14me DIMANCHE APRéS LA PENTECïTE

(SIXIéME SERMON)

Sur le Monde

 

 

Nemo potest duobus dominis servire.

Nul ne peut servir deux ma”tres.

(S. Matthieu, VI, 24.)

 

JŽsus-Christ nous dit, M.F., que nous ne pouvons pas servir deux ma”tres, c'est-ˆ-dire, Dieu et le monde. Vous ne pouvez plaire ˆ Dieu et au monde, nous dit-il. MalgrŽ tout ce que vous ferez, vous ne pourrez convenir ˆ tous les deux en mme temps. En voici la raison, M.F., c'est qu'ils sont extrmement opposŽs dans leurs pensŽes, leurs dŽsirs et leurs actions : l'un promet une chose tout ˆ fait contraire ˆ ce que promet l'autre ; l'un dŽfend ce que l'autre permet et commande ; l'un vous fait travailler pour le temps prŽsent, et l'autre pour le temps ˆ venir, qui est le ciel ; l'un vous offre les plaisirs, les honneurs et les richesses, l'autre ne vous prŽsente que les larmes, la pŽnitence et le renoncement ˆ vous-mmes ; l'un vous appelle dans un chemin de fleurs, du moins en apparence, et l'autre dans celui des Žpines. Chacun, M.F., demande notre cÏur, c'est ˆ nous de choisir lequel de ces deux ma”tres nous voulons suivre. L'un, qui est le monde, nous promet de nous faire gožter tout ce que nous pouvons dŽsirer pendant notre vie, quoiqu'il promette toujours plus qu'il ne donne ; mais, en mme temps, il nous cache les maux qui nous sont rŽservŽs pendant l'ŽternitŽ. L'autre, qui est JŽsus-Christ, ne nous promet point toutes ces choses ; mais il nous dit, pour nous consoler, qu'il nous aidera et que mme il adoucira grandement nos peines : Ç Venez ˆ moi, je vous consolerai ; et ˆ ma suite vous trouverez la paix de l'‰me et la joie du cÏur [1] . È Voilˆ, M.F., ces deux ma”tres qui nous demandent notre cÏur ; auquel voulez-vous appartenir ? Tout ce que le monde vous prŽsente n'est que pour le temps prŽsent. Les biens, plaisirs et honneurs finiront avec la vie, et en finissant la vie, nous allons commencer une ŽternitŽ de tourments. Mais, si nous voulons suivre JŽsus-Christ, qui nous appelle, chargŽ de sa croix, nous verrons bient™t que les peines de son service ne sont pas aussi grandes que nous le croyons bien : il marchera devant nous, il nous aidera, il nous consolera, et il nous promet, aprs quelques petits instants de peines, un bonheur qui durera autant que lui-mme [2] . Mais, pour mieux vous le faire comprendre, M.F., je vais vous montrer qu'il est impossible de plaire ˆ Dieu et au monde. Ou tout ˆ Dieu, ou tout au monde : point de partage.

 

I. – Il est certain, M.F., que si JŽsus-Christ savait bien que plusieurs quitteraient le monde pour se donner ˆ lui, embrasseraient les folies de sa croix, et, ˆ son exemple, passeraient leur vie dans les larmes, les gŽmissements et la pŽnitence, pour se rendre dignes de la rŽcompense qu'il nous a mŽritŽe ; il savait aussi que plusieurs le quitteraient pour se donner au monde, qui ne leur promet que ce qu'il ne leur donnera jamais, en leur cachant les malheurs de l'ŽternitŽ ; c'est pourquoi, il a voulu ne nous donner qu'un cÏur, afin que nous ne puissions nous donner qu'ˆ un seul ma”tre. Il nous dit formellement qu'il est impossible d'tre ˆ Dieu et au monde ; car, lorsque nous voudrons plaire ˆ l'un, nous deviendrons l'ennemi de l'autre. Le bon Dieu, M.F., pour nous montrer combien il est difficile de nous sauver parmi le monde, a maudit ce monde, en disant : Ç Malheur au monde [3]  ! È Mais touchons cela un peu plus de prs.

Vous savez, M.F., que l'esprit de JŽsus-Christ est un esprit d'humilitŽ et de mŽpris de soi-mme, un esprit de charitŽ et de bontŽ pour tout le monde. Eh bien ! comment pouvez-vous conserver cet esprit, si vous allez vous mler avec un orgueilleux, qui ne vous parlera que des plaisirs et des honneurs, qui se louera et se vantera de toutes ses prŽtendues bonnes qualitŽs, de tout le bien qu'il a fait et mme de celui qu'il n'a pas fait. Si vous le frŽquentez quelque temps, nŽcessairement, sans vous en apercevoir, vous deviendrez orgueilleux comme lui. Vous entendrez continuellement quelqu'un parler mal de son prochain ; de mme, sans le savoir, vous allez devenir une mauvaise langue qui portera le trouble partout o vous serez. Vous savez que JŽsus-Christ, que vous avez pris pour votre ma”tre, veut que nous lui conservions notre cÏur et notre corps purs, autant qu'il est possible ; mais si vous allez frŽquenter ce libertin, qui n'est occupŽ qu'ˆ penser et ˆ dire les choses les plus sales et les plus inf‰mes, comment pourrez-vous conserver cette puretŽ que Dieu demande de vous ? A force de le voir, vous deviendrez aussi sale et aussi inf‰me que lui. Vous savez que votre Ma”tre veut que vous aimiez et respectiez la religion, et tout ce qui a rapport ˆ la religion ; mais, si vous frŽquentez un impie, qui se raille de tout, mŽprise ce qu'il y a de plus saint, et tourne tout en ridicule, comment pourrez-vous aimer la religion et pratiquer ce qu'elle vous commande, en entendant toutes ces impiŽtŽs ? Comment pourrez-vous avoir confiance aux prtres, aprs que les impies vous auront dŽbitŽ quelque calomnie et qu'ils vous auront persuadŽ que cela est vrai, et que tous les prtres sont de mme ? Ah ! M.F., malheur ˆ celui qui suit le monde ! Il est perdu ! Dites-moi, comment aurez-vous du respect pour les lois de l'ƒglise, si vous allez avec ces impies qui raillent et qui mŽprisent le ježne et l'abstinence, en vous disant que tout cela n'est que de l'invention des hommes ? – L'esprit de Dieu, comme vous le savez, est de mŽpriser les choses crŽŽes pour ne s'attacher qu'aux biens de l'ŽternitŽ. Eh ! comment pourrez-vous vous en former une idŽe si vous frŽquentez cet homme qui est un incrŽdule, qui croit, quoiqu'il ne le croie pas sŽrieusement, ou qui veut que tout finisse avec la vie. Mon ami, si vous voulez vous sauver, il faut nŽcessairement fuir le monde, sans quoi, vous penserez et vous agirez comme le monde, et vous vous trouverez du nombre de ceux qui sont maudits de Dieu.

