11ème dimanche après la Pentecôte
Sur le jugement téméraire
Deus, gratias ago tibi, quia non sum sicut coeteri hominum : raptores, injusti, adulteri, velut hic publicanus.
Je vous rends grâces ô mon Dieu, de ce que je ne suis pas comme les autres hommes, qui sont voleurs, injustes et adultères, ni comme ce publicain que voici.
(S. Luc, XVIII, 11.)
Tel est, M.F., le langage de l'orgueilleux, qui, étant plein de bonne opinion de lui-même, méprise, de pensée, le prochain, censure sa conduite, et condamne les actions qui sont faites avec les intentions les plus pures et les plus innocentes. Il ne trouve rien de bien fait ni de bien dit, que ce qu'il fait et ce qu'il dit lui-même ; vous le voyez toujours attentif sur les paroles et les actions de son voisin, et, sur les moindres apparences du mal, sans rien examiner, il les blâme, il les juge, il les condamne. Ah ! maudit péché, que tu causes de divisions, de haines, de disputes, ou pour mieux dire, que tu traînes d'âmes dans les enfers ! Oui, M.F., nous voyons qu'une personne qui est sujette à ce péché, se scandalise et se choque de tout. Il fallait que Jésus-Christ jugeât ce péché bien mauvais, il faut que les ravages qu'il fait dans le monde soient bien affreux ; puisque, pour nous en donner autant d'horreur que possible, il nous le dépeint d'une manière si claire et si sensible dans la personne de ce pharisien. Ah ! M.F., que les maux que ce maudit péché entraîne avec lui sont grands et affreux ! Oh ! qu'il est difficile à celui qui en est atteint de s'en corriger !... Pour vous engager, M.F., à ne jamais vous laisser dominer par un aussi mauvais défaut, je vais 1° vous le montrer autant que je le pourrai ; 2° nous verrons les moyens que nous devons employer pour nous en garantir.
I. – Je dis, premièrement, que le jugement téméraire est une pensée ou une parole désavantageuse sur le compte du prochain et sur de légères apparences. Il ne peut venir que d'un cœur mauvais, rempli d'orgueil ou d'envie ; parce qu'un bon chrétien, qui est pénétré de sa misère, ne pense et ne juge mal de personne ; jamais du moins, sans en avoir une connaissance certaine, et encore, quand il est obligé par son devoir de veiller sur ces personnes et jamais autrement. Nous disons, M.F., que les jugements téméraires prennent naissance dans un cœur orgueilleux ou envieux, ce qui est très facile à comprendre. Un orgueilleux ou envieux n'a bonne opinion que de lui-même, et tourne en mal tout ce que fait son prochain ; le bien qu'il aperçoit dans son prochain l'afflige et le ronge. L'Écriture sainte nous en donne un bel exemple dans la personne de Caïn, qui tournait en mal tout ce que son frère faisait (GEN. IV, 5.). Voyant qu'il était agréable à Dieu, il conçut le noir dessein de le tuer. Ce fut le même péché qui porta Ésaü à vouloir tuer son frère Jacob (GEN. XXVII, 41.). Il ne passait son temps qu'à examiner ce qu'il faisait, en pensait toujours mal dans son cœur, et dans tout ce qu'il faisait, il ne trouvait point de bonnes actions. Mais son bon frère Jacob, qui avait un cœur bon et un esprit humble, ne pensait pas seulement mal de son frère ; il l'aimait de tout son cœur, il pensait toujours bien de lui, il excusait toutes ses actions, quoique bien mauvaises, puisqu'il ne cherchait qu'à lui ôter la vie. Jacob faisait tout ce qu'il pouvait pour changer les dispositions du cœur de son frère. Il priait le bon Dieu pour lui, il lui faisait même des présents pour lui montrer qu'il l'aimait et qu'il n'avait pas les pensées qu'Ésaü croyait. Hélas ! M.F., que ce péché est mauvais dans un chrétien qui ne peut souffrir le bien dans les autres, en tournant en mal tout ce que les autres font ! Oui, M.F., ce péché est un ver rongeur qui dévore nuit et jour ces pauvres personnes : vous les voyez toutes tristes, chagrines, sans vouloir même dire ce qui les fatigue, parce que l'orgueil s'en trouverait blessé ; ce péché les fait mourir à petit feu. O mon Dieu ! quelle triste vie ! Mais quelle vie plus heureuse, M.F., que celle de celui qui n'est point sujet à juger mal son prochain, qui tourne tout en bien ! Son âme est en paix, il ne pense mal que de lui seul, et, par là, il s'humilie devant Dieu et espère en sa miséricorde. En voici un bel exemple.
