais, pour mieux vous en faire sentir la ncessit, je vais vous montrer que toute notre religion n'est qu'une fausse religion, et que toutes nos vertus ne sont que fantmes, et que nous ne sommes que des hypocrites aux yeux de Dieu, si nous n'avons pas cette charit universelle pour tout le monde : c'est--dire, pour les bons comme pour les mauvais, pour les pauvres comme pour les riches, pour tous ceux qui nous font du mal, comme pour ceux qui nous font du bien.
Non, M.F., il n'y a point de vertu qui nous fasse mieux connatre si nous sommes les enfants du bon Dieu, que la charit [1] ; et l'obligation que nous avons d'aimer notre prochain est si grande, que Jsus-Christ nous en fait un commandement, qu'il place de suite aprs celui par lequel il nous commande de l'aimer de tout notre cÏur. Il nous dit que toute la loi et les prophtes sont renferms dans ce commandement d'aimer notre prochain [2] . Oui, M.F., nous devons regarder cette obligation comme la plus universelle, la plus ncessaire et la plus essentielle la religion, notre salut ; parce qu'en accomplissant ce commandement, nous accomplissons tous les autres. Saint Paul nous dit que les autres commandements nous dfendent l'adultre, le vol, les injures, les faux tmoignages ; si nous aimons notre prochain, nous ne ferons rien de tout cela, parce que l'amour que nous avons pour notre prochain ne peut souffrir que nous lui fassions du mal [3] .
Je dis 1¡ que ce commandement, qui nous ordonne d'aimer notre prochain, est le plus ncessaire notre salut, puisque saint Jean nous dit que, si nous n'aimons pas notre frre, c'est--dire tout le monde, nous demeurons dans un tat de rprobation. Nous voyons encore que Jsus-Christ a tant cÏur l'accomplissement de ce commandement, qu'il nous dit que ce n'est que par l'amiti que nous aurons les uns pour les autres qu'il nous reconnatra pour ses enfants [4] .
2¡ Je dis, M.F., que ce qui nous impose une si grande obligation de nous aimer les uns les autres, c'est que nous avons tous le mme crateur, tous une mme origine ; que nous ne sommes tous qu'une mme famille, dont Jsus-Christ est le pre, et que nous portons tous son image et sa ressemblance ; que nous sommes tous crs pour une mme fin, qui est la gloire ternelle, et que nous avons tous t rachets par la mort et passion de Jsus-Christ. D'aprs cela, M.F., nous ne pouvons pas refuser d'aimer notre prochain, sans outrager Jsus-Christ lui-mme, qui nous le commande sous peine de damnation ternelle. Saint Paul mous dit que, puisque nous avons tous une mme esprance, qui est la vie ternelle, un mme Seigneur, une mme foi, un mme baptme et un mme Dieu, qui est le pre de tous les hommes, nous devons donc aimer tous les hommes comme nous-mmes, si nous voulons plaire Jsus-Christ et sauver nos mes [5] .
Mais, peut-tre pensez-vous, en quoi consiste donc l'amour que nous devons avoir pour notre prochain ? M.F., cet amour consiste en trois choses : 1¡ vouloir du bien tout le monde ; 2¡ leur en faire toutes les fois que nous pouvons ; 3¡ supporter, excuser et cacher leurs dfauts. Voil, M.F., la vraie charit due au prochain, et la vritable marque d'une vraie charit, sans laquelle nous ne pouvons ni plaire Dieu, ni sauver nos mes.
1¡ Nous devons souhaiter du bien tout le monde, et tre bien afflig lorsque nous apprenons qu'il lui arrive quelque mal, parce que nous devons considrer tous les hommes, mme nos ennemis, comme nos frres ; nous devons montrer un air bon et affable envers tout le monde ; ne point porter envie ceux qui sont mieux que nous ; nous devons aimer les bons cause de leurs vertus, et aimer les mchants, afin qu'ils deviennent bons ; souhaiter la persvrance aux premiers et la conversion aux autres. Si un homme est un grand pcheur et un mchant, nous pouvons har le pch, qui est l'ouvrage de l'homme et du dmon ; mais il faut aimer sa personne, qui est l'image de Dieu.
