12me DIMANCHE APRéS LA PENTECïTE

(TROISIéME SERMON)

Sur l'amour du prochain.

 

 

Vade, et tu fac similiter.

Allez, et faites de mme.

(S. Luc, X, 37.)

 

Un docteur de la loi, nous dit saint Luc, se prŽsenta ˆ JŽsus-Christ, lui disant pour le tenter : Ç Ma”tre, que faut-il faire pour avoir la vie Žternelle ? È JŽsus-Christ lui rŽpondit : Ç Que porte votre loi, qu'y lisez-vous ? È Il lui rŽpondit : Ç Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cÏur, de toute votre ‰me et de toutes vos forces, et le prochain comme vous-mme. È – Ç Vous avez trs bien rŽpondu, lui rŽpliqua JŽsus-Christ ; allez, faites cela, et vous aurez la vie Žternelle. È Ensuite, le docteur lui demanda qui Žtait son prochain, et qui il devait aimer comme lui-mme. JŽsus-Christ lui proposa cet exemple : Ç Un homme allait de JŽrusalem ˆ JŽricho ; il tomba entre les mains des voleurs, qui, non contents de l'avoir dŽpouillŽ, le percrent de plaies, et le laissrent ˆ demi-mort sur la place. Dans le moment, il passa un prtre qui descendait par le mme chemin. Celui-ci l'ayant vu dans ce pitoyable Žtat, ne le regarda pas mme. Ensuite un lŽvite, l'ayant aperu, passa de mme ; mais un Samaritain qui suivait la mme route, l'ayant vu, s'approcha de lui, et en fut sensiblement touchŽ de compassion ; il descendit de son cheval, et se mit en Žtat de l'assister de tout son pouvoir. Il bassina ses plaies avec de l'huile et du vin, les banda ; l'ayant mis sur son cheval, il le porta dans une h™tellerie o il commanda au ma”tre d'en prendre tous les soins nŽcessaires, en lui disant que, si l'argent qu'il lui donnait ne suffisait pas, ˆ son retour, il lui rendrait ce qu'il aurait dŽpensŽ de plus. È JŽsus-Christ dit au docteur : Ç Lequel des trois pensez-vous avoir ŽtŽ le prochain de cet homme qui tomba entre les mains des voleurs ? È Le docteur lui rŽpondit : Ç Je crois que c'est celui qui a exercŽ les Ïuvres de misŽricorde envers cet homme. È – Ç Eh bien ! allez, lui dit JŽsus-Christ, faites de mme, et vous aurez la vie Žternelle. È Voilˆ, M.F., le modle parfait de la charitŽ que nous devons avoir pour notre prochain. Voyons donc, M.F., si nous avons cette charitŽ qui nous assure la vie Žternelle.

Mais, pour mieux vous en faire sentir la nŽcessitŽ, je vais vous montrer que toute notre religion n'est qu'une fausse religion, et que toutes nos vertus ne sont que fant™mes, et que nous ne sommes que des hypocrites aux yeux de Dieu, si nous n'avons pas cette charitŽ universelle pour tout le monde : c'est-ˆ-dire, pour les bons comme pour les mauvais, pour les pauvres comme pour les riches, pour tous ceux qui nous font du mal, comme pour ceux qui nous font du bien.

Non, M.F., il n'y a point de vertu qui nous fasse mieux conna”tre si nous sommes les enfants du bon Dieu, que la charitŽ [1]  ; et l'obligation que nous avons d'aimer notre prochain est si grande, que JŽsus-Christ nous en fait un commandement, qu'il place de suite aprs celui par lequel il nous commande de l'aimer de tout notre cÏur. Il nous dit que toute la loi et les prophtes sont renfermŽs dans ce commandement d'aimer notre prochain [2] . Oui, M.F., nous devons regarder cette obligation comme la plus universelle, la plus nŽcessaire et la plus essentielle ˆ la religion, ˆ notre salut ; parce qu'en accomplissant ce commandement, nous accomplissons tous les autres. Saint Paul nous dit que les autres commandements nous dŽfendent l'adultre, le vol, les injures, les faux tŽmoignages ; si nous aimons notre prochain, nous ne ferons rien de tout cela, parce que l'amour que nous avons pour notre prochain ne peut souffrir que nous lui fassions du mal [3] .

Je dis 1¡ que ce commandement, qui nous ordonne d'aimer notre prochain, est le plus nŽcessaire ˆ notre salut, puisque saint Jean nous dit que, si nous n'aimons pas notre frre, c'est-ˆ-dire tout le monde, nous demeurons dans un Žtat de rŽprobation. Nous voyons encore que JŽsus-Christ a tant ˆ cÏur l'accomplissement de ce commandement, qu'il nous dit que ce n'est que par l'amitiŽ que nous aurons les uns pour les autres qu'il nous reconna”tra pour ses enfants [4] .

2¡ Je dis, M.F., que ce qui nous impose une si grande obligation de nous aimer les uns les autres, c'est que nous avons tous le mme crŽateur, tous une mme origine ; que nous ne sommes tous qu'une mme famille, dont JŽsus-Christ est le pre, et que nous portons tous son image et sa ressemblance ; que nous sommes tous crŽŽs pour une mme fin, qui est la gloire Žternelle, et que nous avons tous ŽtŽ rachetŽs par la mort et passion de JŽsus-Christ. D'aprs cela, M.F., nous ne pouvons pas refuser d'aimer notre prochain, sans outrager JŽsus-Christ lui-mme, qui nous le commande sous peine de damnation Žternelle. Saint Paul mous dit que, puisque nous avons tous une mme espŽrance, qui est la vie Žternelle, un mme Seigneur, une mme foi, un mme baptme et un mme Dieu, qui est le pre de tous les hommes, nous devons donc aimer tous les hommes comme nous-mmes, si nous voulons plaire ˆ JŽsus-Christ et sauver nos ‰mes [5] .