Voyez, M.F., quand quelque grand pŽcheur ne veut pas se convertir, l'ƒglise l'excommunie, c'est-ˆ-dire, le rejette de son sein ; elle ne le regarde plus comme son enfant, il n'a plus part aux gr‰ces que le bon Dieu nous distribue par les mŽrites de sa mort et de sa passion ; elle ne veut pas mme que l'on mange et boive avec lui, ni qu'on le salue ; elle nous dŽfend d'avoir aucune communication avec lui, si nous ne voulons pas participer ˆ son malheur. Si de telles personnes viennent ˆ mourir, elles sont enterrŽes dans un lieu profane, et n'ont point de droit aux prires, parce qu'elles meurent en rŽprouvŽes. Eh bien ! M.F., si nous voulons suivre le monde, le mme malheur nous arrivera. D'ailleurs, M.F., si vous, en doutez, voyez ce qu'ont fait tous les saints : ils ont regardŽ le monde, ses plaisirs et mme ses biens, comme une peste pour le salut de leurs ‰mes, et tous ceux qui ont pu l'ont quittŽ. Qu'est-ce qui est la cause de ce que les dŽserts se sont peuplŽs de tant de personnes, qui, autrefois, habitaient les villes et les campagnes, sinon parce qu'elles ont craint le monde, et qu'elles l'ont quittŽ, dans la crainte que la contagion du monde ne les perd”t, en faisant na”tre en elle les mmes sentiments et en les faisant agir avec le mme esprit. Oui, M.F., fuyons le monde, ou nous sommes sžrs de nous perdre comme le monde. Non, M.F., jamais nous ne serons d'accord avec le monde si nous voulons nous sauver. Nous devons lui jurer une guerre Žternelle : c'est ce qu'ont fait tous les saints. Ou renoncer au ciel, ou renoncer au monde !...

