MERCREDI DES CENDRES
 

Sur la Pénitence

Penitemini igitur et convertimini ut deleantur peccata vestra.
Convertissez-vous donc et faites pénitence afin que vos
Péchés soient effacés. (Actes des apôtres, III, 19.)


Voilà, M. F., la seule ressource que saint Pierre annonce aux Juifs coupables de la mort de Jésus-Christ. Oui, M. F., leur dit ce grand apôtre, votre crime est horrible, parce que vous avez abusé de la prédication de l'Evangile et des exemples de Jésus-Christ, que vous avez méprisé ses bienfaits et ses prodiges, et que non contents de tout cela, vous l'avez rejeté et condamné à la mort la plus cruelle et la plus infâme. Après un tel crime, quelle ressource peut-il vous rester, sinon celle de la conversion et celle de la pénitence ? A ces paroles, tous ceux qui étaient présents fondirent en larmes et s'écrièrent : « Hélas ! que ferons-nous, grand apôtre, pour obtenir miséricorde ? » Saint Pierre, pour les consoler, leur dit : « M.F. ne désespérez pas ; le même Jésus que vous avez crucifié est ressucité, et bien plus, il est devenu le salut de tous ceux qui espèrent en lui ; il est mort pour la rémission de tous les péchés du monde. Faites pénitence et convertissez-vous, et vos péchés seront effacés. » Voilà, M. F., le même langage que l'Église tient à tous les pécheurs qui sont touchés de la grandeur de leurs péchés et qui désirent revenir sincèrement à Dieu. Hélas ! M. F., combien parmi nous sont bien plus coupables que les Juifs, parce que ceux-ci n'ont fait mourir Jésus-Christ que par ignorance ! Combien qui ont renié et condamné Jésus-Christ à la mort par le mépris que nous faisons de sa parole sainte, par la profanation que nous avons faite de ses mystères, par l'omission de nos devoirs, par l'abandon des sacrements et par un profond oubli de Dieu et du salut de notre pauvre âme ! Eh bien ! M. F., quel remède peut-il nous rester dans cet abîme de corruption et de péché, dans ce déluge qui souille la terre et qui provoque la vengeance du ciel ? Point d'autre, M. F., que celui de la pénitence et de la conversion. Dites-moi, n'est-ce pas assez d'années passées dans le péché ? N'est-ce pas assez avoir vécu pour le monde et le démon ? N'est-il pas temps, M. F., de vivre pour le bon Dieu et pour nous assurer une éternité bienheureuse ? Que chacun de nous, M. F., se remette sa vie devant les yeux, et nous verrons que nous avons tous besoin de faire pénitence. Mais pour vous y engager, M. F., je vais vous montrer combien les larmes que nous répandons sur nos péchés, la douleur que nous en ressentons et les pénitences que nous en faisons, nous consolent et nous rassurent à l'heure de la mort ; en second lieu, nous verrons qu'après avoir péché, nous devons en faire pénitence en ce monde ou en l'autre ; en troisième lieu, nous examinerons de quelle manière on peut se mortifier pour faire pénitence.

I.- Nous disons, M. F., qu'il n'y a rien qui nous console plus pendant notre vie et qui nous rassure plus à l'heure de la mort que les larmes que nous répandons sur nos péchés, que la douleur que nous en ressentons et les pénitences que nous en faisons : ce qui est bien facile à comprendre, puisque c'est par là que nous avons le bonheur d'expier nos péchés, c'est-à-dire de satisfaire à la justice de Dieu. Oui, M. F., c'est par là que nous méritons de nouvelles grâces pour avoir le bonheur de persévérer. Saint Augustin nous dit qu'il faut de toute nécessité que le péché soit puni ou par celui qui l'a commis ou par celui contre qui il a été commis. Si vous ne voulez pas, nous dit-il, que le bon Dieu vous punisse, punissez-vous vous-mêmes. Nous voyons que Jésus-Christ lui-même, pour nous montrer combien la pénitence nous est nécessaire après le péché, se met au même rang que les pécheurs (Marc, II, 16.).
 

Il nous dit que, sans le baptême, personne n'entrera dans le royaume des cieux (Joan, III, 5.) ; et, dans un autre endroit, que si nous ne faisons pas pénitence, nous périrons tous (Luc, XIII, 3, 5.). Hélas ! M. F., cela est très facile à comprendre. Depuis que l'homme a péché, tous ses sens se sont révoltés contre la raison ; et par conséquent, si nous voulons que la chair soit soumise à l'esprit et à la raison, il faut la mortifier ; si nous voulons que notre corps ne fasse pas la guerre à notre âme, il faut le mortifier avec tous ses sens ; si nous voulons aller à Dieu, il faut mortifier notre âme avec toutes ses puissances. Et si vous voulez bien vous convaincre de la nécessité de la pénitence, vous n'avez qu'à ouvrir l'Écriture Sainte, et vous verrez que tous ceux qui ont péché et qui ont voulu revenir au bon Dieu, ont versé des larmes, se sont repentis de leurs péchés et ont fait pénitence.

Voyez Adam : dès qu'il eut péché il se livra à la pénitence afin de pouvoir fléchir la justice de Dieu. Sa pénitence dura plus de neuf cents ans (Gen., III, 17 ; v, 5.) ; et une pénitence qui fait frémir, tant elle paraît au-dessus des forces de la nature. Voyez David après son péché : il faisait retentir son palais de ses cris et de ses sanglots ; et il porta ses jeûnes à un tel excès, que ses pieds ne pouvaient plus le soutenir (1). Quand on voulait le consoler en lui disant que, puisque le Seigneur l'avait assuré que son péché lui était pardonné, il devait modérer sa douleur, il s'écriait : Ah ! malheureux, qu'ai-je fait ? j'ai perdu mon Dieu, j'ai vendu mon âme au démon ; ah ! non, non, ma douleur durera autant que ma vie, elle descendra avec moi dans le tombeau. Ses larmes coulaient avec tant d'abondance que son pain en était trempé et son lit en était arrosé (Ps. CI, 10 ; VI, 7.).