Mais, peut-tre pensez-vous, en quoi consiste donc l'amour que nous devons avoir pour notre prochain ? M.F., cet amour consiste en trois choses : 1¡ ˆ vouloir du bien ˆ tout le monde ; 2¡ ˆ leur en faire toutes les fois que nous pouvons ; 3¡ supporter, excuser et cacher leurs dŽfauts. Voilˆ, M.F., la vraie charitŽ due au prochain, et la vŽritable marque d'une vraie charitŽ, sans laquelle nous ne pouvons ni plaire ˆ Dieu, ni sauver nos ‰mes.

1¡ Nous devons souhaiter du bien ˆ tout le monde, et tre bien affligŽ lorsque nous apprenons qu'il lui arrive quelque mal, parce que nous devons considŽrer tous les hommes, mme nos ennemis, comme nos frres ; nous devons montrer un air bon et affable envers tout le monde ; ne point porter envie ˆ ceux qui sont mieux que nous ; nous devons aimer les bons ˆ cause de leurs vertus, et aimer les mŽchants, afin qu'ils deviennent bons ; souhaiter la persŽvŽrance aux premiers et la conversion aux autres. Si un homme est un grand pŽcheur et un mŽchant, nous pouvons ha•r le pŽchŽ, qui est l'ouvrage de l'homme et du dŽmon ; mais il faut aimer sa personne, qui est l'image de Dieu.

2¡ Nous devons faire du bien ˆ tout le monde, du moins autant que nous le pouvons ; ce qui se fait en trois manires qui regardent les biens du corps, les biens de l'honneur, et les biens de l'‰me. Par rapport aux bien du corps, nous ne devons jamais faire tort au prochain, ni lui empcher de gagner quelque chose, quand mme ce profit pourrait nous revenir. Il n'y a point de chrŽtiens si agrŽables ˆ Dieu que ceux qui portent compassion aux malheureux. Voyez saint Paul : il nous dit qu'il pleurait avec ceux qui pleuraient, et se rŽjouissait avec ceux qui Žtaient dans la joie [6] . Quant ˆ l'honneur du prochain, nous devons bien prendre garde de ne jamais nuire ˆ sa rŽputation par des mŽdisances, et, encore bien moins, par des calomnies. Si nous pouvons empcher ceux qui en disent du mal, il faut les en empcher ; si nous ne pouvons pas, il faut les quitter, ou bien, dire tout le bien que nous savons de ces personnes, Mais pour les biens de l'‰me, qui sont cent fois plus prŽcieux que ceux du corps, nous pouvons leur procurer ces biens en priant pour eux, en les dŽtournant du mal par nos conseils, et, surtout, par nos bons exemples ; nous y sommes spŽcialement obligŽs envers ceux avec qui nous vivons. Les pres et mres, ma”tres et ma”tresses y sont obligŽs d'une manire particulire, ˆ cause du compte qu'ils auront ˆ rendre ˆ Dieu de leurs enfants. HŽlas ! M.F., peut-on bien dire que les pres et mres aiment leurs enfants, quand ils les voient vivre avec tant d'indiffŽrence pour tout ce qui regarde le salut de leurs ‰mes ! HŽlas ! M.F., un pre et une mre qui auraient la charitŽ qu'ils devraient avoir pour leurs enfants, pourraient-ils vivre sans verser des larmes, nuit et jour, sur le malheureux Žtat de leurs enfants qui sont dans le pŽchŽ, qui vivent, hŽlas ! en rŽprouvŽs, qui ne sont plus pour le ciel, qui ne sont plus que pour l'enfer ?... HŽlas ! M.F., comment aimeront-ils ˆ leur procurer leur salut, Puisqu'ils ne pensent pas mme ˆ leur propre salut ? HŽlas ! M.F., combien de pres et mres qui devraient gŽmir et prier continuellement sur l'Žtat de leurs pauvres enfants, et qui les dŽtournent du bien et les portent au mal ; en les entretenant des torts, des disputes, des injures que leur ont dites ou faits leurs voisins, de leur mauvaise foi, des moyens qu'ils ont employŽs pour se venger : ce qui porte souvent les enfants ˆ vouloir eux-mmes se venger, ou, du moins, ˆ conserver la haine dans le cÏur.

Oh ! M.F., que les premiers chrŽtiens Žtaient bien ŽloignŽs de tout cela, parce qu'ils sentaient le prix d'une ‰me ? Ah ! M.F., si un pre et une mre connaissaient la valeur d'une ‰me, pourraient-ils laisser perdre, avec tant d'indiffŽrence, celles de leurs pauvres enfants ou de leurs domestiques ? pourraient-ils leur faire manquer leur prire, pour les faire travailler ? auraient-ils le courage de leur faire manquer les saints offices ? ï mon Dieu ! que vont-ils rŽpondre ˆ JŽsus-Christ lorsqu'il va leur montrer qu'ils ont prŽfŽrŽ une bte ˆ l'‰me de leurs enfants ! Ah ! que dis-je, une poignŽe de foin [7]  ! Ah ! pauvre ‰me, que l'on t'estime peu ! Non, non, M.F., ces pres et mres aveugles et ignorants n'ont jamais compris que la perte d'une ‰me est un plus grand mal que la destruction de toutes les crŽatures qui existent sur la terre. Jugeons, M.F., de la dignitŽ d'une ‰me par celle des anges : un ange est si parfait que tout ce que nous voyons sur la terre et dans le ciel, est moins qu'un grain de poussire en comparaison du soleil ; et cependant quelque parfaits que soient les anges, ils n'ont cožtŽ ˆ Dieu qu'une parole ; tandis qu'une ‰me a cožtŽ la valeur de son sang adorable. Le dŽmon, pour tenter le Sau­veur, lui offrit tous les royaumes de monde, en lui disant : Ç Si tu veux te prosterner devant moi, je te donnerai tous ces biens [8]  ; È ce qui nous montre qu'une ‰me est infiniment plus prŽcieuse aux yeux de Dieu, et mme du dŽmon, que tout l'univers avec tout ce qu'il possde [9] . Ah ! quelle honte pour ces pres et mres qui estiment moins l'‰me de leurs enfants, que le dŽmon ne l'estime lui-mme !