Tenez, M.F., voulez-vous savoir combien nous sommes ennemis du monde, et combien le monde nous a en haine ? ƒcoutez-moi un instant, et vous verrez ce que nous devons faire, si nous voulons espŽrer d'avoir un jour le ciel. Nous en avons un bel exemple dans la personne de saint Janvier, qui Žtait Žvque de BŽnŽvent [4] . Il fut dŽnoncŽ au gouverneur TimothŽe, parce qu'il faisait tout ce qu'il pouvait pour fortifier les chrŽtiens, et pour porter les pa•ens ˆ se convertir ; il leur disait qu'ils Žtaient du nombre de ceux que JŽsus-Christ avait maudits par ces paroles : Ç Malheur au monde ! È Le gouverneur, transportŽ de colre ˆ ce rapport, ordonna d'aller, sur-le-champ, prendre le saint, et de le lui amener pieds et mains liŽs, devant son tribunal. Il fit placer une idole devant le saint, lui ordonnant d'adorer aussit™t les dieux ; ou bien qu'il devait s'attendre ˆ mourir dans les tourments les plus rigoureux que l'on puisse inventer. Le saint lui rŽpondit sans s'Žmouvoir, qu'il n'Žtait pas nŽ et baptisŽ pour suivre le parti du monde, mais pour suivre JŽsus-Christ portant sa croix et mourant sur le Calvaire ; que tous ces tourments dont il Žtait menacŽ ne l'Žtonnaient point ; c'Žtait son partage qui devait faire un jour tout son bonheur. Ç Vous, dit-il au gouverneur, vous tes de ce monde que JŽsus-Christ a maudit. È Cette rŽponse mit le gouverneur dans une telle fureur, qu'il ordonna que le saint fžt jetŽ de suite, dans une fournaise allumŽe. Mais le bon Dieu, qui n'abandonne jamais ceux qui sont ˆ lui et non du monde, fit que saint Janvier, au lieu d'tre bržlŽ par les flammes, parut entrer dans un bain rafra”chissant. Ce saint en sortit sans que ni ses habits, ni mme ses cheveux, fussent le moins du monde endommagŽs : ce qui Žtonna toute cette foule de pa•ens qui Žtaient prŽsents. Le gouverneur lui-mme en fut tout ŽtonnŽ ; mais, pensant que cela Žtait fait par le dŽmon, il n'en devint que plus furieux, et il fit mettre le saint ˆ la torture, pour lui faire souffrir un supplice tel que l'enfer seul avait pu le lui inspirer. Il ordonna qu'on lui arrach‰t tous les nerfs du corps les uns aprs les autres ; ensuite, voyant qu'il ne pouvait plus marcher que par miracle, il ordonna de le conduire en prison, dans l'espŽrance de le faire souffrir encore davantage. Les fidles de son diocse, ayant appris ce que l'on avait fait souffrir au saint Žvque, partirent aussit™t pour l'aller visiter et le soulager, s'ils le pouvaient. Le gouverneur l'ayant appris, envoya aussit™t des soldats pour les arrter tous et les amener devant son tribunal. Quand ils furent devant lui, il les interrogea sur leur religion, et sur le motif de leur voyage. Ils lui rŽpondirent avec courage qu'ils Žtaient tous chrŽtiens et qu'ils venaient visiter leur Žvque, dans l'espŽrance qu'ils auraient le bonheur de lui tenir compagnie dans ses supplices. Il s'adressa ˆ saint Janvier en lui demandant si ces gens disaient la vŽritŽ. Le saint lui rŽpondit que cela Žtait tel, qu'ils Žtaient chrŽtiens comme lui, qu'ils avaient renoncŽ au monde pour se donner ˆ JŽsus-Christ. Sur cette dŽclaration, le gouverneur ordonna de leur mettre les fers aux pieds et aux mains, et de les faire marcher devant son chariot jusqu'ˆ Pouzzoles pour y tre dŽvorŽs par les btes. La joie que tous ces saints faisaient para”tre en allant au martyre, Žtonnait les pa•ens. Nos saints ne furent pas plus t™t arrivŽs, qu'on les mit dans l'arne. Alors, saint Janvier qui Žtait le chef, puisqu'il Žtait leur Žvque, s'adressant ˆ tous ses compagnons : Ç Mes enfants, courage ! voici le jour de notre triomphe. Combattons gŽnŽreusement pour JŽsus-Christ notre Ma”tre, puisque nous l'avons pris pour notre Dieu : allons avec courage ˆ la mort, comme il y est allŽ lui-mme pour l'amour de nous. Donnons, mes enfants, donnons hardiment notre sang pour JŽsus-Christ, comme il l'a donnŽ pour nous. Oui, mes enfants, puisque nous avons renoncŽ au monde qui est maudit de Dieu, mŽprisons-le avec ceux qui suivent son parti ; que, ni les promesses, ni les menaces, ne soient dans le cas de nous faire tourner du c™tŽ du monde maudit ; mettons toute notre confiance en notre Dieu, et, avec son secours, ne craignons ni les tourments ni la mort. Voyez, mes enfants, voyez votre pasteur ˆ qui l'on a tirŽ tous les nerfs du corps. Je donne volontiers tout le reste de mon corps aux btes fŽroces qui vont venir me dŽvorer. Regardons le ciel, mes enfants, notre Dieu nous attend pour nous rŽcompenser ; encore un moment de souffran­ces, et nous aurons une ŽternitŽ de bonheur. È A peine le saint eut-il fini de parler, qu'on l‰cha contre eux toutes ces btes fŽroces, en prŽsence d'une multitude Žtonnante de peuple, qui Žtait venu voir ce spectacle. Les lions, les tigres et les lŽopards, que l'on avait laissŽ jež­ner depuis plusieurs jours, coururent avec autant de fureur qu'un torrent d'eau qui tombe du haut d'un rocher dans un prŽcipice ; mais, au lieu de les dŽvorer, comme tout le monde le croyait, on vit tout ˆ coup ces btes perdre entirement leur fŽrocitŽ naturelle, se jeter ˆ leurs pieds, les lŽcher comme par respect, les flattant de leur queue, sans qu'aucune os‰t seulement les toucher. Ce miracle frappa tellement toute cette multitude, qu'on l'entendit s'Žcrier : Ç Oui, oui, il n'y a que le Dieu des chrŽtiens qui soit le vrai Dieu, et tous nos dieux ne sont que des dieux qui nous trompent et nous perdent ; jamais les prtres de nos idoles n'ont fait rien de semblable. È Le gouverneur, entendant ces murmures, craignit pour lui-mme, et ordonna de mener les martyrs dans la place publique pour leur couper la tte ; mais, comme on les y conduisait, saint Janvier, passant devant le gou­verneur, dit : Ç Seigneur, ™tez, je vous prie, la vue ˆ ce tyran, afin qu'il n'ait pas le barbare plaisir de voir mourir vos enfants. È Aussit™t, le gouverneur perdit la vue. Ce ch‰timent si miraculeux lui fit reconna”tre le pouvoir de ce serviteur de Dieu. De suite, il commanda d'arrter l'exŽcution de la sentence qui avait ŽtŽ portŽe contre les saints martyrs, et s'Žtant fait amener le saint, il lui dit d'un ton suppliant : Ç Vous qui adorez le Dieu tout-puissant, priez-le donc pour moi, afin qu'il me rende la vue dont il m'a privŽ, en punition de mes pŽchŽs. È Comme les saints n'ont ni fiel, ni haine, pour montrer, par un double miracle, la puissance du vrai Dieu, il fit une seconde prire en faveur du gouverneur. Elle fut aussi efficace que la premire. TimothŽe recouvra la vue sur-le-champ. Cette merveille ne fut pas inutile pour la gloire de Dieu et le salut des ‰mes ; presque cinq mille pa•ens, qui en furent tŽmoins, se convertirent le mme jour ; mais le gouverneur, pour qui ce miracle avait ŽtŽ fait, Žtait si endurci qu'il ne se convertit pas lui-mme. Craignant que, s'il venait ˆ Žpargner les martyrs, il ne fžt disgraciŽ par l'empereur, il ordonna, en secret, ˆ ses officiers de faire mourir le saint Žvque. Pendant qu'on le conduisait en la place pour y tre exŽcutŽ, un bon vieillard lui demanda, aprs s'tre jetŽ ˆ ses pieds, quel­que chose qui lui ežt servi pour le conserver bien respec­tueusement. Le saint, touchŽ de sa foi, lui dit : Ç Mon ami, je n'ai que mon mouchoir qui va me servir pour me bander les yeux ; mais soyez sžr, qu'aprs, vous l'au­rez. È Ceux qui l'entendaient parler de la sorte se mirent ˆ rire, et, aprs avoir fait mourir le saint, mirent les pieds sur le mouchoir, en disant : Ç Qu'il donne mainte­nant son mouchoir ˆ ce vieux homme ˆ qui il l'a pro­mis. È Mais ils furent bien ŽtonnŽs, lorsqu'en passant, ils virent ce vieillard qui le tenait entre les mains. Le saint s'Žcria, au moment qu'on lui coupa la tte : Ç Mon Dieu, je remets mon ‰me entre vos mains. È Eh bien ! M.F., voilˆ le monde et JŽsus-Christ, c'est-ˆ-dire, ceux qui ont mŽprisŽ le monde pour ne suivre que JŽsus­-Christ avec sa croix ; ceux qui ont vŽritablement quittŽ le monde, ses biens et ses plaisirs, pour ne chercher que le ciel et le salut de leur ‰me ! Voyez de quel c™tŽ vous vous tourneriez, si le bon Dieu vous mettait ˆ une semblable Žpreuve que saint Janvier et ses compagnons martyrs. HŽlas ! mon Dieu, qu'il y en aurait peu... parce qu'il y en a bien peu qui ne soient pas du monde, c'est-­ˆ-dire, qui n'aiment pas le monde, ses biens et ses plai­sirs.