Saint-pierre... (2)

Pourquoi est-ce, M. F., que nous avons tant de répugnance pour la pénitence, et que nous avons si peu de douleur de nos péchés ? Hélas ! M. F., c'est que nous ne connaissons ni les outrages que le péché fait à Jésus-Christ, ni les maux qu'il nous prépare pour l'éternité. Nous sommes très convaincus qu'après le péché, il faut nécessairement faire pénitence. Mais voici ce que nous faisons : nous renvoyons tout cela à un temps bien éloigné, comme si nous étions maîtres du temps et des grâces du bon Dieu. Hélas ! M. F., qui de nous, étant dans le péché, ne tremblera pas, puisque nous n'avons pas un moment de sûr ? Hélas ! M. F., qui de nous ne frémira pas, en pensant qu'il y a une mesure de grâces après laquelle le bon Dieu n'en accorde plus ? Qui de nous ne frémira pas, en pensant qu'il y a une mesure de miséricorde après quoi c'est fini. Hélas ! qui de nous ne frémira pas, en pensant qu'il y a un certain nombre de péchés après lequel le bon Dieu abandonne le pécheur à lui-même ? Hélas ! M. F., quand la mesure est pleine, il faut qu'elle déborde. Oui, après que le pécheur a rempli tout cela, il faut qu'il soit puni et qu'il tombe en enfer malgré ses larmes et sa douleur... Croyez-vous, M. F., qu'après vous être roulés, traînés et baignés dans les impuretés et vos plus infâmes passions, croyez-vous, M.F., qu'après avoir vécu nombre d'années dans le péché malgré tous les remords que votre conscience vous a donnés pour vous faire revenir à Dieu ; croyez-vous, M. F., qu'après avoir vécu en impies et en libertin, méprisant tout ce que la religion a de plus saint et de plus sacré, vomissant contre elle tout ce que la corruplion de votre coeur a pu engendrer ; croyez-vous que, quand vous voudrez dire : Mon Dieu pardonnez-moi, vous aurez tout fait ? que vous n'aurez plus qu'à entrer dans le ciel ? Non, non, M. F., ne soyons pas si téméraires, ni si aveugles que d'espérer cela. Hélas ! M. F., c'est précisément dans ce moment que s'accomplit cette terrible sentence de Jésus-Christ, qui nous dit : « Vous m'avez méprisé pendant votre vie, vous vous êtes raillés de mes lois, mais maintenant que vous voulez avoir recours à moi, que vous me cherchez, je vous tournerai le dos pour ne pas voir vos malheurs (Jer., XVIII, 17.) ; je me boucherai les oreilles pour ne pas entendre vos cris ; je m'enfuirai loin de vous, crainte de me laisser toucher par vos larmes. »

Hélas ! M. F., pour nous convaincre de tout cela, nous n'avons qu'à ouvrir l'Écriture Sainte et l'histoire où sont renfermées les actions de ces fameux impies ; nous verrons que ces châtiments sont plus terribles que vous ne pensez. Écoutez le fameux impie Antiochus. Se voyant frappé d'une manière visible par la main du Tout-Puisant, il s'humilie, il pleure en disant : « Il est juste, Seigneur, que la créature reconnaisse son Créateur (II Mach., IX, 12.). » Il promet à Dieu de faire pénitence, de réparer tous les maux qu'il a faits pendant sa vie, tous les maux qu'il a faits à Jérusalem, et qu'il donnera de grands biens pour entretenir le culte du Seigneur, qu'il se fera juif ; enfin que toute sa vie ne sera qu'une vie respectueuse de la loi de Dieu. Si vous l'aviez entendu, vous auriez dit en vous réjouissant : Voilà un pécheur qui est un saint pénitent. Cependant, nous entendons le Saint-Esprit nous dire : « Cet impie demande un pardon qui ne lui sera point accordé ; il pleure, mais en pleurant il descend dans les enfers. »

Mais pourquoi, M. F., aller si loin pour trouver des exemples effrayants de la justice de Dieu sur le pécheur qui a méprisé les grâces de Dieu. Voyez le spectacle que nous ont présenté les impies, ces incrédules et ces libertins du dernier siècle ; voyez leur vie impie, incrédule et libertine. N'ont-ils pas toujours vécu en impies, avec l'espérance que le bon Dieu les pardonnerait quand ils voudraient lui demander pardon. Voyez Voltaire. Toutes les fois qu'il se voyait malade, ne disait-il pas : Miséricorde ? Ne demandait-il pas pardon à ce même Dieu qu'il insultait lorsqu'il était en santé, contre lequel il ne cessait de vomir tout ce que la corruption de son coeur pouvait engendrer ? D'Alembert, Diderot et Jean-Jacques Rousseau, ainsi que tous ses autres compagnons de libertinage, croyaient que quand il serait de leur goût de demander pardon à Dieu, ils seraient pardonnés ; mais nous pouvons leur dire ce que le Saint-Esprit dit d'Antiochus : « Ces impies demandent un pardon qui ne leur doit pas être accordé (II Mach., IX, 13.). »

Et pourquoi, M. F., ces impies n'ont-ils pas été pardonnés malgré leurs larmes ? C'est que leur douleur ne venait pas du repentir, ni du regret de leurs péchés, ni de l'amour de Dieu, mais seulement de la crainte du châtiment.

Hélas ! M. F., quelque terribles et effroyables que soient ces menaces, elles ne font pas ouvrir les yeux à ceux qui marchent dans la même route. Hélas ! M. F., que celui qui, étant pécheur et impie, garde l'espoir qu'un jour il cessera de l'être, est malheureux et aveugle ! Hélas ! M. F., que le démon en conduit en enfer de cette manière ! la justice de Dieu les frappe dans le moment où ils n'y pensent nullement. Voyez Saül, il ne savait pas qu'en se moquant des ordres que lui donnait le prophète il allait mettre le sceau à sa réprobation et être abandonné de Dieu (I Reg., XV, 23.). Voyez Aman, s'il pensait qu'en préparant une potence pour Mardochée, il y serait lui-même attaché pour y perdre la vie (Esth., VII, 9.). Voyez le roi Balthazar, s'il pensait que le crime qu'il commettait en buvant dans les vases sacrés que son père avait volés à Jérusalem, était le dernier crime que Dieu devait lui laisser commettre (Dan., V, 23.). Voyez encore les deux infâmes vieillards, s'ils doutaient la moindre chose du monde qu'en tentant la chaste Suzanne ils seraient lapidés et de là tomberaient en enfer (Dan., XIII, 61.). Non, sans doute. Cependant, M. F., quoique ; ces impies et ces libertins ne sachent rien de tout cela, ils ne laissent pas que d'arriver au point où leurs crimes, étant au comble, doivent nécessairement être punis.