Oui, M.F., votre ‰me est d'un si grand prix, que saint Jean Chrysostome nous dit que, quand il n'y aurait eu qu'un seul homme sur la terre, son ‰me est si prŽcieuse ˆ JŽsus-Christ, qu'il n'aurait pas cru indigne de lui, de mourir pour la sauver. Ç Oui, dit-il, une ‰me est si chre ˆ son CrŽateur, que, si elle l'aimait, il anŽantirait plut™t les cieux que de la laisser pŽrir. È Ç ï corps, s'Žcriait saint Bernard, que vous tes honorŽ de loger une si belle ‰me ! È Dites-moi, M.F., si vous aviez ŽtŽ au pied de la croix, et que vous eussiez ramassŽ le sang adorable de JŽsus-Christ dans un vase, avec quel respect ne l'auriez-vous pas conservŽ ? Or, M.F., nous devons avoir autant de respect et de soin pour conserver notre ‰me, parce qu'elle a cožtŽ tout le sang de JŽsus-Christ. Ç Depuis, nous dit saint Augustin, que j'ai reconnu que mon ‰me a ŽtŽ rachetŽe par le sang d'un Dieu, j'ai rŽsolu de la conserver, aux dŽpens mme de ma vie, et de ne jamais la vendre au dŽmon par le pŽchŽ. È Ah ! pres et mres, si vous Žtiez bien convaincus que vous tes les gardiens des ‰mes de vos enfants, pourriez-vous bien les laisser pŽrir avec tant de froideur ? Mon Dieu, que de personnes damnŽes pour avoir laissŽ perdre de pauvres ‰mes, ce qu'ils auraient bien pu empcher s'ils l'avaient voulu ! Non, M.F., nous n'avons pas la charitŽ que nous devrions avoir les uns pour les autres, et surtout pour nos enfants et nos domestiques.

Nous lisons dans l'histoire, que du temps des premiers chrŽtiens, lorsque les empereurs pa•ens les interrogeaient pour savoir ce qu'ils Žtaient, ils leur rŽpondaient : Ç Vous nous demandez ce que nous sommes, le voici : Nous ne faisons qu'un peuple et qu'une famille, que les liens de la charitŽ unissent ensemble ; pour nos biens, ils sont tous en commun : celui qui a donne ˆ celui qui n'a pas ; personne ne se plaint, personne ne se venge, personne ne se dit du mal, et personne ne s'en fait. Nous prions les uns pour les autres, et mme pour nos ennemis ; au lieu de nous venger, nous faisons du bien ˆ ceux qui nous font du mal, nous bŽnissons ceux qui nous maudissent. È Ah ! M.F., que sont devenus ces temps heureux ? HŽlas ! que de chrŽtiens maintenant ne sont possŽdŽs que de l'amour d'eux-mmes, et n'en ont point pour le prochain !

Voulez-vous, M.F., savoir ce que sont les chrŽtiens de nos jours ? ƒcoutez-moi, le voici. Si deux personnes qui sont ensemble sont de mme humeur, de mme caractre, ou bien ont les mmes inclinations, vous les voyez s'aimant bien, vivre ensemble ; ce n'est encore pas difficile. Mais, si l'humeur ou le caractre ne s'accordent pas ; il n'y a plus ni paix, ni amitiŽ, ni charitŽ, ni prochain. HŽlas ! M.F., ce sont des chrŽtiens qui n'ont qu'une fausse religion : ils n'aiment leur prochain qu'autant qu'il est de leur inclination, et qu'il entre dans leurs sentiments et leurs intŽrts ; autrement, l'on ne peut plus se voir, se souffrir ensemble : il faut se sŽparer, dit-on, pour avoir la paix et sauver son ‰me. Allez, pauvres hypocrites, allez, sŽparez-vous de ceux qui ne sont pas, dites-vous, de votre caractre, et avec qui vous ne pouvez pas vivre ; vous ne vous Žloignerez pas aussi loin d'eux que vous l'tes de Dieu. Allez, votre religion n'est qu'un fant™me, et vous n'tes vous-mmes que des rŽprouvŽs. Vous n'avez jamais connu ni votre religion, ni ce qu'elle vous commande, ni la charitŽ que vous devez avoir pour votre frre afin de plaire ˆ Dieu et vous sauver. Il n'est pas bien difficile d'aimer ceux qui nous aiment, et qui sont de nos sentiments dans tout ce que nous disons ou faisons ; car en cela, il n'y a rien de plus que les pa•ens, ils en faisaient tout autant. Saint Jacques nous dit [10]  : Ç Si vous faites bon accueil ˆ un riche, et que vous mŽprisiez un pauvre ; si vous saluez de bonne gr‰ce celui qui vous a fait quelque bien, tandis qu'ˆ peine saluez-vous celui qui vous a fait quelque insulte ; ni vous n'accomplissez la loi, ni vous n'avez la charitŽ que vous devez avoir ; vous ne faites rien de plus que ceux qui ne connaissent pas le bon Dieu. È – Ç Mais, me direz-vous, comment devons-nous donc aimer notre prochain ? È – Le voici. Saint Augustin nous dit que nous devons l'aimer comme JŽsus-Christ nous aime : il n'a consultŽ ni la chair ni le sang, mais il nous a aimŽs pour nous sanctifier et nous mŽriter la vie Žternelle. Nous devons souhaiter et dŽsirer ˆ notre prochain tout le bien que nous pouvons souhaiter pour nous-mmes.