Est-il bien possible que, quoique le monde ne fasse que des malheureux, qu'il promette beaucoup sans jamais donner ce qu'il promet, et quoique nous soyons si malheureux ˆ sa suite, nous l'aimions encore ! Tous se plaignent de sa perfidie, et malgrŽ cela, nous cherchons encore ˆ lui plaire, et si nous ne pouvons le contenter, nous voulons au moins lui donner nos plus beaux ans, notre jeunesse et souvent notre santŽ, notre rŽputation et mme notre vie. Ah ! maudit monde ! jusques ˆ quand nous tromperas-tu en nous appelant ˆ ta suite pour nous accabler de tant de maux, tre toujours malheureux et jamais heureux ? ï mon Dieu ! ouvrez-nous, s'il vous pla”t, les yeux de l'‰me et nous conna”trons notre aveuglement d'aimer celui qui ne cherche que notre perte Žternelle ! Mais pour vous faire comprendre mieux encore lequel des deux partis vous devez suivre, considŽrons ce monde composŽ de trois sociŽtŽs : les uns sont tout pour le monde, les autres sont tout pour le bon Dieu, comme nous venons de le voir, et enfin, d'autres sont entre deux ; ceux-lˆ voudraient tre au monde sans cesser d'tre ˆ Dieu, ce qui est impossible, comme vous allez le voir.

Nous disons 1¡, M.F., qu'une partie, et peut-tre la plus grande partie, sont tout pour le monde ; et, de ce nombre, sont ceux qui sont contents d'avoir ŽtouffŽ tout sentiment de religion, toute pensŽe de l'autre vie, qui ont fait tout ce qu'ils ont pu pour effacer la pensŽe terrible du jugement qu'ils auront ˆ subir un jour. Ils emploient toute leur science et souvent leurs richesses pour attirer autant de personnes qu'ils peuvent dans leur route ; ils ne croient plus ˆ rien, ils se font mme gloire d'tre plus impies et plus incrŽdules qu'ils ne le sont en rŽalitŽ, pour mieux convaincre les autres, et leur faire croire, je ne dis pas les vŽritŽs, mais les faussetŽs qu'ils voudraient faire na”tre dans leur cÏur. Comme Voltaire qui un jour, dans un d”ner donnŽ ˆ ses amis, c'est-ˆ-dire, ˆ des impies, se rŽjouissait de ce que, de tous ceux qui Žtaient lˆ, pas un ne croyait ˆ la religion. Et cependant lui-mme y croyait, comme il le montra bien ˆ l'heure de sa mort. Alors, il demanda avec empressement un prtre pour pouvoir se rŽconcilier avec le bon Dieu ; mais c'Žtait trop tard pour lui ; le bon Dieu, contre qui il s'Žtait dŽcha”nŽ avec tant de fureur, lui avait fait comme ˆ Antiochus : il l'avait abandonnŽ ˆ la fureur des dŽmons. Voltaire n'eut, dans ce terrible moment, que le dŽsespoir et l'enfer pour partage. Ç L'impie, nous dit le Saint-Esprit, dit en lui-mme qu'il n'y a pas de Dieu [5] , È mais ce n'est que la corruption de son cÏur qui le peut porter ˆ un tel excs, il ne le croit pas dans le fond de son ‰me. Ce mot : Ç Il y a un Dieu, È ne s'effacera jamais. Le plus grand pŽcheur le prononcera souvent, mme sans y penser ; mais laissons ces impies de c™tŽ. Heureusement, quoique vous ne soyez pas aussi bons chrŽtiens que vous devriez l'tre, gr‰ce ˆ Dieu, vous n'tes pas encore de ce nombre.