Eh bien ! M. F., que pense-vous de tout cela, vous surtout qui peut-être avez conçu le dessein épouvantable de rester dans le péché encore quelques années, peut-être jusqu'à la mort ? Cependant, ce sont ces exemples terribles qui ont porté tant de pécheurs à quitter le péché pour faire pénitence, qui ont peuplé les déserts de solitaires, rempli les monastères de saints religieux, et qui ont fait monter tant de martyrs sur les échafauds, avec plus de joie que des rois sur leurs trônes, de crainte d'éprouver les mêmes châtiments. Si vous en doutez, écoutez-moi un instant ; et si vous n'êtes pas encore endurci à ce point où le bon Dieu abandonne le pécheur à lui-même, vous allez sentir vos remords de conscience se réveiller et vous déchirer l'âme. Saint Jean Climaque nous rapporte (L'Echelle Sainte, cinquième degré) qu'il alla un jour dans un monastère ; les religieux qui l'habitaient avaient tellement la grandeur de la justice divine imprimée dans leur coeur, ils avaient une telle crainte d'être arrivés à cet état où nos péchés ont lassé la miséricorde de Dieu, que leur vie eût été pour vous un spectacle capable de vous faire mourir de frayeur ; ils menaient une vie si humble, si mortifiée et si crucifiée ; ils sentaient tellement le poids de leurs fautes ; leurs larmes étaient si abondantes et leurs cris si perçants, que quand l'on aurait eu le coeur plus dur que des pierres, l'on n'aurait pu s'empêcher de verser des larmes. Lorsque j'eus ouvert la porte du monastère, nous dit le même saint, je vis des actions vraiment héroïques ; j'entendis des cris capables de faire violence au ciel ; il y avait des pénitents qui se condamnaient à rester toute la nuit sur le bout de leurs pieds ; et quand leur pauvre corps tombait de faiblesse, ils se reprochaient leur lâcheté : « Malheureux, se disaieril-ils, si tu as si peu de courage pour satisfaire à la justice de Dieu, comment pourras-tu souffrir les flammes vengeresses de l'autre vie ? » D'autres, ayant toujours les yeux et les mains élevés vers le ciel, poussaient des cris capables de vous faire fondre en larmes, tant ils étaient pénétrés de la grandeur de leurs péchés ; d'autres se faisaient lier les nains derrière le dos comme des criminels ; ils se jugeaient, indignes de regarder le ciel, se jetaient la face contre terre : « Ah ! mon Dieu, s'écriaient-ils, recevez, s'il vous plaît, nos larmes et nos douleurs. » Il y en avait qui étaient tellement couverts d'ulecères ; leur pauvre corps était si pourri et exhalait une odeur si puante qu'il était impossible de rester à côté d'eux sans mourir. Il y en avait qui ne buvaient de l'eau que pour s'empêcher de mourir ; ils avaient toujours l'image de la mort devant les yeux ; ils se disaient les uns aux autres : « Ah ! M. F., que deviendrons-nous ? Croyez-vous que nous avancions un peu dans la vertu ? » Courons, mes amis, dans la carrière de la pénitence, tuons ces maudits corps comme ils ont tué nos pauvres âmes. Mais ce qui était le plus effrayant, c'est que, quand l'un d'entre eux était près de sortir de ce monde, tous les religieux étant près du mourant avec un visage abattu, les yeux baignés de larmes, s'adressaient à lui en lui disant : « Que pensez-vous de vous-même à présent que vous allez mourir ? Espérez-vous, croyez-vous que vos larmes et votre douleur et vos pénitences ont mérité votre pardon ? Ne craignez-vous pas d'entendre ces terribles paroles de la bouche de Jésus-Christ même : « Retirez-vous de moi, maudit ; allez au feu éternel. » « Helas ! répondaient ces pauvres mourants, sait-on si nos larmes ont fléchi la juste colère de Dieu ? Que sait-on si nos péchés ont disparu aux yeux de Dieu ? Que pouvons-nous faire ? Nous abandonner à la justice de Dieu. Ils priaient leur supérieur de ne point leur donner la sépulture, mais de les jeter à la voirie, afin de servir de pâture aux bêtes sauvages. »

Saint Jean Climaque nous dit que ce spectacle l'avait tant effrayé qu'il ne put rester qu'un mois au monastère : il ne pouvait plus vivre. Quand je fus de retour, dit-il, mon supérieur vit que j'étais si changé qu'à peine pouvait-il me reconnaître. Eh bien ! mon frère, me dit-il, vous avez vu les travaux et les combats de nos généreux soldats. Je ne pus lui répondre que par mes larmes, tant ce genre de vie m'avait effrayé et avait rendu mon corps si faible et si desséché.

Eh bien ! M. F., voilà des chrétiens comme nous et bien moins pécheurs que nous ; voilà, M. F., des pénitents qui n'attendaient que le même ciel que nous, qui n'avaient qu'une âme à sauver comme nous. Pourquoi donc, M. F., tant de larmes, tant de douleurs et tant de pénitences ? Hélas ! M. F., c'est qu'ils sentaient la grandeur du poids de leurs péchés, et combien l'outrage que le péché fait à Dieu est épouvantable ; voilà, M. F., ce qu'ont fait ceux qui ont compris la grandeur du malheur de perdre le ciel. O mon Dieu ! être insensible à tant de malheurs, n'est-ce pas le plus grand de tous les malheurs ? O mon Dieu ! des chrétiens qui m'entendent et qui ont la conscience chargée de péchés et qui n'ont point d'autre sort à attendre que celui des réprouvés ! Mon Dieu ! peuvent-ils bien vivre tranquilles ? Hélas ! que celui qui a perdu la foi est malheureux !
 

II. - Nous disons que nécessairement après le péché il faut faire une pénitence dans ce monde ou bien aller la faire dans l'autre.