Oui, M.F., nous ne conna”trons que nous sommes dans le chemin du ciel et que nous aimons vŽritablement le bon Dieu que d'autant que, nous trouvant avec des personnes entirement opposŽes ˆ notre caractre, et qui semblent nous contredire en tout, nous les aimons cependant comme nous-mmes, nous les voyons de bonne gr‰ce, nous en disons du bien et jamais du mal, nous recherchons leur compagnie, nous les prŽvenons et nous leur rendons service de prŽfŽrence ˆ tous ceux qui entrent dans nos intŽrts et ne nous contredisent en rien. Si nous faisons cela, nous pouvons espŽrer que notre ‰me est dans l'amitiŽ de Dieu et que nous aimons notre prochain chrŽtiennement. Voilˆ la rgle et le modle que JŽsus-Christ nous a laissŽs et que tons les saints ont suivis ; ne nous y trompons point, il n'y a point d'autre chemin qui nous conduise au ciel. Si vous ne faites pas cela, ne doutez pas d'un seul instant, que vous ne marchiez dans celui de la perdition. Allez, pauvres aveugles, priez, faites pŽnitence, assistez bien aux offices, frŽquentez les sacrements, tous les jours, si vous le voulez ; donnez tout votre bien ˆ ceux qui vous aiment, vous ne laisserez pas que d'aller bržler ˆ la fin de votre vie ! HŽlas ! M.F., qu'il y a peu de vŽritable dŽvotion ! que de dŽvotions de caractre, de penchant ! Il y a des gens qui donnent tout, et qui sont prts ˆ tout sacrifier, quand c'est pour des personnes qui leur conviennent ou qui les aiment. HŽlas ! qu'il y en a peu qui ont cette charitŽ qui pla”t ˆ Dieu et qui conduit au ciel ! Tenez, M.F., voulez-vous un bel exemple de la charitŽ chrŽtienne ? en voici un qui peut vous servir de modle, toute votre vie.