Mais, me direz-vous, qui sont ceux qui sont tant™t ˆ Dieu, tant™t au monde ? – M.F., le voici. Je les compare, si j'ose me servir de ce terme, ˆ ces chiens qui se donnent au premier qui les appelle. Suivez-les, M.F., du matin jusqu'au soir, du commencement de l'annŽe jusqu'ˆ la fin : ces gens-lˆ ne regardent le dimanche que comme un jour de repos et de plaisir ; ils restent plus longtemps au lit que les jours de la semaine, et, au lieu de donner leur cÏur au bon Dieu, ils n'y pensent pas mme. Ils penseront, les uns ˆ leurs plaisirs, aux personnes qu'ils verront ; les autres, aux marchŽs qu'ils feront ou ˆ l'argent qu'ils iront porter ou recevoir. A peine font-ils un signe de croix, tant bien que mal ; sous prŽtexte qu'ils iront ˆ l'Žglise, ils ne feront point de prires en se disant : Ç Oh ! j'ai bien le temps de la faire avant la messe. È Ils ont toujours ˆ faire avant de partir ˆ la messe ; ils ont cru qu'ils auraient du temps de reste pour faire leur prire, et ils ne sont pas seulement au commencement de la sainte Messe. S'ils trouvent un ami en chemin, ils ne font point difficultŽ de le mener chez eux et de laisser la messe pour une autre fois. Cependant, comme ils veulent encore para”tre chrŽtiens aux yeux du monde, ils y vont encore quelquefois ; mais, c'est avec un ennui et un dŽgožt mortel. Voilˆ la pensŽe qui les occupe : Ç Mon Dieu, quand est-ce que cela sera fini ! È Vous les voyez ˆ l'Žglise, surtout pendant l'instruction, tourner la tte d'un c™tŽ et d'un autre, demander ˆ leur voisin quelle heure il est ; d'autres b‰illent et s'Žtendent, tournent les feuillets de leur livre, comme pour examiner si le libraire y a fait quelques fautes ; d'autres, vous les voyez dormir comme dans un bon lit. La premire pensŽe qui se prŽsente ˆ eux, ce n'est pas d'avoir profanŽ un lieu si saint, mais : Mon Dieu, cela ne finira plus !....jamais je ne reviens !... È Et enfin, d'autres ˆ qui la parole de Dieu, qui a tant converti de pŽcheurs, donne mal au cÏur : ils sont obligŽs de sortir, disent-ils, pour respirer un peu l'air, pour ne pas mourir ; vous les voyez tristes, peinŽs pendant les saints offices ; mais lorsque l'office est fini, et mme souvent, le prtre n'est pas encore descendu de l'autel, qu'ils se pressent ˆ la porte ˆ qui sortira le premier ; vous voyez alors rena”tre cette joie qu'ils avaient perdue ˆ l'office. Ils sont si fatiguŽs que, souvent, ils n'ont pas le courage de revenir ˆ vpres. Si on leur demande pourquoi ils ne vont pas ˆ vpres : Ç Ah ! vous disent-ils, il faudrait tre toute la journŽe ˆ l'Žglise ; nous avons autre chose ˆ faire ! È Pour ces personnes-lˆ, il n'est question ni de catŽchisme, ni de chapelet, ni de prire du soir : tout cela est regardŽ par elles comme des riens. Si on leur demande ce que l'on a dit ˆ l'instruction : Ç Ah ! vous rŽpondront-ils, il a assez criŽ !... il nous a assez ennuyŽs !... je ne m'en rappelle pas seulement !... si ce n'Žtait pas si long, on retiendrait bien mieux ; voilˆ ce qui dŽgožte le monde d'aller aux offices : c'est parce que c'est trop long. È Vous avez raison de dire : le monde, parce que ces gens-lˆ sont du nombre de ceux qui sont du monde, sans bien le savoir. Mais, allons, nous t‰cherons de leur mieux faire comprendre ; du moins s'ils le veulent ; mais Žtant sourds et aveugles, comme ils le sont, il est bien difficile de leur faire entendre les paroles de vie, et, Žtant aveugles, il sera encore mal aisŽ de leur faire comprendre leur Žtat malheureux. D'abord, chez eux il n'est plus question de dire leurs Benedicite avant le repas, ni leur action de gr‰ces aprs, ni leur Angelus. Si, par une ancienne habitude, ils le font, si vous en tes tŽmoin, cela vous fait mal au cÏur : les femmes le font en travaillant, en criant aprs leurs enfants ou leurs domestiques ; les hommes le font en tournant leur chapeau ou leur bonnet entre les mains, comme pour examiner s'ils ont des trous ; ils pensent bien autant du bon Dieu, que s'ils croyaient vŽritablement qu'il n'y en ait point, et que c'est pour rire qu'ils font cela. Ils ne se font point de scrupule de vendre ou d'acheter, le saint jour de dimanche, quoiqu'ils sachent trs bien, ou du moins ils doivent savoir qu'un marchŽ un peu gros fait le dimanche, sans nŽcessitŽ, est un pŽchŽ mortel [6] . Ces gens-lˆ regardent toutes ces choses comme des riens. Ils iront, en ces saints jours, dans une paroisse, pour affermer des domestiques ; si on leur dit qu'ils font mal : Ç Ah ! vous disent-ils, il faut bien y aller quand on peut les trouver. È Ils ne font point difficultŽ d'aller payer leurs imp™ts le dimanche ; parce que, dans la semaine, il faudrait aller un peu plus loin, et prendre quelques moments de plus.

Ah ! me direz-vous, nous ne faisons pas attention ˆ tout cela. – Vous ne faites pas attention ˆ tout cela, mon ami, je n'en suis pas ŽtonnŽ, c'est que vous tes du monde ; c'est-ˆ-dire, que vous voudriez tre ˆ Dieu et contenter le monde. Savez-vous, M.F., ce que sont ces personnes ? Ce sont des personnes qui n'ont pas encore entirement perdu la foi, et ˆ qui il reste encore quelque attachement au service de Dieu, qui ne voudraient pas tout abandonner, car elles bl‰ment elles-mmes ceux qui ne frŽquentent plus les offices ; mais elles n'ont pas assez de courage pour rompre avec le monde, et pour se tourner du c™tŽ du bon Dieu. Ces gens-lˆ ne voudraient pas se damner, mais ils ne voudraient pas non plus se gner ; ils esprent pouvoir se sauver, sans tant se faire de violence ; ils ont la pensŽe que le bon Dieu Žtant si bon, ne les a pas crŽŽs pour les perdre, qu'il les pardonnera bien tout de mme ; qu'un temps viendra o ils se donneront au bon Dieu, qu'ils se corrigeront, qu'ils quitteront leurs mauvaises habitudes. Si, dans quelques moments de rŽflexion, ils se mettent leur pauvre vie un petit peu devant les yeux, ils en gŽmissent, et quelquefois mme ils en verseront des larmes.