2¡ Nous devons faire du bien tout le monde, du moins autant que nous le pouvons ; ce qui se fait en trois manires qui regardent les biens du corps, les biens de l'honneur, et les biens de l'me. Par rapport aux bien du corps, nous ne devons jamais faire tort au prochain, ni lui empcher de gagner quelque chose, quand mme ce profit pourrait nous revenir. Il n'y a point de chrtiens si agrables Dieu que ceux qui portent compassion aux malheureux. Voyez saint Paul : il nous dit qu'il pleurait avec ceux qui pleuraient, et se rjouissait avec ceux qui taient dans la joie [6] . Quant l'honneur du prochain, nous devons bien prendre garde de ne jamais nuire sa rputation par des mdisances, et, encore bien moins, par des calomnies. Si nous pouvons empcher ceux qui en disent du mal, il faut les en empcher ; si nous ne pouvons pas, il faut les quitter, ou bien, dire tout le bien que nous savons de ces personnes, Mais pour les biens de l'me, qui sont cent fois plus prcieux que ceux du corps, nous pouvons leur procurer ces biens en priant pour eux, en les dtournant du mal par nos conseils, et, surtout, par nos bons exemples ; nous y sommes spcialement obligs envers ceux avec qui nous vivons. Les pres et mres, matres et matresses y sont obligs d'une manire particulire, cause du compte qu'ils auront rendre Dieu de leurs enfants. Hlas ! M.F., peut-on bien dire que les pres et mres aiment leurs enfants, quand ils les voient vivre avec tant d'indiffrence pour tout ce qui regarde le salut de leurs mes ! Hlas ! M.F., un pre et une mre qui auraient la charit qu'ils devraient avoir pour leurs enfants, pourraient-ils vivre sans verser des larmes, nuit et jour, sur le malheureux tat de leurs enfants qui sont dans le pch, qui vivent, hlas ! en rprouvs, qui ne sont plus pour le ciel, qui ne sont plus que pour l'enfer ?... Hlas ! M.F., comment aimeront-ils leur procurer leur salut, Puisqu'ils ne pensent pas mme leur propre salut ? Hlas ! M.F., combien de pres et mres qui devraient gmir et prier continuellement sur l'tat de leurs pauvres enfants, et qui les dtournent du bien et les portent au mal ; en les entretenant des torts, des disputes, des injures que leur ont dites ou faits leurs voisins, de leur mauvaise foi, des moyens qu'ils ont employs pour se venger : ce qui porte souvent les enfants vouloir eux-mmes se venger, ou, du moins, conserver la haine dans le cÏur.
Oh ! M.F., que les premiers chrtiens taient bien loigns de tout cela, parce qu'ils sentaient le prix d'une me ? Ah ! M.F., si un pre et une mre connaissaient la valeur d'une me, pourraient-ils laisser perdre, avec tant d'indiffrence, celles de leurs pauvres enfants ou de leurs domestiques ? pourraient-ils leur faire manquer leur prire, pour les faire travailler ? auraient-ils le courage de leur faire manquer les saints offices ? ï mon Dieu ! que vont-ils rpondre Jsus-Christ lorsqu'il va leur montrer qu'ils ont prfr une bte l'me de leurs enfants ! Ah ! que dis-je, une poigne de foin [7] ! Ah ! pauvre me, que l'on t'estime peu ! Non, non, M.F., ces pres et mres aveugles et ignorants n'ont jamais compris que la perte d'une me est un plus grand mal que la destruction de toutes les cratures qui existent sur la terre. Jugeons, M.F., de la dignit d'une me par celle des anges : un ange est si parfait que tout ce que nous voyons sur la terre et dans le ciel, est moins qu'un grain de poussire en comparaison du soleil ; et cependant quelque parfaits que soient les anges, ils n'ont cot Dieu qu'une parole ; tandis qu'une me a cot la valeur de son sang adorable. Le dmon, pour tenter le Sauveur, lui offrit tous les royaumes de monde, en lui disant : Ç Si tu veux te prosterner devant moi, je te donnerai tous ces biens [8] ; È ce qui nous montre qu'une me est infiniment plus prcieuse aux yeux de Dieu, et mme du dmon, que tout l'univers avec tout ce qu'il possde [9] . Ah ! quelle honte pour ces pres et mres qui estiment moins l'me de leurs enfants, que le dmon ne l'estime lui-mme !
Oui, M.F., votre me est d'un si grand prix, que saint Jean Chrysostome nous dit que, quand il n'y aurait eu qu'un seul homme sur la terre, son me est si prcieuse Jsus-Christ, qu'il n'aurait pas cru indigne de lui, de mourir pour la sauver. Ç Oui, dit-il, une me est si chre son Crateur, que, si elle l'aimait, il anantirait plutt les cieux que de la laisser prir. È Ç ï corps, s'criait saint Bernard, que vous tes honor de loger une si belle me ! È Dites-moi, M.F., si vous aviez t au pied de la croix, et que vous eussiez ramass le sang adorable de Jsus-Christ dans un vase, avec quel respect ne l'auriez-vous pas conserv ? Or, M.F., nous devons avoir autant de respect et de soin pour conserver notre me, parce qu'elle a cot tout le sang de Jsus-Christ. Ç Depuis, nous dit saint Augustin, que j'ai reconnu que mon me a t rachete par le sang d'un Dieu, j'ai rsolu de la conserver, aux dpens mme de ma vie, et de ne jamais la vendre au dmon par le pch. È Ah ! pres et mres, si vous tiez bien convaincus que vous tes les gardiens des mes de vos enfants, pourriez-vous bien les laisser prir avec tant de froideur ? Mon Dieu, que de personnes damnes pour avoir laiss perdre de pauvres mes, ce qu'ils auraient bien pu empcher s'ils l'avaient voulu ! Non, M.F., nous n'avons pas la charit que nous devrions avoir les uns pour les autres, et surtout pour nos enfants et nos domestiques.