Il est rapportŽ dans l'histoire des Pres du dŽsert [11] , qu'un solitaire rencontra dans le chemin un pauvre estropiŽ tout couvert d'ulcres et de pourriture ; il Žtait dans un Žtat si misŽrable qu'il ne pouvait ni gagner sa vie, ni se tra”ner. Le solitaire, touchŽ de compassion, le porta dans sa cellule, lui donna tous les soulagements qu'il put. Ce pauvre, ayant repris ses forces, le solitaire lui dit : Ç Voulez-vous, mon cher frre, demeu­rer avec moi, je ferai tout ce que je pourrai pour vous nourrir, et nous prierons et nous servirons le bon Dieu ensemble. È – Ç Oh ! que vous me donnez de joie, lui dit le pauvre ! que je suis heureux de trouver dans votre charitŽ une ressource ˆ ma misre ! È Le solitaire, qui avait dŽjˆ bien de la peine ˆ gagner sa vie, redoubla son travail pour avoir de quoi nourrir son pauvre ; et il t‰chait de le nourrir le mieux qu'il pouvait et bien mieux qu'il ne se nourrissait lui-mme. Mais, au bout de quelque temps, ce pauvre commena ˆ murmurer contre son bienfaiteur, se plaignant de ce qu'il le nourrissait trop mal. Ç HŽlas ! mon cher ami, lui dit le solitaire, je vous nourris mieux que moi-mme, je ne puis faire autre chose pour vous que ce que je fais. È Quelques jours aprs, cet ingrat recommena ses plaintes, et vomit contre son bienfaiteur un torrent d'injures. Le solitaire souffrit tout cela avec patience, sans rien rŽpondre. Le pauvre fut honteux d'avoir parlŽ de la sorte ˆ un si saint homme, qui ne lui faisait que du bien ; et il lui demanda pardon. Mais il retomba bient™t dans les mmes impatiences, et prit une telle haine contre ce bon solitaire, qu'il ne pouvait plus le supporter. Ç Je suis ennuyŽ de vivre avec toi, lui dit-il ; je veux que tu me reportes dans le chemin o tu m'as trouvŽ ; je ne suis pas accoutumŽ ˆ tre si mal nourri. È Le solitaire lui demanda pardon, lui promettant qu'il t‰cherait de le mieux traiter. Le bon Dieu lui inspira d'aller trouver un bourgeois charitable du voisinage, pour lui demander de la nourriture un peu meilleure pour son estropiŽ. Le bourgeois, touchŽ de compassion, lui dit de venir tous les jours chercher de quoi le nourrir. Le pauvre parut content ; mais au bout de quelques semaines, il recommena ˆ faire de nouveaux et de piquants reproches au solitaire. Ç Va, lui dit-il, tu n'es qu'un hypocrite, tu fais semblant d'aller chercher l'aum™ne pour moi, et c'est pour toi ; tu manges le meilleur en secret, et tu ne me donnes que tes restes. È – Ç Ah ! mon ami, lui dit le solitaire, vous me faites injure, je vous assure que je ne demande jamais rien pour moi, que je ne touche pas mme un morceau de ce que l'on me donne pour vous ; si vous n'tes pas content des services que je vous rends, ayez au moins patience pour l'amour de JŽsus-Christ, en attendant que je fasse mieux. È – Ç Va, lui dit le pauvre, je n'ai pas besoin de tes remontrances, È et, sur le champ, il se saisit d'un caillou, et le jeta ˆ la tte du solitaire, qui Žvita le coup. Ensuite ce malheureux prit un gros b‰ton, dont il se servait pour se tra”ner, et lui en donna un si rude coup, qu'il le fit tomber par terre. Ç Le bon Dieu vous pardonne, lui dit le bon solitaire ; pour moi, je vous pardonne bien, pour l'amour de JŽsus-Christ, les mauvais traitements que vous me faites. È – Ç Tu dis que tu me pardonnes ; mais ce n'est que du bout des lvres, parce que je sais que tu me voudrais dŽjˆ voir mort. È – Ç Je vous assure, mon ami, lui dit tendrement le bon solitaire, que c'est de tout mon cÏur que je vous pardonne. È Ce bon solitaire voulut l'embrasser pour marquer qu'il l'aimait. Dans ce moment, le pauvre le prit par la gorge, lui dŽchira le visage avec ses ongles, et voulait l'Žtrangler. Le solitaire s'Žtant dŽbarrassŽ de ses mains, le pauvre lui dit : Ç Va, tu ne mourras jamais que de mes mains. È Ce bon solitaire, qui Žtait toujours touchŽ de compassion et rempli d'une charitŽ vraiment chrŽtienne, prit patience avec lui pendant trois ou quatre ans. Pendant ce temps-lˆ, il n'y a que Dieu qui sache combien il eut ˆ souffrir de la part du pauvre. Il lui disait ˆ tout moment qu'il voulait qu'il le report‰t dans le chemin o il l'avait trouvŽ, qu'il aimait mieux mourir de faim ou de froid, ou bien tre dŽvorŽ par les btes, que de vivre avec lui. Ce bon solitaire ne savait ˆ quoi se dŽterminer ; d'un c™tŽ, sa charitŽ lui reprŽsentait qu'en le reportant dans l'endroit o il l'avait trouvŽ, il allait pŽrir de misre ; d'un autre c™tŽ, il craignait de perdre patience dans ce combat. Il lui vint la pensŽe d'aller consulter saint Antoine sur le parti qu'il devait prendre pour tre le plus agrŽable au bon Dieu ; il ne craignait ni la peine, ni les outrages qu'il recevait pour tous ses bienfaits ; mais il voulait seulement conna”tre la volontŽ de Dieu. ƒtant auprs de saint Antoine, sans rien lui dire, celui-ci, par la bouche duquel le Saint-Esprit parlait, lui dit : Ç Ah ! mon fils, je sais ce qui vous amne ici, et pourquoi vous venez me trouver. Gardez-vous bien de suivre la pensŽe que vous avez de renvoyer ce pauvre ; c'est une rude tentation du dŽmon, qui veut vous ™ter votre couronne ; si vous aviez le malheur de l'abandonner, mon fils, le bon Dieu ne l'abandonnerait pas. È Il semblait, d'aprs ce que saint Antoine lui dit, que son salut fžt attachŽ aux soins qu'il donnait ˆ ce pauvre. Ç Mais, mon pre, lui dit le solitaire, je crains de perdre patience avec lui. È – Ç Et pourquoi la perdriez-vous, mon fils, lui rŽpliqua saint Antoine, ne savez-vous pas que c'est envers ceux qui nous font le plus de mal, que nous devons exercer le plus gŽnŽreusement notre charitŽ ? Mon fils, dites-moi, quel mŽrite auriez-vous d'avoir la patience avec une personne qui ne vous ferait jamais de mal ? Ne savez-vous pas, mon fils, que la charitŽ est une vertu courageuse, qui ne regarde pas les vices de celui qui nous fait de la peine, mais qui ne regarde que Dieu seul ? Aussi, mon fils, je vous engage grandement ˆ garder ce pauvre : plus il est mŽchant, plus vous devez eu avoir pitiŽ ; tout ce que vous lui ferez par charitŽ, JŽsus-Christ le tiendra pour fait ˆ lui-mme. Faites voir, mon fils, par votre patience, que vous tes le disciple d'un Dieu souffrant. Souvenez-vous que c'est par la patience et par la charitŽ que l'on conna”t un chrŽtien. Regardez ce pauvre comme celui dont Dieu veut se servir pour vous faire travailler ˆ votre couronne. È Le solitaire fut trs satisfait de savoir de ce grand saint que c'Žtait la volontŽ de Dieu qu'il gard‰t son pauvre, et que tout ce qu'il faisait envers lui Žtait trs agrŽable ˆ Dieu. Il va trouver son pauvre, et oubliant toutes les injures et les mauvais traitements qu'il en avait reus jusqu'ˆ ce jour, lui montrant une charitŽ qui n'avait plus de bornes, il le servait avec une humilitŽ admirable, et ne cessait de prier pour lui. Le bon Dieu vit dans ce jeune solitaire tant de patience et de charitŽ qu'il convertit ce pauvre ; et par lˆ montra ˆ son serviteur, combien tout ce qu'il avait fait lui Žtait agrŽable, puisqu'il accordait ˆ ce malheureux son salut et sa conversion.

Que pensez-vous de cela, M.F. ? Est-ce lˆ une charitŽ chrŽtienne, oui ou non ? Oh ! que cet exemple, au grand jour du jugement, va confondre de chrŽtiens qui ne veulent pas seulement souffrir une parole, supporter huit jours, le mauvais caractre d'une personne, sans murmurer, sans lui vouloir peut-tre du mal. Il faut se quitter, il faut se sŽparer pour avoir la paix, dit-on. ï mon Dieu ! que de chrŽtiens se damnent par le dŽfaut de charitŽ ! Non, non, M.F., quand vous feriez mme des miracles, vous ne serez jamais sauvŽs, si vous n'avez pas la charitŽ. Non, M.F., ce n'est pas conna”tre sa religion ; ce n'est avoir qu'une religion de caprice, d'humeur et de penchant. Allez, allez, vous n'tes que des hypocrites et des rŽprouvŽs ! Sans la charitŽ, jamais vous ne verrez le bon Dieu, jamais vous n'irez au ciel !... Donnez votre bien, faites de grandes aum™nes ˆ ceux qui vous aiment ou qui vous plaisent, assistez tous les jours ˆ la sainte Messe, communiez tous les jours, si vous voulez ; vous n'tes que des hypocrites et des rŽprouvŽs ; continuez votre route et vous serez bient™t en enfer !... Vous ne pouvez supporter les dŽfauts de votre prochain parce qu'il est trop pŽnible, vous n'aimez pas ˆ tre avec lui. Allez voir, allez, malheureux, vous n'tes qu'un hypocrite, vous n'avez qu'une fausse religion, qui, avec tout ce que vous faites de bien, vous conduira en enfer. ï mon Dieu ! que cette vertu est rare ! HŽlas ! elle est aussi rare que sont rares ceux qui iront au ciel.