HŽlas, M.F., quelle triste vie mnent ceux qui voudraient tre au monde sans cesser d'tre ˆ Dieu ! Allons un peu plus loin et vous allez encore mieux le comprendre, vous allez voir combien leur vie mme est ridicule. Un moment, vous les entendrez prier le bon Dieu ou faire un acte de contrition, et un autre moment, vous les entendrez jurer, peut-tre mme le saint nom de Dieu, si quelque chose ne va pas comme ils veulent. Ce matin, vous les avez vus ˆ la sainte Messe chanter ou entendre les louanges de Dieu, et, dans le mme jour, vous les voyez tenir les propos les plus inf‰mes. Les mmes mains qui ont pris de l'eau bŽnite, en demandant ˆ Dieu de les purifier de leurs pŽchŽs, un instant aprs les mmes mains sont employŽes ˆ faire des attouchements sales sur eux ou peut-tre mme sur d'autres. Les mmes yeux qui, ce matin, ont eu le grand bonheur de contempler JŽsus-Christ lui-mme dans la sainte hostie, dans le courant du jour se porteront volontairement sur les objets les plus dŽshonntes, et cela, avec plaisir. Hier, vous avez vu cet homme faire la charitŽ ˆ son prochain, ou lui rendre service ; aujourd'hui, il t‰chera de le tromper, s'il peut y trouver son profit. Il n'y a qu'un moment que cette mre souhaitait toutes sortes de bŽnŽdictions ˆ ses enfants, et maintenant qu'ils l'ont contrariŽe, elle les accable de toutes sortes de malheurs : elle ne voudrait jamais les avoir vus, elle voudrait tre aussi loin d'eux qu'elle en est prs ; elle finit par les donner au dŽmon, afin de s'en dŽbarrasser. Un moment, elle envoie ses enfants ˆ la sainte Messe ou se confesser ; un autre, elle les enverra ˆ la danse, ou du moins, elle fera semblant de ne pas le savoir, ou elle le leur dŽfendra en riant, ce qui veut dire : Ç Pars. È Une fois, elle dira ˆ sa fille d'tre bien rŽservŽe, de ne pas frŽquenter les mauvaises compagnies, et une autre fois, elle la voit passer des heures entires avec des jeunes gens, sans rien lui dire. Allez, ma pauvre mre, vous tes du monde ; vous  croyez tre ˆ Dieu, par quelque extŽrieur de religion que vous pratiquez. Vous vous trompez : vous tes du nombre de ceux ˆ qui JŽsus-Christ dit : Ç Malheur au monde [7]  ! È Voyez ces gens qui croient tre ˆ Dieu et qui sont au monde : ils ne se font point scrupule de prendre ˆ leur voisin, tant™t du bois, tant™t quelques fruits et mille autres choses ; tant qu'ils sont flattŽs dans leurs actions, qu'ils font pour ce qui regarde la religion, ils ont mme bien du plaisir ˆ le faire, ils montrent beaucoup d'empressement, ils sont bons pour donner des conseils aux autres ; mais, sont-ils mŽprisŽs ou calomniŽs, alors vous les voyez se dŽcourager, se tourmenter parce qu'on les traite de cette manire ; hier, ils ne voulaient que du bien ˆ ceux qui leur font du mal, et aujourd'hui ils ne peuvent plus les souffrir, ni souvent mme les voir ni leur parler.

Pauvre monde ! que vous tes malheureux, allez votre train ordinaire ; allez, vous ne pouvez espŽrer que l'enfer ! Les uns voudraient mme frŽquenter les sacrements, au moins une fois l'annŽe ; mais, pour cela, il faudrait un confesseur bien facile, ils voudraient seulement... et voilˆ tout. Si le confesseur ne les voit pas assez bien disposŽs et qu'il leur refuse l'absolution ; les voilˆ qui se dŽcha”nent contre lui, en disant tout ce qui pourra les justifier de ce qu'ils n'ont pas achevŽ leur confession ; ils en diront du mal ; ils savent bien pourquoi ils restent en chemin, mais comme ils savent aussi, que le confesseur ne peut rien leur accorder, alors ils se contentent en disant tout ce qu'ils veulent. Allez, monde, allez votre train ordinaire, vous verrez un jour ce que, vous n'avez pas voulu voir. – Il faudrait donc que nous puissions partager notre cÏur en deux ! – Mais non, mon ami, ou tout ˆ Dieu ou tout au monde. Vous voulez frŽquenter les sacrements ? Eh bien ! laissez les jeux, les danses et les cabarets. D'ailleurs, vous avez bien bonne gr‰ce de venir aujourd'hui vous prŽsenter au tribunal de la pŽnitence, vous asseoir ˆ la Table sainte manger le pain des anges ; et, dans trois ou quatre semaines, peut-tre moins, l'on vous verra passer la nuit parmi les ivrognes qui regorgent de vin, et encore bien plus, faire les actes les plus inf‰mes de l'impuretŽ. Allez, monde, allez ! vous serez bient™t en enfer : on vous y apprendra ce que vous deviez faire pour aller au ciel, que vous avez perdu bien par votre faute.

Non, M.F., ne nous y trompons pas ; il faut, de toute nŽcessitŽ, ou sacrifier le monde ˆ JŽsus-Christ, ou bien faire ˆ JŽsus-Christ le sacrifice de tout ce que nous avons de plus cher sur la terre. Mais que peut vous donner le monde qui puisse entrer en comparaison avec ce que JŽsus-Christ nous promet dans le ciel ? D'ailleurs, M.F., parmi tous ceux qui se sont attachŽs au monde, qui n'ont cherchŽ qu'ˆ contenter leur penchant brutal et corrompu, il n'y en a pas un qui n'en soit la dupe et qui, ˆ l'heure de la mort, ne se repente de l'avoir aimŽ. Oui, M.F., c'est alors que nous sentirons la vanitŽ et la fragilitŽ de ces choses, et nous les sentirions mme ds ce moment, si nous voulions jeter un coup d'Ïil sur notre vie passŽe ; nous verrions que la vie est bien peu de chose. Dites-moi, M.F., vous ˆ qui les annŽes commencent ˆ faire courber la tte sur les Žpaules : pendant votre jeunesse, vous couriez aprs les plaisirs du monde, et il vous semblait ne plus pou­voir vous en rassasier ; vous avez passŽ nombre d'annŽes ˆ ne chercher que vos plaisirs : les danses, les jeux, les cabarets et la vanitŽ faisaient toute votre occupation ; vous avez toujours remis plus loin votre retour ˆ Dieu. Lorsque vous avez atteint un ‰ge plus avancŽ, vous avez pensŽ ˆ ramasser du bien. Vous voilˆ donc arrivŽ ˆ la vieillesse, sans que vous ayez rien fait pour votre salut. Maintenant, que vous voilˆ dŽsabusŽ des folies de la jeunesse ; maintenant, que vous avez travaillŽ pour vous ramasser quelque chose, vous pensez qu'ˆ prŽsent vous ferez mieux. Je n'en crois rien, mon ami. Les infirmitŽs de la vieillesse qui vont vous accabler ; vos enfants, qui, peut-tre, vous mŽpriseront ; tout cela sera un nouvel obstacle ˆ votre salut. Vous avez cru tre ˆ Dieu et vous vous trouvez tre du monde : c'est-ˆ-dire, du nombre de ceux qui sont tant™t ˆ Dieu et tant™t au monde, et qui finissent par recevoir la rŽcompense du monde.