Si l'Église a établi des jours de jeûne et d'abstinence, c'est pour nous faire ressouvenir qu'étant pécheurs nous devons faire pénitence, si nous voulons que le bon Dieu nous pardonne ; et bien plus, nous pouvons dire que le jeûne, la pénitence a commencé avec le monde. Voyez Adam ; voyons Moïse qui jeûna quarante jours. Nous voyons aussi Jésus-Christ, qui était la sainteté même, demeurer quarante jours dans un désert sans boire ni manger, pour nous montrer que notre vie ne doit être qu'une vie de larmes, de pénitence et de mortification. Hélas ! M. F., dès qu'un chrétien quitte les larmes, la douleur de ses péchés et la mortification, adieu la religion. Oui, M. F., pour conserver en nous la foi, il faut que nous soyons toujours occupés à combattre nos penchants et à gémir sur nos misères.

Voici un exemple qui va vous montrer combien nous devons prendre garde de ne pas donner à nos penchants tout ce qu'ils nous demandent. Nous lisons dans l'Histoire qu'il y avait un époux qui avait une femme bien vertueuse et un fils qui marchait sur ses traces. Ils faisaient consister tout leur bonheur dans la prière et dans la fréquentation des sacrements. Les saints jours de dimanche, après les offices, ils n'avaient point d'autre occupation et d'autre plaisir que de faire du bien ; ils allaient visiter les malades et leur fournissaient tous les secours dont ils étaient capables. Étant chez eux, ils passaient leur temps à faire des lectures de piété capables de les animer dans le service de Dieu. Ils nourrissaient ainsi leurs âmes dans la grâce de Dieu, ce qui faisait tout leur bonheur. Mais comme le père était un impie et un libertin, il ne cessait de les blâmer et de se moquer d'eux, en disant que leur genre de vie lui déplaisait grandement et que cette manière de vivre ne pouvait convenir qu'à des personnes ignorantes ; il tâchait de leur mettre devant les yeux les livres les plus infâmes et les plus capables de les détourner du chemin de la vertu dans lequel ils marchaient.

La pauvre mère pleurait d'entendre ce langage, et le fils en gémissait de son côté. Mais, à force de se voir persécutés, trouvant sans cesse ces livres devant eux, ils voulurent, malheureusement, voir ce qu'ils renfermaient ; et, hélas ! sans s'en apercevoir, ils prirent goût à ces lectures qui n'étaient remplies que d'ordures contre la religion et les bonnes moeurs. Hélas ! leurs pauvres coeurs, autrefois si bien au bon Dieu, furent bientôt tournés vers le mal ; leur manière de vivre changea entièrement ; ils commencèrent à abandonner toutes leurs pratiques ; il ne fut plus question ni de jeûne, ni de pénitence, ni de confession, ni de communion, de sorte qu'ils laissèrent tout à fait leurs devoirs de chrétiens. Le mari qui s'en aperçut fut très content de les voir tourner de son côté. Comme la mère était encore jeune, toute son occupation fut de se parer, de fréquenter les bals et les comédies et toute autre partie de plaisir qu'elle pouvait trouver.

Le fils, de son côté, suivait les traces de sa mère : il devint par la suite un grand libertin qui scandalisa autant son endroit qu'il l'avait édifié auparavant. Ce n'était plus que partie de plaisir et que débauche, de sorte que la mère et l'enfant faisaient des dépenses énormes ;
leur fortune fut bientôt affaiblie. Le père, voyant qu'il tombait dans les dettes, voulut savoir si sa fortune pourrait suffire à leur laisser continuer ce genre de vie dont lui-même était l'auteur ; mais il fut bien surpris lorsqu'il vit que son bien ne pouvait pas même faire face
à ses dettes. Alors une espèce de désespoir s'empara de lui, un bon matin il se lève, de sang-froid et mème avec réflexion il charge trois pistolets, entre dans la chambre de sa femme, lui brûle la cervelle ; il passe dans la chambre de son fils, lui décharge le deuxième coup, et le dernier fut pour lui-même. Ah ! malheureux père, au moins si tu avais laissé cette pauvre femme et ce pauvre enfant dans la prière, les larmes et la pénitence, ils auraient été pour le ciel, tandis que tu les a jetés en enfer en y tombant toi-même. Eh bien ! M. F., quelle fut la cause de ce grand malheur, sinon qu'ils avaient cessé de pratiquer notre sainte religion ?

Hélas ! M. F., quel châtiment peut être comparable à celui d'une âme, à laquelle le bon Dieu enlève la foi en punition de ses péchés ? Oui, M. F., si nous voulons sauver nos âmes, la pénitence nous est aussi nécessaire pour persévérer dans la grâce de Dieu que la respiration pour vivre, pour conserver la vie du corps. Oui, M. F., soyons bien persuadés que, si nous voulons que notre chair soit soumise à notre esprit et à la raison, il faut nécessairement la mortifier ; si nous voulons que notre corps ne fasse pas la guerre à notre âme, il faut le mortifier avec tous ses sens ; si nous voulons que notre âme soit soumise à Dieu, il faut la mortifier avec toutes ses puissances.

Nous lisons dans l'Écriture Sainte que lorsque le Seigneur commanda à Gédéon d'aller combattre contre les Madianites, il lui ordonna de commander à tous ses soldats timides et craintifs de se retirer. Plusieurs milliers se retirèrent. Il en restait encore dix mille. Le Seigneur dit à Gédéon : Vous avez encore trop de soldats ; faites une petite revue, et observez tous ceux qui prendront de l'eau seulement avec la main pour la porter à leur bouche mais sans s'arrêter ; ce sont ceux-là que vous conduirez au combat. De dix mille il n'y en eut que trois cents (Judic., VII, 6.). Le Saint-Esprit donne cet exemple pour nous faire. voir combien il y a peu de personnes qui pratiquent la mortification et qui seront sauvées.