Nous lisons dans l'histoire, que du temps des premiers chrtiens, lorsque les empereurs paens les interrogeaient pour savoir ce qu'ils taient, ils leur rpondaient : Ç Vous nous demandez ce que nous sommes, le voici : Nous ne faisons qu'un peuple et qu'une famille, que les liens de la charit unissent ensemble ; pour nos biens, ils sont tous en commun : celui qui a donne celui qui n'a pas ; personne ne se plaint, personne ne se venge, personne ne se dit du mal, et personne ne s'en fait. Nous prions les uns pour les autres, et mme pour nos ennemis ; au lieu de nous venger, nous faisons du bien ceux qui nous font du mal, nous bnissons ceux qui nous maudissent. È Ah ! M.F., que sont devenus ces temps heureux ? Hlas ! que de chrtiens maintenant ne sont possds que de l'amour d'eux-mmes, et n'en ont point pour le prochain !
Voulez-vous, M.F., savoir ce que sont les chrtiens de nos jours ? coutez-moi, le voici. Si deux personnes qui sont ensemble sont de mme humeur, de mme caractre, ou bien ont les mmes inclinations, vous les voyez s'aimant bien, vivre ensemble ; ce n'est encore pas difficile. Mais, si l'humeur ou le caractre ne s'accordent pas ; il n'y a plus ni paix, ni amiti, ni charit, ni prochain. Hlas ! M.F., ce sont des chrtiens qui n'ont qu'une fausse religion : ils n'aiment leur prochain qu'autant qu'il est de leur inclination, et qu'il entre dans leurs sentiments et leurs intrts ; autrement, l'on ne peut plus se voir, se souffrir ensemble : il faut se sparer, dit-on, pour avoir la paix et sauver son me. Allez, pauvres hypocrites, allez, sparez-vous de ceux qui ne sont pas, dites-vous, de votre caractre, et avec qui vous ne pouvez pas vivre ; vous ne vous loignerez pas aussi loin d'eux que vous l'tes de Dieu. Allez, votre religion n'est qu'un fantme, et vous n'tes vous-mmes que des rprouvs. Vous n'avez jamais connu ni votre religion, ni ce qu'elle vous commande, ni la charit que vous devez avoir pour votre frre afin de plaire Dieu et vous sauver. Il n'est pas bien difficile d'aimer ceux qui nous aiment, et qui sont de nos sentiments dans tout ce que nous disons ou faisons ; car en cela, il n'y a rien de plus que les paens, ils en faisaient tout autant. Saint Jacques nous dit [10] : Ç Si vous faites bon accueil un riche, et que vous mprisiez un pauvre ; si vous saluez de bonne grce celui qui vous a fait quelque bien, tandis qu' peine saluez-vous celui qui vous a fait quelque insulte ; ni vous n'accomplissez la loi, ni vous n'avez la charit que vous devez avoir ; vous ne faites rien de plus que ceux qui ne connaissent pas le bon Dieu. È – Ç Mais, me direz-vous, comment devons-nous donc aimer notre prochain ? È – Le voici. Saint Augustin nous dit que nous devons l'aimer comme Jsus-Christ nous aime : il n'a consult ni la chair ni le sang, mais il nous a aims pour nous sanctifier et nous mriter la vie ternelle. Nous devons souhaiter et dsirer notre prochain tout le bien que nous pouvons souhaiter pour nous-mmes.
Oui, M.F., nous ne connatrons que nous sommes dans le chemin du ciel et que nous aimons vritablement le bon Dieu que d'autant que, nous trouvant avec des personnes entirement opposes notre caractre, et qui semblent nous contredire en tout, nous les aimons cependant comme nous-mmes, nous les voyons de bonne grce, nous en disons du bien et jamais du mal, nous recherchons leur compagnie, nous les prvenons et nous leur rendons service de prfrence tous ceux qui entrent dans nos intrts et ne nous contredisent en rien. Si nous faisons cela, nous pouvons esprer que notre me est dans l'amiti de Dieu et que nous aimons notre prochain chrtiennement. Voil la rgle et le modle que Jsus-Christ nous a laisss et que tons les saints ont suivis ; ne nous y trompons point, il n'y a point d'autre chemin qui nous conduise au ciel. Si vous ne faites pas cela, ne doutez pas d'un seul instant, que vous ne marchiez dans celui de la perdition. Allez, pauvres aveugles, priez, faites pnitence, assistez bien aux offices, frquentez les sacrements, tous les jours, si vous le voulez ; donnez tout votre bien ceux qui vous aiment, vous ne laisserez pas que d'aller brler la fin de votre vie ! Hlas ! M.F., qu'il y a peu de vritable dvotion ! que de dvotions de caractre, de penchant ! Il y a des gens qui donnent tout, et qui sont prts tout sacrifier, quand c'est pour des personnes qui leur conviennent ou qui les aiment. Hlas ! qu'il y en a peu qui ont cette charit qui plat Dieu et qui conduit au ciel ! Tenez, M.F., voulez-vous un bel exemple de la charit chrtienne ? en voici un qui peut vous servir de modle, toute votre vie.