Malheur au monde ! Allez, monde, suivez votre ma”tre comme vous l'avez fait jusqu'ˆ prŽsent. Vous voyez trs bien que vous vous tes trompŽs en suivant le monde ; eh bien ! M.F., en serez-vous plus sages ? Non, M.F., non. Si une personne nous trompe une fois, nous dirons : Nous ne nous fions plus ˆ elle ; et nous avons bien raison ; le monde nous trompe continuellement, et cependant nous l'aimons. Ç Gardez-vous bien, nous dit saint Jean, d'aimer le monde et de vous attacher ˆ quoi que ce soit dans le monde [8] . È – Ç C'est en vain, nous dit le Prophte, que nous porterions la lumire ˆ cette sorte de gens ; ils ont ŽtŽ trompŽs et ils le seront encore ; ils n'ouvriront les yeux que dans le temps o ils n'auront plus d'espŽrance de revenir ˆ Dieu. È Ah ! M.F., si nous faisions bien rŽflexion sur ce que c'est que le monde, nous passerions notre vie ˆ recevoir ses adieux et ˆ lui faire les n™tres. A l'‰ge de quinze ans nous avons dit adieu aux amusements de l'enfance, nous avons regardŽ comme des niaiseries que de courir aprs les mouches, comme font les enfants qui leur b‰tissent des maisons de cartes ou de boue. A trente ans, vous avez commencŽ ˆ dire adieu aux plaisirs bruyants d'une jeunesse fougueuse ; ce qui vous plaisait si fort dans ce temps-lˆ, commence dŽjˆ ˆ vous ennuyer. Disons mieux, M.F., chaque jour nous disons adieu au monde ; nous faisons comme un voyageur qui jouit de la beautŽ des pays o il a passŽ, ˆ peine les voit-il, qu'il faut dŽjˆ les quitter ; il en est de mme des biens et des plaisirs auxquels nous avons tant d'attache. Enfin, nous arrivons au bord l'ŽternitŽ, qui engloutit tout dans ses ab”mes. Ah ! c'est alors, M.F., que le monde va dispara”tre pour toujours ˆ nos yeux, et que nous reconna”trons notre folie de nous y tre attachŽs. Et tout ce que l'on nous a dit du pŽchŽ !... Tout cela Žtait donc bien vrai, dirons-nous. HŽlas ! je n'ai vŽcu que pour le monde. je n'ai cherchŽ que le monde dans tout ce que j'ai fait, et les biens et les plaisirs du monde ne sont plus rien pour moi ! tout m'Žchappe des mains : ce monde que j'ai tant aimŽ, ces biens et ces plaisirs, qui ont tant occupŽ mon cÏur et mon esprit !... Il faut maintenant que je retourne vers mon Dieu !... Ah ! M.F., que cette pensŽe est consolante pour celui qui n'a cherchŽ que Dieu seul Pendant sa vie ! mais qu'elle est dŽsespŽrante pour celui qui a perdu de vue son Dieu et le salut de son ‰me !

Non, non, M.F., ne nous y trompons pas, fuyons, ou nous nous mettons dans un grand danger de nous perdre. Tous les saints ont fui, mŽprisŽ et abandonnŽ le monde toute leur vie. Ceux qui ont ŽtŽ obligŽs d'y rester y ont vŽcu comme n'y Žtant pas. Combien de grands du monde l'ont quittŽ pour aller vivre dans la solitude ! voyez un saint Arsne. FrappŽ de cette pensŽe : Qu'il est trs difficile de se sauver dans le monde, il abandonne la cour de l'empereur, et va passer sa vie dans les forts, pour y pleurer ses pŽchŽs et y faire pŽnitence [9] . Oui, M.F., si nous ne fuyons le monde, du moins autant qu'il nous sera possible, nous ne pouvons que nous perdre avec le monde, ˆ moins d'un grand miracle. En voici un bel exemple et bien capable de nous le faire comprendre. Nous lisons dans l'ƒcriture sainte [10] que Josaphat, roi de Juda, fit alliance avec Achab, roi d'Isra‘l. Le Saint-Esprit nous dit que le premier, c'est-ˆ-dire Josaphat, Žtait un saint roi ; mais il nous dit que le second, qui est Achab, Žtait un impie. NŽanmoins, Josaphat consentit ˆ aller avec Achab pour combattre contre les Syriens. Avant de partir, il voulut voir un prophte du Seigneur, pour lui demander ce qu'il en serait de ce combat. Achab lui dit : Ç Nous avons bien ici un certain prophte du Seigneur, mais il ne nous prŽdit que des malheurs. È – Ç Eh bien ! lui dit Josaphat, faites-le venir, et nous le consulterons. È Le prophte Žtant devant le roi, Josaphat lui demande s'il fallait aller combattre contre les ennemis, ou non. Le roi Achab se h‰te de lui dire que tous ses prophtes l'ont assurŽ de la victoire. Ç Oui, dit le prophte du Seigneur, allez, Princes, vous attaquerez vos ennemis, vous les battrez et vous reviendrez victorieux et chargŽs de leurs richesses. È Le roi Josaphat vit bien que ce n'Žtait pas ce que pensait le prophte, il lui demanda de dire ce que le Seigneur lui inspirait. Alors le prophte prenant le ton de prophte du Seigneur : Ç Vive le Seigneur, en la prŽsence de qui je suis ! Voici ce que le Seigneur, le Dieu d'Isra‘l, m'a commandŽ de vous dire : Vous livrerez bataille ; mais vous serez vaincu. Le roi Achab y pŽrira, et son armŽe sera mise tout en dŽroute et chacun reviendra chez soi sans chef. È Le roi Achab dit ˆ l'autre : Ç Je vous avais bien dit que ce prophte n'annonce que des malheurs. È Il le fit mettre en prison, pour le punir ˆ son retour. Mais le prophte s'inquiŽta fort peu de cela, car il savait bien que le roi ne reviendrait pas, mais qu'il y pŽrirait. Ayant livrŽ le combat, Achab, voyant que le gros de l'armŽe se tournait sur lui, changea d'habit. Alors l'on prit le roi Josaphat pour Achab ˆ qui seul on en voulait. Se voyant prs d'tre percŽ par les ennemis : Ç Ah ! Seigneur. Dieu d'Isra‘l, s'Žcria-t-il, ayez pitiŽ de moi ! È Alors le Seigneur le secourut et Žcarta de lui tous ses ennemis. Mais il lui envoya son prophte pour le reprendre de ce qu'il avait voulu accompagner ce roi impie : Ç Vous auriez mŽritŽ de pŽrir avec lui, mais parce que le Seigneur a vu en vous de bonnes Ïuvres, il vous a conservŽ la vie, et vous aurez le bonheur de retourner dans votre ville. È Pour Achab, il pŽrit dans ce combat, comme le prophte le lui avait prŽdit avant son dŽpart.