Il est vrai, M. F., que la mortification ne consiste pas toute dans la privation du boire et du manger, quoiqu'il soit très nécessaire de ne pas tout accorder ce que demande notre corps, saint Paul nous disant : « Je traite durement mon corps, de crainte qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois réprouvé moi-même. »

Mais il est aussi certain, M. F., qu'une personne qui aime ses plaisirs, qui cherche ses commodités, qui fuit l'occasion de souffrir, qui s'inquiète, qui murmure, qui gronde et qui s'impatiente à la moindre chose qui ne va pas selon ses désirs et ses volontés, n'a que le nom de chrétienne ; elle n'est bonne que pour déshonorer sa religion, puisque Jésus-Christ nous dit : « Que celui qui veut être à moi prenne sa croix et qu'il me suive ; qu'il renonce à lui-même ; qu'il prenne sa croix tous les jours de sa vie et qu'il me suive (Luc, IX, 23). » Il n'est pas douteux, M. F., qu'une personne sensuelle n'aura jamais ces vertus qui nous rendent agréables à Dieu et nous assurent le ciel. Si nous voulons avoir la plus belle de toutes les vertus, qui est la chasteté, sachons que c'est une rose qui ne se cueille que parmi les épines ; et par conséquent elle ne se rencontrera, ainsi que toutes les autres vertus, que dans une personne mortifiée. Nous lisons dans l'Écriture Sainte (Dan., IX, 3, 22.) que l'ange Gabriel, étant apparu au prophète Daniel, lui dit : « Le Seigneur a écouté votre prière, parce qu'elle a été faite dans les jeûnes et la cendre ; » la cendre nous marque l'humilité. Nous lisons dans l'histoire que deux missionnaires jésuites (3) étant couchés ensemble, il y en eut un qui, étant incommodé d'un rhume, cracha toute la nuit sur son compagnon sans le savoir. Le matin, voyant l'autre qui se lavait, il en fut extrêmement chagriné et lui en demanda pardon, l'autre lui dit : « Mon ami, vous ne pouviez pas cracher dans un endroit plus vil qu'en crachant sur moi. » Voilà, M. F., un exemple qui montre jusqu'à quel degré ce bon Père portait la mortification.

III. - Mais, me direz-vous, combien y a-t-il de sortes de mortifications ? - M. F., le voici, il y en a deux : l'une est intérieure, l'autre est extérieure, mais elles vont toujours ensemble.

Pour la mortification extérieure, elle consiste à mortifier notre corps avec tous ses sens :

1° Nous devons mortifier nos yeux : ne rien regarder par curiosité, ni différents objets qui pourraient nous porter à avoir quelques mauvaises pensées ; ne point lire de livres qui ne sont pas capables de nous porter à la vertu, qui, au contraire, ne peuvent que nous en détourner et éteindre le peu de foi que nous avons.

2° Nous devons mortifier nos oreilles : ne point écouter avec plaisir toutes ces chansons, ces discours qui peuvent nous flatter et qui n'aboutissent à rien : c'est toujours un temps bien mal employé et ravi aux soins que nous devons donner à notre âme ; ne jamais prendre plaisir à écouter les médisances et les calomnies. Oui, M. F., nous devons nous mortifier en tout cela et ne pas être du nombre de ces personnes curieuses qui veulent savoir tout ce que l'on a dit, ce que l'on a fait, d'où l'on vient, ce que l'on veut, ce que l'on nous a dit.

3° Nous disons que nous devons nous mortifier dans notre odorat : ne jamais prendre plaisir à sentir ce qui peut satisfaire notre goût. Nous lisons dans la vie de saint François de Borgia qu'il n'a jamais senti les fleurs, mais qu'au contraire il mettait souvent dans sa bouche des pilules et les mâchait (4) afin de se punir du plaisir qu'il pouvait avoir pris en sentant quelque bonne odeur ou en mangeant des mets délicats.

4° En quatrième lieu, je dis que nous devons mortifier notre bouche : il ne faut pas manger par gourmandise, ni au-delà du nécessaire ; il ne faut donner au corps rien qui puisse exciter les passions ; ne jamais manger hors des repas sans une nécessité. Un bon chrétien ne fait jamais un repas sans se mortifier de quelque chose.

5° Un bon chrétien doit mortifier sa langue en ne parlant qu'autant qu'il est nécessaire pour remplir son devoir et pour la gloire de Dieu et le bien du prochain. Voyez Jésus-Christ : pour nous montrer combien le silence est une vertu qui lui est agréable et pour nous porter à l'imiter, il a gardé le silence pendant trente ans. Voyez la Sainte Vierge : l'Évangile nous montre qu'elle n'a parlé que quatre fois seulement, quand la gloire de Dieu et le salut du prochain le demandaient. Elle parla quand l'ange lui annonça qu'elle serait Mère de Dieu (Luc, I. 34, 38.) ; elle parla lorsqu'elle alla visiter sa cousine Elisabeth, pour lui faire part de son bonheur (Luc, I, 46.) ; elle parla à son Fils, quand elle le retrouva dans le temple (Luc, II, 48.) ; elle parla quand elle fut aux noces de Cana, lorsqu'elle représenta à son Fils le besoin de ces gens (Joan, II, 3.).

Nous voyons aussi que, dans toutes les communautés religieuses, un grand point de leurs règles est le silence : aussi, saint Angustin nous dit que celui qui ne pèche pas par la langue est parfait (5). Nous devons surtout mortifier notre langue lorsque le démon nous inspire de dire de mauvaises raisons, de mauvaises chansons, des médisances et des calomnies contre le prochain ; de même, ne pas dire des jurements, des paroles grossières.

6° Je dis que nous devons mortifier notre corps en ne lui donnant pas autant de repos qu'il en veut, c'est une vertu de tous les saints.

Mortification intérieure. En second lieu, nous avons dit que nous devons pratiquer la mortification intérieure. Et d'abord, mortifions notre imagination. Il ne faut pas la laisser aller d'un côté et d'autre, ni la laisser se remplir de choses inutiles, surtout ne pas la laisser promener sur des choses qui peuvent la conduire au mal, comme de penser à certaines personnes qui ont commis quelques mauvais péchés contre la sainte vertu de pureté, comme aussi de penser aux jeunes gens qui se marient : tout cela n'est autre chose qu'un piège que le démon nous tend pour nous conduire au mal. Autant qu'il se présente de ces pensées, il faut les renvoyer. Il ne faut pas non plus nous laisser occuper l'imagination, ce que je deviendrais, ce que je ferais, si j'étais..., si j'avais ceci, si on me donnait cela, si je pouvais gagner cela. foutes ces choses ne servent de rien qu'à nous faire perdre bien du temps où nous pourrions penser à Dieu et au salut de notre âme. Il faut, au contraire, occuper notre imagination à penser à nos péchés pour en gémir et nous en corriger ; souvent penser à l'enfer, afin de travailler à l'éviter ; souvent penser au ciel, alin de vivre de manière à le mériter ; souvent penser a la mort et passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ pour nous aider à supporter les maux de la vie en esprit de pénitence.