Il est rapport dans l'histoire des Pres du dsert [11] , qu'un solitaire rencontra dans le chemin un pauvre estropi tout couvert d'ulcres et de pourriture ; il tait dans un tat si misrable qu'il ne pouvait ni gagner sa vie, ni se traner. Le solitaire, touch de compassion, le porta dans sa cellule, lui donna tous les soulagements qu'il put. Ce pauvre, ayant repris ses forces, le solitaire lui dit : Ç Voulez-vous, mon cher frre, demeurer avec moi, je ferai tout ce que je pourrai pour vous nourrir, et nous prierons et nous servirons le bon Dieu ensemble. È – Ç Oh ! que vous me donnez de joie, lui dit le pauvre ! que je suis heureux de trouver dans votre charit une ressource ma misre ! È Le solitaire, qui avait dj bien de la peine gagner sa vie, redoubla son travail pour avoir de quoi nourrir son pauvre ; et il tchait de le nourrir le mieux qu'il pouvait et bien mieux qu'il ne se nourrissait lui-mme. Mais, au bout de quelque temps, ce pauvre commena murmurer contre son bienfaiteur, se plaignant de ce qu'il le nourrissait trop mal. Ç Hlas ! mon cher ami, lui dit le solitaire, je vous nourris mieux que moi-mme, je ne puis faire autre chose pour vous que ce que je fais. È Quelques jours aprs, cet ingrat recommena ses plaintes, et vomit contre son bienfaiteur un torrent d'injures. Le solitaire souffrit tout cela avec patience, sans rien rpondre. Le pauvre fut honteux d'avoir parl de la sorte un si saint homme, qui ne lui faisait que du bien ; et il lui demanda pardon. Mais il retomba bientt dans les mmes impatiences, et prit une telle haine contre ce bon solitaire, qu'il ne pouvait plus le supporter. Ç Je suis ennuy de vivre avec toi, lui dit-il ; je veux que tu me reportes dans le chemin o tu m'as trouv ; je ne suis pas accoutum tre si mal nourri. È Le solitaire lui demanda pardon, lui promettant qu'il tcherait de le mieux traiter. Le bon Dieu lui inspira d'aller trouver un bourgeois charitable du voisinage, pour lui demander de la nourriture un peu meilleure pour son estropi. Le bourgeois, touch de compassion, lui dit de venir tous les jours chercher de quoi le nourrir. Le pauvre parut content ; mais au bout de quelques semaines, il recommena faire de nouveaux et de piquants reproches au solitaire. Ç Va, lui dit-il, tu n'es qu'un hypocrite, tu fais semblant d'aller chercher l'aumne pour moi, et c'est pour toi ; tu manges le meilleur en secret, et tu ne me donnes que tes restes. È – Ç Ah ! mon ami, lui dit le solitaire, vous me faites injure, je vous assure que je ne demande jamais rien pour moi, que je ne touche pas mme un morceau de ce que l'on me donne pour vous ; si vous n'tes pas content des services que je vous rends, ayez au moins patience pour l'amour de Jsus-Christ, en attendant que je fasse mieux. È – Ç Va, lui dit le pauvre, je n'ai pas besoin de tes remontrances, È et, sur le champ, il se saisit d'un caillou, et le jeta la tte du solitaire, qui vita le coup. Ensuite ce malheureux prit un gros bton, dont il se servait pour se traner, et lui en donna un si rude coup, qu'il le fit tomber par terre. Ç Le bon Dieu vous pardonne, lui dit le bon solitaire ; pour moi, je vous pardonne bien, pour l'amour de Jsus-Christ, les mauvais traitements que vous me faites. È – Ç Tu dis que tu me pardonnes ; mais ce n'est que du bout des lvres, parce que je sais que tu me voudrais dj voir mort. È – Ç Je vous assure, mon ami, lui dit tendrement le bon solitaire, que c'est de tout mon cÏur que je vous pardonne. È Ce bon solitaire voulut l'embrasser pour marquer qu'il l'aimait. Dans ce moment, le pauvre le prit par la gorge, lui dchira le visage avec ses ongles, et voulait l'trangler. Le solitaire s'tant dbarrass de ses mains, le pauvre lui dit : Ç Va, tu ne mourras jamais que de mes mains. È Ce bon solitaire, qui tait toujours touch de compassion et rempli d'une charit vraiment chrtienne, prit patience avec lui pendant trois ou quatre ans. Pendant ce temps-l, il n'y a que Dieu qui sache combien il eut souffrir de la part du pauvre. Il lui disait tout moment qu'il voulait qu'il le reportt dans le chemin o il l'avait trouv, qu'il aimait mieux mourir de faim ou de froid, ou bien tre dvor par les btes, que de vivre avec lui. Ce bon solitaire ne savait quoi se dterminer ; d'un ct, sa charit lui reprsentait qu'en le reportant dans l'endroit o il l'avait trouv, il allait prir de misre ; d'un autre ct, il craignait de perdre patience dans ce combat. Il lui vint la pense d'aller consulter saint Antoine sur le parti qu'il devait prendre pour tre le plus agrable au bon Dieu ; il ne craignait ni la peine, ni les outrages qu'il recevait pour tous ses