Je n'aime pas mme les voir, direz-vous ; ˆ l'Žglise, ils me donnent des distractions avec toutes leurs manires. Ah ! malheureux, dites plut™t que vous n'avez pas la charitŽ, et que vous n'tes qu'un misŽrable, qui n'aimez que ceux qui entrent dans vos sentiments ou vos intŽrts, qui ne vous contredisent en rien, et qui vous flattent de vos bonnes Ïuvres, qui aiment ˆ vous remercier de vos bienfaits et qui vous paient de reconnaissance. Vous ferez tout pour ceux-ci, vous ne craignez pas mme de vous priver de votre nŽcessaire pour les soulager ; mais, s'ils vous mŽprisent ou paient d'ingratitude, vous ne les aimez plus, vous ne voulez plus les voir, vous fuyez leurs compagnies ; vous tes content de couper court aux entretiens que vous avez avec eux. ï mon Dieu ! que de fausses dŽvotions qui ne peuvent nous conduire que parmi les rŽprouvŽs !

Si vous en doutez, M.F., Žcoutez saint Paul, qui ne peut vous tromper : Ç Quand, nous dit-il, je donnerais tout mon bien aux pauvres, quand je ferais des miracles en ressuscitant les morts, si je n'ai pas la charitŽ, je ne suis rien autre qu'un hypocrite [12] . È Mais pour mieux vous en convaincre, parcourez toute la passion de Notre-Seigneur JŽsus-Christ, voyez toutes les Vies des Saints, vous n'en trouverez aucun qui n'ait pas cette vertu : c'est-ˆ-dire, qui n'ait pas aimŽ ceux qui lui faisaient des injures, qui lui voulaient du mal, qui le payaient d'ingratitude pour ses bienfaits. Non, non, vous n'en verrez pas un qui n'ait pas prŽfŽrŽ de faire du bien ˆ celui qui lui aura fait quelques torts. Voyez saint Franois de Sales, qui nous dit que, s'il n'avait qu'une bonne Ïuvre ˆ faire, il choisirait celui qui lui a fait quelque outrage, plut™t que celui qui lui a rendu quelque service. HŽlas ! M.F., qu'une personne qui n'a pas la charitŽ va loin pour le mal ! Si une personne lui a fait quelque peine, vous la voyez examiner toutes ses actions ; elle les juge, elle les condamne, elle les tourne en mal, toujours croyant avoir raison. – Mais, me direz-vous, il y a bien des fois que l'on voit qu'ils agissent mal, l'on ne peut pas penser autrement. – Mon ami, comme vous n'avez point de charitŽ, vous croyez qu'ils font mal ; mais si vous aviez la charitŽ, vous penseriez bien autrement, parce que vous penseriez toujours que vous pouvez bien vous tromper, comme cela arrive si souvent ; et pour vous en convaincre, en voici un exemple, que je vous prie de ne jamais effacer de votre esprit, surtout quand vous penserez que votre prochain fait mal.

Il est rapportŽ dans l'histoire des Pres du dŽsert [13] , qu'un solitaire nommŽ SimŽon, Žtant restŽ plusieurs annŽes dans la solitude, il lui vint la pensŽe d'aller dans le monde ; mais il demanda au bon Dieu que jamais de sa vie, les hommes ne connussent ses intentions. Le bon Dieu lui ayant accordŽ cette gr‰ce, il alla dans le monde. Il contrefaisait le fou, il dŽlivrait les possŽdŽs du dŽmon, et il guŽrissait les malades ; il allait dans les maisons des femmes de mauvaise vie ; leur faisait jurer qu'elles n'aimeraient que lui, leur donnant tout l'argent qu'il avait. Tout le monde le regardait comme un solitaire qui avait perdu l'esprit. L'on voyait tous les jours cet homme, qui avait plus de soixante-dix ans, jouer avec les enfants dans les rues ; d'autres fois, il allait se jeter au travers des danses publiques pour sauter avec les autres, en leur disant quelques mots qui leur montraient bien le mal qu'ils faisaient. Mais on regardait cela comme venant d'un fou, et l'on ne faisait que le mŽpriser. D'autres fois, il montait sur les thŽ‰tres, d'o il jetait des pierres ˆ tous ceux qui Žtaient en bas. Quand il voyait des personnes qui Žtaient possŽdŽes du dŽmon, il se mettait avec elles, et contrefaisait le possŽdŽ comme si lui-mme l'ežt ŽtŽ. On le voyait courir dans les auberges, se mettre avec les ivrognes ; dans les marchŽs, il se roulait par terre, et faisait mille autres choses toutes fort extravagantes. Tout le monde le condamnait, le mŽprisait ; les uns le regardaient comme un fou, les autres, comme un libertin et un mauvais sujet qui ne mŽritait que la prison. Et cependant, M.F., malgrŽ tout cela, c'Žtait un saint, qui ne cherchait que le mŽpris et ˆ gagner les ‰mes ˆ Dieu, quoique tout le monde en juge‰t mal. Ce qui nous montre que quoique les actions mmes de notre prochain nous paraissent mauvaises, nous ne devons pas, nous, en juger mal. Souvent nous les jugeons mauvaises, tandis qu'aux yeux de Dieu, elles ne le sont pas.