Nous devons aussi mortifier notre esprit : ne ,jamais vouloir examiner si notre religion n'est pas bonne, ni vouloir chercher à comprendre les mystères, mais seulemnent raisonner de la manière la plus sûr dont nous devons nous conduire pour plaire à Dieu et sauver notre âme.

Ensuite, nous devons mortifier notre volonté, en cédant, toujours à la volonté des autres quand notre conscience n'y est pas compromise. Et le faire sans montrer que cela nous fait de la peine ; au contraire, être contents de trouver une occasion de nous mortifier afin de pouvoir expier les péchés de notre volonté. Voilà, M. F., en général, les petites mortifications que nous pouvons pratiquer à chaque instant, comme encore de supporter les défauts et les mauvaises coutumes de ceux avec qui nous vivons. Il est certain, M. F., que les personnes qui ne cherchent qu'à se contenter dans le boire et le manger et dans les plaisirs que leur corps, leur esprit peuvent désirer, ne plairont jamais à Dieu, puisque notre vie doit être une imitation de Jésus-Christ. Je vous demande quelle ressemblance on pourra trouver entre la vie d'un ivrogne et celle de Jésus-Christ, qui a passé sa vie dans le jeûne et les larmes ; entre celle d'un impudique et la pureté de Jésus-Christ ; entre un vindicatif et la charité de Jésus Christ ; et ainsi du reste. Hélas ! M. F., qu'allons-nous devenir lorsque Jésus-Christ va confronter notre vie avec la sienne ? Faisons au moins quelque chose qui puisse être capable de lui plaire.

Nous avons dit, en commençant, que la pénitence, les larmes et la douleur de nos péchés nous consolent, grandement à l'heure de la mort, ce qui n'est pas douteux. Quel bonheur pour un chrétien dans ce dernier moment, où l'on fait si bien son examen de conscience, de se rappeler d'avoir non seulement bien observé les commandements de Dieu et de l'Église, mais d'avoir passé sa vie dans les larmes et la pénitence, dans la douleur de ses péchés et dans une mortification continuelle de tout ce qui pouvait contenter ses plaisirs. Si nous avons quelque crainte, ne pourrons-nous pas dire comme saint Hilarion : « Que crains-tu, mon âme ? il y a tant d'années que tu travailles à faire la volonté de Dieu et non la tienne ! aie confiance, le Seigneur aura pitié de toi (Vie des Pères du désert, t. V, p. 208.). »

Pour mieux vous le faire comprendre, je vous en citerai un bel exemple : Saint-Jean Climaque nous dit, (L'Echelle sainte.) qu'il y avait un jeune homme qui avait conçu un grand désir de passer sa vie à faire pénitence et de se préparer à la mort ; il ne mit point de bornes à ses pénitences. Quand la mort arriva, il fit appeler son supérieur, en lui disant : « Ah ! mon père, quel bonheur pour moi ! Oh ! que je suis heureux d'avoir vécu dans les larmes, dans la douleur de mes péchés et dans la pénitence. Le bon Dieu qui est si bon m'a promis le ciel. Adieu, mon père, je vais me réunir à mon Dieu dont j'ai tâché d'imiter la vie autant qu'il m'a été possible ; adieu, mon père, je vous remercie de m'avoir encouragé à marcher dans cette heureuse route. »

M. F., quel bonheur pour nous dans ce moment d'avoir vécu pour le bon Dieu ; d'avoir fui et craint le péché, de nous être privés non seulement, des plaisirs mauvais et défendus, mais encore de plaisirs permis et innocents ; d'avoir fréquenté souvent, et dignement les sacrements où nous aurons tant trouvé de grâces et de forces pour combattre le démon, le monde et nos penchants. Mais, dites-moi, M. F., que peut-on espérer, dans ce moment épouvantable où le pécheur voit devant ses yeux une vie qui n'est qu'une chaîne de crimes ? Que peut-on espérer pour un pécheur qui a vécu à peu près comme s'il n'avait point d'âme à sauver et comme s'il croyait que quand il est mort tout est fini ; qui n'a presque jamais fréquenté les sacrements et qui, toutes les fois qu'il les a fréquentés, n'a fait que les profaner par de mauvaises dispositions ; un pécheur qui, non content d'avoir raillé et méprisé sa religion et ceux qui avaient le bonheur de la pratiquer, a fait encore tous ses efforts pour entraîner les autres à marcher dans sa route d'infamie et de libertinage ? Hélas ! quelle frayeur et quel désespoir pour ce pauvre malheureux de reconnaître alors qu'il n'a vécu que pour faire souffrir Jésus-Christ, perdre sa pauvre âme et tomber en enfer ! Mon Dieu, quel malheur ! d'autant plus qu'il savait très bien qu'il pouvait obtenir le pardon de ses péchés s'il avait voulu. Mon Dieu, quel désespoir pour l'éternité !

Volà un exemple admirable qui nous montre que, si nous sommes damnés, ce sera bien parce que nous n'aurons pas voulu nous sauver. Il est rapporté dans l'histoire (Vie des Pères, t. I, chap. XV, Saint Paphnuce.) que sainte Thaïs avait été dans sa jeunesse une des plus fameuses courtisanes que la terre ait portées : cependant elle était chrétienne. Elle se précipita dans tout ce que son coeur, qui n'était autre chose qu'un brasier d'un feu impur, put désirer : elle profana dans la débauche tout ce que le ciel lui avait donné d'esprit et de beauté ; et sa propre mère fut même l'instrument dont l'enfer se servit pour la plonger avec une fureur épouvantable dans tant d'ordures, que sa pauvre jeunesse se passa dans tous les dérèglements les plus infâmes et les plus déshonorants pour une personne comme elle. Les uns se ruinaient pour lui faire des présents, plusieurs se poignardèrent pour n'avoir pu la posséder seuls. Enfin les dérèglements de cette comédienne étaient le scandale de toute la province et un sujet de gémissement pour tous les gens de bien. Je vous laisse à penser le mal qu'elle faisait, les âmes qu'elle perdait, les outrages qu'elle faisait à Jésus-Christ par les personnes qu'elle entraînait dans le péché. Elle avait été très instruite dans sa jeunesse, mais ses désordres et la violence de ses passions avaient étouffé en elle toutes les vérités de la religion.