bienfaits ; mais il voulait seulement connatre la volont de Dieu. tant auprs de saint Antoine, sans rien lui dire, celui-ci, par la bouche duquel le Saint-Esprit parlait, lui dit : Ç Ah ! mon fils, je sais ce qui vous amne ici, et pourquoi vous venez me trouver. Gardez-vous bien de suivre la pense que vous avez de renvoyer ce pauvre ; c'est une rude tentation du dmon, qui veut vous ter votre couronne ; si vous aviez le malheur de l'abandonner, mon fils, le bon Dieu ne l'abandonnerait pas. È Il semblait, d'aprs ce que saint Antoine lui dit, que son salut ft attach aux soins qu'il donnait ce pauvre. Ç Mais, mon pre, lui dit le solitaire, je crains de perdre patience avec lui. È – Ç Et pourquoi la perdriez-vous, mon fils, lui rpliqua saint Antoine, ne savez-vous pas que c'est envers ceux qui nous font le plus de mal, que nous devons exercer le plus gnreusement notre charit ? Mon fils, dites-moi, quel mrite auriez-vous d'avoir la patience avec une personne qui ne vous ferait jamais de mal ? Ne savez-vous pas, mon fils, que la charit est une vertu courageuse, qui ne regarde pas les vices de celui qui nous fait de la peine, mais qui ne regarde que Dieu seul ? Aussi, mon fils, je vous engage grandement garder ce pauvre : plus il est mchant, plus vous devez eu avoir piti ; tout ce que vous lui ferez par charit, Jsus-Christ le tiendra pour fait lui-mme. Faites voir, mon fils, par votre patience, que vous tes le disciple d'un Dieu souffrant. Souvenez-vous que c'est par la patience et par la charit que l'on connat un chrtien. Regardez ce pauvre comme celui dont Dieu veut se servir pour vous faire travailler votre couronne. È Le solitaire fut trs satisfait de savoir de ce grand saint que c'tait la volont de Dieu qu'il gardt son pauvre, et que tout ce qu'il faisait envers lui tait trs agrable Dieu. Il va trouver son pauvre, et oubliant toutes les injures et les mauvais traitements qu'il en avait reus jusqu' ce jour, lui montrant une charit qui n'avait plus de bornes, il le servait avec une humilit admirable, et ne cessait de prier pour lui. Le bon Dieu vit dans ce jeune solitaire tant de patience et de charit qu'il convertit ce pauvre ; et par l montra son serviteur, combien tout ce qu'il avait fait lui tait agrable, puisqu'il accordait ce malheureux son salut et sa conversion.
Que pensez-vous de cela, M.F. ? Est-ce l une charit chrtienne, oui ou non ? Oh ! que cet exemple, au grand jour du jugement, va confondre de chrtiens qui ne veulent pas seulement souffrir une parole, supporter huit jours, le mauvais caractre d'une personne, sans murmurer, sans lui vouloir peut-tre du mal. Il faut se quitter, il faut se sparer pour avoir la paix, dit-on. ï mon Dieu ! que de chrtiens se damnent par le dfaut de charit ! Non, non, M.F., quand vous feriez mme des miracles, vous ne serez jamais sauvs, si vous n'avez pas la charit. Non, M.F., ce n'est pas connatre sa religion ; ce n'est avoir qu'une religion de caprice, d'humeur et de penchant. Allez, allez, vous n'tes que des hypocrites et des rprouvs ! Sans la charit, jamais vous ne verrez le bon Dieu, jamais vous n'irez au ciel !... Donnez votre bien, faites de grandes aumnes ceux qui vous aiment ou qui vous plaisent, assistez tous les jours la sainte Messe, communiez tous les jours, si vous voulez ; vous n'tes que des hypocrites et des rprouvs ; continuez votre route et vous serez bientt en enfer !... Vous ne pouvez supporter les dfauts de votre prochain parce qu'il est trop pnible, vous n'aimez pas tre avec lui. Allez voir, allez, malheureux, vous n'tes qu'un hypocrite, vous n'avez qu'une fausse religion, qui, avec tout ce que vous faites de bien, vous conduira en enfer. ï mon Dieu ! que cette vertu est rare ! Hlas ! elle est aussi rare que sont rares ceux qui iront au ciel.
Je n'aime pas mme les voir, direz-vous ; l'glise, ils me donnent des distractions avec toutes leurs manires. Ah ! malheureux, dites plutt que vous n'avez pas la charit, et que vous n'tes qu'un misrable, qui n'aimez que ceux qui entrent dans vos sentiments ou vos intrts, qui ne vous contredisent en rien, et qui vous flattent de vos bonnes Ïuvres, qui aiment vous remercier de vos bienfaits et qui vous paient de reconnaissance. Vous ferez tout pour ceux-ci, vous ne craignez pas mme de vous priver de votre ncessaire pour les soulager ; mais, s'ils vous mprisent ou paient d'ingratitude, vous ne les aimez plus, vous ne voulez plus les voir, vous fuyez leurs compagnies ; vous tes content de couper court aux entretiens que vous avez avec eux. ï mon Dieu ! que de fausses dvotions qui ne peuvent nous conduire que parmi les rprouvs !