Ah ! que celui qui aurait le bonheur d'avoir la charitŽ, cette belle et incomparable vertu, se garderait bien de juger et de vouloir mal ˆ son prochain ! – Mais, me direz-vous, son caractre est trop mauvais, l'on ne peut pas y tenir. – Vous ne pouvez pas y tenir, mon ami, vous croyez donc tre un saint, et sans dŽfaut ? pauvre aveugle ! vous verrez un jour que vous en avez plus fait souffrir ˆ ceux qui sont autour de vous, qu'ils ne vous en ont fait souffrir. C'est l'ordinaire que les plus mauvais croient qu'ils ne font rien souffrir aux autres, et qu'ils ont tout ˆ souffrir des autres. ï mon Dieu, que l'homme est aveugle, quand la charitŽ n'est pas dans son cÏur ! D'un autre c™tŽ, si vous n'aviez rien ˆ souffrir de la part de ceux qui sont avec vous, qu'auriez-vous donc ˆ prŽsenter au bon Dieu ? – Quand est-ce donc que l'on pourra conna”tre que l'on est dans le chemin qui conduit au ciel ? – Non, non, M.F., tant que vous n'aimerez pas ceux qui sont d'une humeur, d'un caractre tout diffŽrents du v™tre et mme ceux qui vous contredisent en ce que vous faites, vous ne serez qu'un hypocrite et non un bon chrŽtien. Faites, tant que vous voudrez, des autres biens, cela n'empchera pas que vous ne soyez damnŽs. D'ailleurs, voyez la conduite qu'ont tenue les saints, et comment ils se sont comportŽs envers leur prochain, en voilˆ un exemple qui nous montre que cette vertu seule semble nous assurer le ciel.

Il est rapportŽ dans l'histoire qu'un solitaire qui avait menŽ une vie bien imparfaite, du moins en apparence et aux yeux du monde, se trouva ˆ l'heure de la mort si consolŽ et si content, que son supŽrieur en fut bien ŽtonnŽ. Pensant que c'Žtait un aveuglement du dŽmon, il lui demanda d'o pouvait venir ce grand contentement ; qu'il savait bien pourtant que sa vie n'avait gure de quoi le rassurer, vu que les jugements de Dieu sont si terribles, mme aux plus justes. Ç Il est vrai, mon pre, lui dit le mourant, que je n'ai pas fait des Ïuvres extraordinaires, et mme que je n'ai presque rien fait de bon ; mais j'ai t‰chŽ toute ma vie de pratiquer ce grand prŽcepte du Seigneur, qui est d'aimer tout le monde, de penser bien de tous, de supporter les dŽfauts et de les excuser et de leur rendre service ; je l'ai fait toutes les fois que l'occasion s'en est prŽsentŽe ; j'ai t‰chŽ de ne faire du mal ˆ personne, de ne parler mal de personne et de penser bien de tout le monde : voilˆ mon pre, ce qui fait toute ma consolation et mon espŽrance dans ce moment, et ce qui, malgrŽ toutes mes imperfections, me donne l'espŽrance que le bon Dieu aura pitiŽ de moi. È Le supŽrieur fut si ŽtonnŽ de cela, qu'il s'Žcria avec des transports d'admiration : Ç ï mon Dieu ! que cette vertu est belle et prŽcieuse ˆ vos yeux ! È – Ç Allez, mon fils, dit-il au solitaire, vous avez tout fait et tout accompli, en accomplissant ce commandement ; allez, le ciel vous est assurŽ. È Ah ! M.F., si nous connaissions bien cette vertu, et quel en est le prix aux yeux de Dieu, avec quel empressement ne saisirions-nous pas toutes les occasions de la pratiquer, puisqu'elle renferme toutes les autres vertus et nous assure si bien le ciel ? Non, non, M.F., nous ne sommes que des hypocrites, tant que cette vertu n'accompagnera pas toutes nos actions.

Mais, pensez-vous en vous-mmes, d'o vient que nous n'avons pas cette charitŽ, puisqu'elle nous rend dŽjˆ si heureux dans ce monde par la paix et l'union qui rgnent entre ceux qui ont le grand bonheur de l'avoir ? – M.F., trois choses nous la font perdre, savoir : l'avarice, l'orgueil, et l'envie. Dites-moi, pourquoi est-ce que vous n'aimez pas cette personne ? HŽlas ! c'est parce qu'elle n'entre pas dans vos intŽrts ; qu'elle aura dit quelques paroles contre vous, ou fait quelque chose qui ne vous a pas convenu ; ou bien parce que vous lui avez demandŽ quelque service qu'elle vous a refusŽ ; ou bien qu'elle aura fait quelque profit que vous espŽriez faire : voilˆ ce qui vous empche de l'aimer comme vous le devez. Vous ne faites pas attention que tant que vous n'aimerez pas votre prochain, c'est-ˆ-dire, tout le monde, comme vous voudriez que l'on vous aim‰t, vous tes un... que si vous veniez ˆ mourir, vous seriez damnŽ. Cependant vous aimez encore ˆ nourrir dans votre cÏur des sentiments qui ne sont pas bien charitables, vous fuyez ces personnes ; mais, prenez bien garde, mon ami, que le bon Dieu ne vous fuie pas aussi. Ne perdez jamais de vue qu'autant de temps que vous n'aimez pas votre prochain, le bon Dieu est en fureur contre vous ; si vous veniez ˆ mourir, il vous prŽcipiterait de suite en enfer. ï mon Dieu ! peut-on bien vivre avec la haine dans le cÏur !... HŽlas ! mon ami, vous n'tes plus qu'un abominable aux yeux de Dieu, si vous tes sans charitŽ, Est-ce parce que vous voyez de grands dŽfauts dans votre voisin ? HŽlas ! mon ami, soyez bien persuadŽ, que vous en avez encore de bien plus grands aux yeux de Dieu et que vous ne connaissez pas. Il est vrai que nous ne devons pas aimer les dŽfauts et les vices du pŽcheur ; mais nous devons aimer sa personne ; car, quoique pŽcheur, il ne laisse pas que d'tre la crŽature de Dieu et son image. Si vous voulez n'aimer que ceux qui n'ont point de dŽfauts, vous n'aimerez personne, parce que personne n'est sans dŽfauts. Raisonnons, M.F., en meilleurs chrŽtiens : plus un chrŽtien est pŽcheur, plus il est digne de compassion et de possŽder une place dans notre cÏur. Non, M.F., tant mauvais que soient ceux avec qui nous vivons, nous ne devons pas les ha•r ; mas, ˆ l'exemple de JŽsus-Christ, les aimer plus que nous-mmes.