Cependant le bon Dieu voulait manifester la grandeur de ses miséricordes, sachant combien sa conversion en procurerait d'autres ; et, jetant sur elle un regard de compassion, il alla la chercher lui-même au milieu de ses ordures les plus infâmes. Pour opérer ce grand miracle de sa grâce, il se servit d'un saint solitaire à qui il fit connaître cette fameuse pécheresse et tous ses dérèglements. Le Seigneur lui commanda d'aller trouver cette courtisane. Ce solitaire était saint Paphnuce. Il prend l'habit d'un cavalier, se fournit d'argent, et il part pour la ville où elle avait fait sa demeure. Comme il était conduit par Dieu lui-même, il arriva droit où elle était, et demanda à lui parler.

Cette créature, qui ne savait rien de tout cela, le conduisit dans une chambre écartée et bien ornée. Alors le saint lui demanda si elle n'en avait point d'autre plus écartée où il pût se dérober aux yeux de Dieu même. « Eh quoi ! lui dit la courtisane, soyez sûr que personne ne viendra : mais si vous craignez la présence de Dieu, est-ce qu'il n'est pas partout ? » Le saint fut fort étonné de lui entendre parler du bon Dieu : « Eh quoi ! lui dit-il, est-ce que vous connaissez le bon Dieu ? » - « Oui, lui dit-elle ; et bien plus, je sais qu'il y a un paradis pour ceux qui le servent avec fidélité et un enfer pour ceux qui le méprisent, » - « Mais comment, lui dit le saint, avec toutes ces connaissances pouvez-vous vivre comme vous vivez et pendant tant d'années, en vous préparant a vous-même un enfer ? » Ces seules paroles du saint, jointes à la grâce du bon Dieu, furent un coup de foudre qui renversa notre courtisane, comme saint Paul sur le chemin de Damas. Elle se jeta à ses pieds, fondant en larmes et le priant en grâce d'avoir pitié d'elle, de demander miséricorde pour elle auprès du Seigneur. Elle se disait prête à faire tout ce qu'il voudrait pour essayer si le bon Dieu voudrait encore la pardonner. Elle ne lui demanda qu'un délai de trois heures pour mettre ordre à ses affaires : ensuite elle se rendrait dans l'endroit qu'il lui marquerait pour ne plus penser qu'à pleurer ses péchés. Le saint lui ayant accordé ce délai, elle assembla le plus qu'elle put des libertins qui s'étaient plongés avec elle dans le péché, les conduisit sur la place publique : et là, en leur présence, se dépouilla de toutes ses parures ; elle fit apporter les meubles qui avaient été achetés avec l'argent de ses infamies, en fit un tas et y mit le feu sans rien dire ni pourquoi elle agissait ainsi. Après cela, elle quitta la place pour se rendre auprès du saint, qui l'attendait et qui la conduisit dans un monastère de filles. Il la renferma dans une cellule dont il scella la porte, et pria une religieuse de lui porter quelques morceaux de pain et un peu d'eau. Thaïs demanda au saint quelle prière elle devait faire dans sa retraite afin de toucher le coeur de Dieu. Le saint lui répondit : « Vous n'étés pas digne de prononcer le nom de Dieu, parce que vos lèvres sont pleines d'iniquités, ni d'élever vers le ciel vos mains si criminelles. Contentez-vous de vous tourner vers l'orient, et dites dans toute la douleur de votre coeur et l'amertume de votre âme : « O vous qui m'avez créée, ayez pitié de moi. »

Voilà toute la prière qu'elle fit pendant trois ans qu'elle resta enfermée dans ce trou de mur, pendant lesquels elle ne perdit jamais le souvenir de ses péchés. Elle pleura tant, elle maltraita si cruellement son corps, que quand saint Paphnuce alla consulter saint Antoine pour savoir si le bon Dieu lui avait fait miséricorde, saint Antoine, après avoir passé la nuit en prière avec ses religieux pour cela, lui dit que le bon Dieu avait révélé à un de ses religieux, qui était saint Paul le Simple, qu'un trône éclatant était préparé dans le ciel à la pénitente Thaïs. Alors le saint, plein de joie et d'admiration de ce que dans si peu de temps elle avait satisfait à la justice de Dieu, va la trouver pour lui dire que ses péchés lui étaient pardonnés et qu'elle devait quitter sa cellule. Le saint lui demanda ce qu'elle avait fait pendant ces trois ans. Elle lui dit : « Mon père, j'ai mis mes péchés devant moi comme en un monceau et je n'ai cessé de les pleurer et de demander miséricorde. » C'est précisément, lui répondit saint Paphnuce, pour cela que vous avez gagné le coeur de Dieu, et non par vos autres pénitences. Ayant quitté sa cellule pour aller dans un monastère, elle ne survécut que quinze jours, après lesquels elle alla chanter dans le ciel la grandeur de la miséricorde de Dieu.

M. F., cet exemple nous montre combien nous aurions vite gagné le coeur de Dieu, si nous voulions, sans faire aucune de ces grandes pénitences. Que de regrets pendant toute l'éternité de n'avoir pas voulu nous faire quelque violence pour quitter le péché ! Oui, M. F., nous verrons un jour que nous aurions pu satisfaire à la justice de Dieu rien qu'avec les petites misères de la vie que nous sommes obligés de souffrir dans l'état où le bon Dieu nous a placés, si nous voulions en même temps y joindre quelques larmes et une douleur sincère de nos péchés. Que nous aurons de regrets d'avoir vécu et d'être morts dans le péché, lorsque nous verrons que Jésus-Christ a tant souffert pour nous et qu'il désirait tant de nous pardonner, si nous lui avions demandé pardon ! Mon Dieu, que le pécheur est aveugle et malheureux !