Si vous en doutez, M.F., coutez saint Paul, qui ne peut vous tromper : Ç Quand, nous dit-il, je donnerais tout mon bien aux pauvres, quand je ferais des miracles en ressuscitant les morts, si je n'ai pas la charit, je ne suis rien autre qu'un hypocrite [12] . È Mais pour mieux vous en convaincre, parcourez toute la passion de Notre-Seigneur Jsus-Christ, voyez toutes les Vies des Saints, vous n'en trouverez aucun qui n'ait pas cette vertu : c'est--dire, qui n'ait pas aim ceux qui lui faisaient des injures, qui lui voulaient du mal, qui le payaient d'ingratitude pour ses bienfaits. Non, non, vous n'en verrez pas un qui n'ait pas prfr de faire du bien celui qui lui aura fait quelques torts. Voyez saint Franois de Sales, qui nous dit que, s'il n'avait qu'une bonne Ïuvre faire, il choisirait celui qui lui a fait quelque outrage, plutt que celui qui lui a rendu quelque service. Hlas ! M.F., qu'une personne qui n'a pas la charit va loin pour le mal ! Si une personne lui a fait quelque peine, vous la voyez examiner toutes ses actions ; elle les juge, elle les condamne, elle les tourne en mal, toujours croyant avoir raison. – Mais, me direz-vous, il y a bien des fois que l'on voit qu'ils agissent mal, l'on ne peut pas penser autrement. – Mon ami, comme vous n'avez point de charit, vous croyez qu'ils font mal ; mais si vous aviez la charit, vous penseriez bien autrement, parce que vous penseriez toujours que vous pouvez bien vous tromper, comme cela arrive si souvent ; et pour vous en convaincre, en voici un exemple, que je vous prie de ne jamais effacer de votre esprit, surtout quand vous penserez que votre prochain fait mal.
Il est rapport dans l'histoire des Pres du dsert [13] , qu'un solitaire nomm Simon, tant rest plusieurs annes dans la solitude, il lui vint la pense d'aller dans le monde ; mais il demanda au bon Dieu que jamais de sa vie, les hommes ne connussent ses intentions. Le bon Dieu lui ayant accord cette grce, il alla dans le monde. Il contrefaisait le fou, il dlivrait les possds du dmon, et il gurissait les malades ; il allait dans les maisons des femmes de mauvaise vie ; leur faisait jurer qu'elles n'aimeraient que lui, leur donnant tout l'argent qu'il avait. Tout le monde le regardait comme un solitaire qui avait perdu l'esprit. L'on voyait tous les jours cet homme, qui avait plus de soixante-dix ans, jouer avec les enfants dans les rues ; d'autres fois, il allait se jeter au travers des danses publiques pour sauter avec les autres, en leur disant quelques mots qui leur montraient bien le mal qu'ils faisaient. Mais on regardait cela comme venant d'un fou, et l'on ne faisait que le mpriser. D'autres fois, il montait sur les thtres, d'o il jetait des pierres tous ceux qui taient en bas. Quand il voyait des personnes qui taient possdes du dmon, il se mettait avec elles, et contrefaisait le possd comme si lui-mme l'et t. On le voyait courir dans les auberges, se mettre avec les ivrognes ; dans les marchs, il se roulait par terre, et faisait mille autres choses toutes fort extravagantes. Tout le monde le condamnait, le mprisait ; les uns le regardaient comme un fou, les autres, comme un libertin et un mauvais sujet qui ne mritait que la prison. Et cependant, M.F., malgr tout cela, c'tait un saint, qui ne cherchait que le mpris et gagner les mes Dieu, quoique tout le monde en juget mal. Ce qui nous montre que quoique les actions mmes de notre prochain nous paraissent mauvaises, nous ne devons pas, nous, en juger mal. Souvent nous les jugeons mauvaises, tandis qu'aux yeux de Dieu, elles ne le sont pas.
Ah ! que celui qui aurait le bonheur d'avoir la charit, cette belle et incomparable vertu, se garderait bien de juger et de vouloir mal son prochain ! – Mais, me direz-vous, son caractre est trop mauvais, l'on ne peut pas y tenir. – Vous ne pouvez pas y tenir, mon ami, vous croyez donc tre un saint, et sans dfaut ? pauvre aveugle ! vous verrez un jour que vous en avez plus fait souffrir ceux qui sont autour de vous, qu'ils ne vous en ont fait souffrir. C'est l'ordinaire que les plus mauvais croient qu'ils ne font rien souffrir aux autres, et qu'ils ont tout souffrir des autres. ï mon Dieu, que l'homme est aveugle, quand la charit n'est pas dans son cÏur ! D'un autre ct, si vous n'aviez rien souffrir de la part de ceux qui sont avec vous, qu'auriez-vous donc prsenter au bon Dieu ? – Quand est-ce donc que l'on pourra connatre que l'on est dans le chemin qui conduit au ciel ? – Non, non, M.F., tant que vous n'aimerez pas ceux qui sont d'une humeur, d'un caractre tout diffrents du vtre et mme ceux qui vous contredisent en ce que vous faites, vous ne serez qu'un hypocrite et non un bon chrtien. Faites, tant que vous voudrez, des autres biens, cela n'empchera pas que vous ne soyez damns. D'ailleurs, voyez la conduite qu'ont tenue les saints, et comment ils se sont comports envers leur prochain, en voil un exemple qui nous montre que cette vertu seule semble nous assurer le ciel.