Voyez comment JŽsus-Christ, qui est notre modle, s'est comportŽ envers ses ennemis : il a priŽ pour eux et il est mort pour eux. Qui a portŽ les ap™tres ˆ traverser les mers, et ˆ aller finir leur vie par le martyre ? N'est-ce pas l'amour pour leurs ennemis ? Voyez la charitŽ de saint Franois-Xavier, qui quitta sa patrie et tous ses biens, pour aller habiter parmi des barbares, qui lui font souffrir tout ce qu'il est possible de faire souffrir ˆ un chrŽtien, sinon la mort. Voyez un saint Abraham, soli­taire, qui quitta sa solitude pour aller prcher la foi dans un pays o personne n'avait pu la faire recevoir. N'est-ce pas sa charitŽ qui fut cause qu'il fut frappŽ  et tra”nŽ par terre jusqu'ˆ tre laissŽ demi-mort. Ne pouvait-il pas les laisser dans leur aveuglement ? Oui, sans doute, mais sa charitŽ, le grand dŽsir de sauver leurs pauvres ‰mes, lui fait souffrir toutes ces injures [14] . Oui, M.F., celui qui a la charitŽ ne voit point de dŽfauts dans son frre, mais seulement la nŽcessitŽ de l'aider ˆ sauver son ‰me, quoi qu'il en cožte. 

Nous disons que, si nous aimons bien notre prochain, nous prendrons bien garde de ne pas le scandaliser et de rien faire qui puisse le dŽtourner du bien pour le porter au mal. Oui, M.F., nous devons aimer tout le monde et lui faire du bien autant que nous le pouvons pour l'‰me et pour le corps ; parce que JŽsus-Christ nous dit, que quand nous faisons quelque bien au prochain dans son corps, nous le faisons ˆ lui-mme ; mais, ˆ bien plus forte raison, quand nous l'aidons ˆ sauver son ‰me. Ne perdons jamais de vue ces paroles de JŽsus-Christ, qui nous dit dans l'ƒvangile : Ç Venez, les bŽnis de mon Pre, j'ai eu faim, vous m'avez donnŽ ˆ manger, etc. [15]  È Voyez la charitŽ de saint SŽrapion, qui quitta son habit pour le donner ˆ un pauvre ; il en rencontra un autre, il lui donna son habit de dessous ; ne lui restant plus que son livre d'Žvangile, il va le vendre pour pouvoir donner encore. Son disciple lui demanda qui l'avait ainsi dŽpouillŽ ? Il lui dit, qu'il avait lu dans son livre : Ç Vendez et donnez tout ce que vous avez aux pauvres, et vous aurez un trŽsor dans le ciel ; c'est pour cela que j'ai vendu jusqu'ˆ mon livre. È Il alla encore plus loin, il se donna lui-mme ˆ une pauvre veuve pour se faire vendre, afin qu'elle ežt de quoi nourrir ses enfants ; et, Žtant conduit parmi les barbares, il eut le grand bonheur d'en convertir un grand nombre. Oh ! belle vertu ! si nous avions le bonheur de vous possŽder, que d'‰mes nous mnerions au bon Dieu !.... Quand saint Jean l'Aum™nier pensait ˆ cette belle action de saint SŽrapion : Ç J'avais cru, disait-il ˆ ses amis, avoir fait quelque chose, en donnant tout mon argent aux pauvres ; mais j'ai reconnu que je n'ai encore rien fait, parce que je ne me suis pas donnŽ moi-mme comme le bienheureux SŽrapion, qui se donna pour nourrir les enfants d'une veuve [16] . È

Concluons, M.F., que la charitŽ est une des plus belles vertus, et qui nous assure le plus l'amitiŽ du bon Dieu ; avec d'autres vertus, nous pouvons encore tre dans le chemin de l'enfer ; mais avec la charitŽ, qui est universelle, qui ne fuit point, qui aime ses ennemis comme ses amis, qui fait du bien ˆ ceux qui lui font du mal, comme ˆ ceux qui lui font du bien !... celui qui la possde est sžr que le ciel est pour lui !... C'est le bonheur que je vous souhaite.



[1] Omnis qui diligit, ex Deo natus est. I JOAN. IV, 7.

[2] MATTH. XVII, 40.

[3] ROM. XIII, 9-1O.

[4] JOAN. XIII, 35.  

[5] EPH. IV, 2-6.

[6] ROM. XII, 15.

[7] Et violabant me ad populum meum, propter pugillum hordei, et fragmen panis, ut interficerent animas quae non moriuntur. Ez. XIII, 19.

[8] MATTH. IV, 9.

[9] Quid prodest homini si mundum universum lucretur, animae vero suae detrimentum patiatur ? MATTH. XVI, 26. 

[10] JAC. II, 2-3

[11] Vie des Pres du dŽsert, t. IV, p. 23. Histoire d'Euloge d'Alexandrie et de son lŽpreux.

[12] I COR. XIII, 3.

[13] Vie des Pres du dŽsert, t. VIII, p. 244, Saint SimŽon Ç surnommŽ Sal ou Salus, c'est-ˆ-dire l'Extravagant. È

[14] Vie des Pres du DŽsert, t. VIII, p. 165. Saint Abraham, prtre et solitaire.

[15] MATTH. XXV, 34. 

[16] Vie des Pres du dŽsert, t. IV, p. 49. Saint SŽrapion le Sindonite.

 

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