Nous craignons de faire pénitence. Mais voyez, M. F., la manière dont on se conduisait envers les pécheurs dans les commencements de l'Église. Ceux qui voulaient se réconcilier avec le bon Dieu se rendaient le mercredi des Cendres à la porte de l'église avec des habits sales et déchirés. Étant entrés dans l'église, on leur couvrait la tête de cendres, on leur donnait un cilice qu'ils devaient porter autant de temps que devait durer leur pénitence. Après cela on leur commandait de se prosterner contre terre, et pendant ce temps-là on chantait les sept psaumes de la pénitence pour implorer sur eux la miséricorde de Dieu ; ensuite on leur faisait une exhortation pour les engager à se livrer à la pénitence avec autant de zèle qu'ils pourraient, espérant que peut-être le bon Dieu se laisserait toucher.

Après tout cela, on les avertissait qu'on allait les chasser de l'église avec confusion, comme Dieu chassa Adam du paradis terrestre après son péché. A peine les laissait-on sortir qu'on leur fermait dessus la porte de l'église. Mais si vous désirez savoir comment ils passaient ce temps-là, combien durait cette pénitence, le voici : d'abord, ils étaient ordinairement obligés à vivre dans la retraite ou bien à s'occuper des travaux les plus pénibles ; ils avaient tant de jours par semaine pendant lesquels ils devaient jeûner au pain et à l'eau, selon le nombre et la grandeur de leurs péchés ; ils avaient de longues prières pendant la nuit prosternés la face contre terre ; ils couchaient sur des planches ; ils se levaient plusieurs fois la nuit, pour pleurer leurs péchés. On les faisait passer par différents degrés de pénitence ; les dimanches, ils paraissaient à la porte de l'église vétus d'un cilice, la tête couverte de cendre, restant dehors exposés au mauvais temps ; ils se prosternaient devant les fidèles qui entraient à l'église, en les conjurant, avec larmes, de prier pour eux. Au bout d'un certain temps, ils avaient la permission d'entendre la parole de Dieu, mais aussitôt que l'instruction était faite, on les chassait de l'église ; plusieurs n'étaient admis à la grâce de l'absolution qu'à l'heure de la mort. Encore regardaient-ils cela comme une grande grâce que l'Église leur faisait après avoir passé dix ans, vingt ans, parfois plus longtemps encore dans les larmes et la pénitence. Voilà, M. F., comment l'Église se conduisait autrefois pour les pécheurs qui voulaient se convertir tout de bon.

Si maintenant, M. F., vous désirez savoir ceux qui se soumettaient à toutes ces pénitences : je vous dirai tous, depuis les bergers jusqu'aux empereurs. Si vous en voulez un exemple, en voici un que nous avons dans la personne de l'empereur Théodose. Ayant péché plutôt par surprise que par malice, saint Ambroise lui écrivit en lui disant : « J'ai vu cette nuit dans une vision où le bon Dieu m'a fait voir que vous veniez à l'église, il m'a commandé de vous défendre d'entrer ». L'empereur, en lisant cette lettre, pleura amèrement ; cependant il alla se prosterner à la porte de l'église comme à l'ordinaire, avec espérance que ses larmes et son repentir toucheraient le saint évêque. Quand saint Ambroise le vit venir, il lui dit : « Arrêtez, empereur, vous êtes indigne d'entrer dans la maison du Seigneur ». L'empereur lui dit : « Il est vrai, mais David avait bien péché, et le Seigneur l'a pardonné ».- « Eh bien ! lui dit saint Ambroise, puisque vous l'avez imité dans son péché, suivez-le dans sa pénitence. » L'empereur, à ces mots, se retire sans rien dire dans son palais, quitte ses ornements impériaux, se prosterne la face contre terre, s'abandonne à toute la douleur dont son coeur était capable. Il resta huit mois sans mettre les pieds à l'église. Lorsqu'il voyait que ses domestiques y allaient, tandis que lui-même en était privé, on l'entendait pousser des cris capables de toucher les coeurs les plus endurcis. Quand on lui permettait d'assister aux prières publiques, il se tenait, non comme les autres, debout ou à genoux, mais le visage prosterné contre terre de la manière la plus touchante, se frappant la poitrine, s'arrachant les cheveux et pleurant amèrement. Il conserva toute sa vie le souvenir de son péché ; il ne pouvait y penser sans verser des larmes. Eh bien ! M. F., voilà ce que fit un empereur qui ne voulait pas perdre son âme.

Que devons-nous conclure, M. F. ? Le voici : c'est que, puisqu'il faut nécessairement pleurer nos péchés, en faire pénitence ou dans ce monde ou dans l'autre, choisissons la moins rigoureuse et la moins longue. Quel regret, M. F., d'arriver à la mort sans avoir rien fait pour satisfaire à la justice de Dieu ! Quel mallleur d'avoir perdu tant de moyens que nous avions de souffrir quelques misères qui, si nous les avions bien prises pour le bon Dieu, nous auraient mérité notre pardon ! Quel malheur d'avoir vécu dans le péché, espérant toujours que nous le quitterions, et de mourir sans l'avoir fait ! Mais prenons, M. F. une autre route qui nous consolera davanatage dans ce moment ; cessons de faire le mal ; commençons à pleurer nos pêchés et souffrons tout ce que le bon Dieu voudra nous envoyer. Que notre vie ne soit qu'une vie de regrets, de repentir de nos péchés et d'amour de Dieu, afin que nous ayons le bonheur d'aller nous unir au bon Dieu pendant l'éternité. C'est ce que je vous souhaite.


(1) Genua mea infirmata sunt a jejunio. Ps, CVIII, 24.
(2) « Saint-Pierre. » Ces mots placés en margé indiquent que le Saint Curé d'Ars pensait à raconter la pénitence du prince des apôtres, qui « pleura amèrement » son triple reniement tous les jours de sa vie.
(3) Ces deux missionnaire sont saint François de Borgia et le père Bustamance.
(4) Catapotia dentibus eadem de caussa mandere solitus: « Il avait coutume de mâcher des pilules avec les dents, par mortification. » Vita S. Franc. Borgiae, cap. XV. Act. SS. t. V oct., p. 286.
(5) Cette parole est d'abord de l'apôtre saint Jacques : « Si quis in verbo non ofendit, hic perfectus est vir.  » Jac. III, 2.