Il est rapport dans l'histoire qu'un solitaire qui avait men une vie bien imparfaite, du moins en apparence et aux yeux du monde, se trouva l'heure de la mort si consol et si content, que son suprieur en fut bien tonn. Pensant que c'tait un aveuglement du dmon, il lui demanda d'o pouvait venir ce grand contentement ; qu'il savait bien pourtant que sa vie n'avait gure de quoi le rassurer, vu que les jugements de Dieu sont si terribles, mme aux plus justes. Ç Il est vrai, mon pre, lui dit le mourant, que je n'ai pas fait des Ïuvres extraordinaires, et mme que je n'ai presque rien fait de bon ; mais j'ai tch toute ma vie de pratiquer ce grand prcepte du Seigneur, qui est d'aimer tout le monde, de penser bien de tous, de supporter les dfauts et de les excuser et de leur rendre service ; je l'ai fait toutes les fois que l'occasion s'en est prsente ; j'ai tch de ne faire du mal personne, de ne parler mal de personne et de penser bien de tout le monde : voil mon pre, ce qui fait toute ma consolation et mon esprance dans ce moment, et ce qui, malgr toutes mes imperfections, me donne l'esprance que le bon Dieu aura piti de moi. È Le suprieur fut si tonn de cela, qu'il s'cria avec des transports d'admiration : Ç ï mon Dieu ! que cette vertu est belle et prcieuse vos yeux ! È – Ç Allez, mon fils, dit-il au solitaire, vous avez tout fait et tout accompli, en accomplissant ce commandement ; allez, le ciel vous est assur. È Ah ! M.F., si nous connaissions bien cette vertu, et quel en est le prix aux yeux de Dieu, avec quel empressement ne saisirions-nous pas toutes les occasions de la pratiquer, puisqu'elle renferme toutes les autres vertus et nous assure si bien le ciel ? Non, non, M.F., nous ne sommes que des hypocrites, tant que cette vertu n'accompagnera pas toutes nos actions.
Mais, pensez-vous en vous-mmes, d'o vient que nous n'avons pas cette charit, puisqu'elle nous rend dj si heureux dans ce monde par la paix et l'union qui rgnent entre ceux qui ont le grand bonheur de l'avoir ? – M.F., trois choses nous la font perdre, savoir : l'avarice, l'orgueil, et l'envie. Dites-moi, pourquoi est-ce que vous n'aimez pas cette personne ? Hlas ! c'est parce qu'elle n'entre pas dans vos intrts ; qu'elle aura dit quelques paroles contre vous, ou fait quelque chose qui ne vous a pas convenu ; ou bien parce que vous lui avez demand quelque service qu'elle vous a refus ; ou bien qu'elle aura fait quelque profit que vous espriez faire : voil ce qui vous empche de l'aimer comme vous le devez. Vous ne faites pas attention que tant que vous n'aimerez pas votre prochain, c'est--dire, tout le monde, comme vous voudriez que l'on vous aimt, vous tes un... que si vous veniez mourir, vous seriez damn. Cependant vous aimez encore nourrir dans votre cÏur des sentiments qui ne sont pas bien charitables, vous fuyez ces personnes ; mais, prenez bien garde, mon ami, que le bon Dieu ne vous fuie pas aussi. Ne perdez jamais de vue qu'autant de temps que vous n'aimez pas votre prochain, le bon Dieu est en fureur contre vous ; si vous veniez mourir, il vous prcipiterait de suite en enfer. ï mon Dieu ! peut-on bien vivre avec la haine dans le cÏur !... Hlas ! mon ami, vous n'tes plus qu'un abominable aux yeux de Dieu, si vous tes sans charit, Est-ce parce que vous voyez de grands dfauts dans votre voisin ? Hlas ! mon ami, soyez bien persuad, que vous en avez encore de bien plus grands aux yeux de Dieu et que vous ne connaissez pas. Il est vrai que nous ne devons pas aimer les dfauts et les vices du pcheur ; mais nous devons aimer sa personne ; car, quoique pcheur, il ne laisse pas que d'tre la crature de Dieu et son image. Si vous voulez n'aimer que ceux qui n'ont point de dfauts, vous n'aimerez personne, parce que personne n'est sans dfauts. Raisonnons, M.F., en meilleurs chrtiens : plus un chrtien est pcheur, plus il est digne de compassion et de possder une place dans notre cÏur. Non, M.F., tant mauvais que soient ceux avec qui nous vivons, nous ne devons pas les har ; mas, l'exemple de Jsus-Christ, les aimer plus que nous-mmes.