Voilˆ, M.F., ce que c'est que de frŽquenter le monde ce qui nous montre que, nŽcessairement, nous devons fuir le monde si nous voulons ne pas pŽrir avec lui. Avec les gens du monde, nous prenons l'esprit du monde et nous perdons l'esprit de Dieu : ce qui nous entra”ne dans un ab”me de pŽchŽ, presque sans nous en apercevoir ; nous en avons un bel exemple dans l'histoire. Saint Augustin nous rapporte [11] qu'il avait pour ami un jeune homme qui vivait parfaitement bien. Il suivait son chemin aussi bien qu'un jeune homme peut le faire. Un jour, que quelques-uns de ses compagnons d'Žtudes sortaient avec lui aprs d”ner, ceux-ci f‰chŽs de ce qu'il ne faisait pas comme eux, ils essayrent de l'entra”ner ˆ l'amphithŽ‰tre. C'Žtait un jour que l'on y faisait Žgorger des hommes par d'autres hommes. Comme ce jeune homme avait une extrme horreur pour ces sortes de curiositŽs, il rŽsista d'abord de toutes ses forces ; mais ses compagnons usrent de tant de flatteries et de tant de violences, que, cette fois, ils l'entra”nrent pour ainsi dire, malgrŽ lui. Il leur dit : Ç Vous pouvez bien entra”ner mon corps et le placer parmi vous ˆ l'amphithŽ‰tre ; mais vous ne pouvez pas disposer de mon esprit ni de mes yeux, qui, assurŽment, ne prendront jamais part ˆ un spectacle si horrible. Aussi y serai-je comme n'y Žtant pas, et, par lˆ, je vous contenterai sans y prendre part. È Mais Alype eut beau dire, ils l'emmenrent, et, pendant que tout l'amphithŽ‰tre Žtait dans les transports de ces barbares plaisirs, le jeune homme dŽfendait ˆ son cÏur d'y prendre part, et ˆ ses yeux de regarder, en les tenant fermŽs. Ah ! plžt ˆ Dieu qu'il se fžt bouchŽ aussi les oreilles ; car, ayant ŽtŽ frappŽ d'un grand cri qui se fit entendre, la curiositŽ l'emporta : ne voulant voir que cela, il ouvrit les yeux, c'en fut assez pour le perdre. Plus il regardait ; plus son cÏur y sentait du plaisir ; il alla si loin dans la suite que, bien loin de se faire prier pour y aller, il y entra”nait lui-mme les autres. Ç HŽlas ! mon Dieu, s'Žcrie saint Augustin, qui pourra le tirer de cet ab”me ? Rien autre, sinon un miracle de la gr‰ce de Dieu. È

Je conclus, M.F., en disant que si nous ne fuyons le monde avec ses plaisirs, si nous ne nous cachons pas autant que nous pourrons, nous nous perdrons et nous serons damnŽs. Mais la route la plus commode, c'est d'tre tant™t au monde, tant™t ˆ Dieu, c'est-ˆ-dire, faire quelques pratiques de piŽtŽ et suivre le train du monde : les jeux, les danses, les cabarets, travailler le dimanche ; nourrir ces haines, ces vengeances, ces ressentiments, relever ces petits torts. Mais pour tre tout ˆ Dieu, il faut vous attendre ˆ tre mŽprisŽs et rejetŽs du monde. Heureux, M.F., celui qui sera de ce nombre, et qui marchera avec courage ˆ la suite de son Ma”tre, portant sa croix ; puisque ce n'est que par lˆ que nous aurons le grand bonheur d'arriver au ciel ! Ce que je vous souhaite.



[1] MATTH. XI, 28-29.

[2] II COR. IV, 17. 

[3] MATTH, XVIII, 7.

[4] Voir RibadŽneira, au 19 septembre.

[5] PS, XIII, 1 ; LII, 1.

[6] Ç Un marchŽ, un peu gros, fait le dimanche, sans nŽcessitŽ, est un pŽchŽ mortel. È Cette dŽcision du VŽnŽrable a ŽtŽ inspirŽe par des thŽologiens trop sŽvres. Ç Il est permis de vendre et d'acheter le dimanche, dit Gury (tome l, p. 300), des maisons, des bestiaux, et autres marchandises prŽsentes ou non, en grande ou en petite quantitŽ, quand bien mme on y emploierait un temps notable, pourvu que ces transactions se fassent d'une manire privŽe. È

[7] MATTH. XVIII, 7.

[8] I JOAN. II, 15.

[9] Saint Arsne entendit deux fois, avant et aprs sa retraite au dŽsert, une voix qui lui disait : Ç Arsne, fuis la compagnie des hommes et tu te sauveras. Arsne, fuis les hommes, garde le silence et demeure dans le repos : ce sont lˆ les premiers fondements que tu dois jeter pour Žlever l'Ždifice de ton salut. È Vie des Pres du dŽsert, t. III, p. 239.

[10] III REG. XXII.

[11] Conf. lib. VI, cap. VII et VIII.

 

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