Voyez comment Jsus-Christ, qui est notre modle, s'est comport envers ses ennemis : il a pri pour eux et il est mort pour eux. Qui a port les aptres traverser les mers, et aller finir leur vie par le martyre ? N'est-ce pas l'amour pour leurs ennemis ? Voyez la charit de saint Franois-Xavier, qui quitta sa patrie et tous ses biens, pour aller habiter parmi des barbares, qui lui font souffrir tout ce qu'il est possible de faire souffrir un chrtien, sinon la mort. Voyez un saint Abraham, solitaire, qui quitta sa solitude pour aller prcher la foi dans un pays o personne n'avait pu la faire recevoir. N'est-ce pas sa charit qui fut cause qu'il fut frapp et tran par terre jusqu' tre laiss demi-mort. Ne pouvait-il pas les laisser dans leur aveuglement ? Oui, sans doute, mais sa charit, le grand dsir de sauver leurs pauvres mes, lui fait souffrir toutes ces injures [14] . Oui, M.F., celui qui a la charit ne voit point de dfauts dans son frre, mais seulement la ncessit de l'aider sauver son me, quoi qu'il en cote.
Nous disons que, si nous aimons bien notre prochain, nous prendrons bien garde de ne pas le scandaliser et de rien faire qui puisse le dtourner du bien pour le porter au mal. Oui, M.F., nous devons aimer tout le monde et lui faire du bien autant que nous le pouvons pour l'me et pour le corps ; parce que Jsus-Christ nous dit, que quand nous faisons quelque bien au prochain dans son corps, nous le faisons lui-mme ; mais, bien plus forte raison, quand nous l'aidons sauver son me. Ne perdons jamais de vue ces paroles de Jsus-Christ, qui nous dit dans l'vangile : Ç Venez, les bnis de mon Pre, j'ai eu faim, vous m'avez donn manger, etc. [15] È Voyez la charit de saint Srapion, qui quitta son habit pour le donner un pauvre ; il en rencontra un autre, il lui donna son habit de dessous ; ne lui restant plus que son livre d'vangile, il va le vendre pour pouvoir donner encore. Son disciple lui demanda qui l'avait ainsi dpouill ? Il lui dit, qu'il avait lu dans son livre : Ç Vendez et donnez tout ce que vous avez aux pauvres, et vous aurez un trsor dans le ciel ; c'est pour cela que j'ai vendu jusqu' mon livre. È Il alla encore plus loin, il se donna lui-mme une pauvre veuve pour se faire vendre, afin qu'elle et de quoi nourrir ses enfants ; et, tant conduit parmi les barbares, il eut le grand bonheur d'en convertir un grand nombre. Oh ! belle vertu ! si nous avions le bonheur de vous possder, que d'mes nous mnerions au bon Dieu !.... Quand saint Jean l'Aumnier pensait cette belle action de saint Srapion : Ç J'avais cru, disait-il ses amis, avoir fait quelque chose, en donnant tout mon argent aux pauvres ; mais j'ai reconnu que je n'ai encore rien fait, parce que je ne me suis pas donn moi-mme comme le bienheureux Srapion, qui se donna pour nourrir les enfants d'une veuve [16] . È
Concluons, M.F., que la charit est une des plus belles vertus, et qui nous assure le plus l'amiti du bon Dieu ; avec d'autres vertus, nous pouvons encore tre dans le chemin de l'enfer ; mais avec la charit, qui est universelle, qui ne fuit point, qui aime ses ennemis comme ses amis, qui fait du bien ceux qui lui font du mal, comme ceux qui lui font du bien !... celui qui la possde est sr que le ciel est pour lui !... C'est le bonheur que je vous souhaite.
[1] Omnis qui diligit, ex Deo natus est. I JOAN. IV, 7.
[2] MATTH. XVII, 40.
[3] ROM. XIII, 9-1O.
[4] JOAN. XIII, 35.
[5] EPH. IV, 2-6.
[6] ROM. XII, 15.
[7] Et violabant me ad populum meum, propter pugillum hordei, et fragmen panis, ut interficerent animas quae non moriuntur. Ez. XIII, 19.
[8] MATTH. IV, 9.
[9] Quid prodest homini si mundum universum lucretur, animae vero suae detrimentum patiatur ? MATTH. XVI, 26.
[10] JAC. II, 2-3
[11] Vie des Pres du dsert, t. IV, p. 23. Histoire d'Euloge d'Alexandrie et de son lpreux.
[12] I COR. XIII, 3.
[13] Vie des Pres du dsert, t. VIII, p. 244, Saint Simon Ç surnomm Sal ou Salus, c'est--dire l'Extravagant. È
[14] Vie des Pres du Dsert, t. VIII, p. 165. Saint Abraham, prtre et solitaire.
[15] MATTH. XXV, 34.
[16] Vie des Pres du dsert, t. IV, p. 49. Saint Srapion le Sindonite.