Nous lisons dans l'histoire des Pères du désert, qu'un religieux qui avait mené une vie des plus pures et des plus chastes, fut attaqué d'une maladie, dont il mourut. Comme il était proche de la mort, et que tous les religieux du monastère étaient autour de lui, le supérieur le pria de leur dire en quoi il croyait s'être rendu plus agréable à Dieu. « Mon père, répondit ce saint religieux, cela me fait bien de la peine ; mais, par obéissance, je vous le dirai. Dès mon enfance, j'ai été en butte aux plus rudes tentations du démon ; mais autant il me tourmentait, autant le bon Dieu me consolait, ainsi que la sainte Vierge, laquelle un jour que j'étais bien tourmenté par le démon, m'apparut toute pleine de gloire, chassa le démon et m'encouragea à la persévérance dans la vertu. Afin, me dit-elle, de vous en rendre les moyens plus aisés, je vous découvrirai quelque chose des trésors immenses de mon divin Fils ; je veux vous apprendre trois choses, qui, si vous les pratiquez bien, vous rendront très agréable aux yeux de Dieu, et vous feront vaincre facilement le démon votre ennemi, qui ne cherche que votre perte éternelle. C'est de vous humilier : dans le manger, ne jamais chercher ce que vous aimez le mieux ; dans vos vêtements, vous vêtir toujours simplement ; dans vos fonctions, ne jamais chercher ce qui peut vous relever aux yeux du monde, que ce qui est capable de vous abaisser ; et pour votre prochain, ne juger jamais mal de lui dans les paroles et les actions que vous lui voyez faire, parce que souvent les pensées du cœur ne sont pas conformes à l'action. Jugez et pensez bien de tout le monde ; c'est une action très agréable à mon Fils. La sainte Vierge disparut en me disant cela, et c'est ce que je me suis appliqué à faire depuis ce temps ; ce qui m'a fait grandement mériter pour le ciel. »
D'après cela, M.F., vous voyez donc qu'il n'y a qu'un mauvais cœur qui puisse juger mal de son prochain. D'ailleurs, on ne doit pas juger son prochain sans avoir égard à sa faiblesse et au repentir qu'il peut avoir de son péché. Ordinairement, et presque toujours, l'on se repent d'avoir pensé mal ou mal parlé des autres, parce que souvent, après avoir bien examiné, l'on reconnaît que ce que l'on a dit du prochain est faux. Il nous arrive ce qui arriva à ceux qui jugèrent la chaste Suzanne, sur le rapport de deux faux témoins, sans vouloir même lui donner le temps de se justifier (DAN. XIII, 41.); d'autres imitent la présomption et la malice des Juifs, qui publièrent que Jésus-Christ était un blasphémateur (MATTH. IX, 3.), qu’il était possédé du démon (JOAN, VII, 20, ETC.) ; enfin, d'autres se conduisent comme pharisien, qui, sans examiner si Madeleine avait renoncé à ses désordres, ou non, ne la considérait que comme une infâme pécheresse (LUC. VII, 39.), quoiqu'il la vît affligée, accuser ses péchés et les pleurer aux pieds de Jésus-Christ son Sauveur et son Rédempteur.
Le pharisien, M.F., que Jésus-Christ nous présente comme un infâme modèle de ceux qui pensent et qui jugent mal du prochain, tomba, selon toute apparence, dans trois péchés. En condamnant ce pauvre publicain, il en pense mal, il en juge mal et il le condamne, sans seulement connaître les dispositions de son cœur. Il ne portait son jugement que par conjecture : voilà, M.F., le premier caractère du jugement téméraire. Il ne le méprise en lui-même que par un effet de son orgueil et de sa malice : voilà le second caractère de ce maudit péché. Enfin, ne sachant pas si ce qu'il lui imputait était vrai ou faux, il le jugea et le condamna ; pendant que ce pénitent, réduit, dans un coin du temple, frappait sa poitrine, et arrosait le pavé de ses larmes en demandant miséricorde au bon Dieu.
Je dis, 1° M.F., que ce qui donne occasion à tant de jugements téméraires, c'est que nous ne regardons cela que comme peu de chose ; tandis que, souvent, il peut y avoir un péché mortel, si la chose est une matière considérable. – Mais, me direz-vous, cela ne se passe que dans le cœur. – C'est précisément ce qui rend ce péché bien mauvais, en ce que notre cœur n'est créé que pour aimer le bon Dieu et le prochain ; et c'est être un traître…. Souvent, en effet, dans nos paroles nous faisons croire (aux autres) que nous les aimons, que nous avons bonne opinion d'eux ; tandis que, dans nous-mêmes, nous les haïssons. Mais il y en a qui croient que, quand ils ne disent pas ce qu'ils pensent, il n'y a point de mal. Il est vrai que le péché est moindre que quand on le manifeste à l'extérieur, parce que, alors, c'est un poison que nous tâchons de faire passer dans le cœur de notre voisin sur le compte du prochain.
Si ce péché est déjà si grand, quand même nous ne le commettons que dans le cœur, je vous laisse à penser ce qu'il est aux yeux de Dieu, quand nous avons le malheur de le manifester par des paroles. Cela doit nous porter à bien examiner les choses avant de porter notre jugement sur le compte de notre prochain, crainte de nous tromper : ce qui nous arrive souvent. Voyez un juge, lorsqu'il condamne quelque personne à mort : il fait venir les témoins, les uns après les autres ; il les interroge, il est extrêmement attentif (à examiner) s'ils ne se coupent point ; il les menace, il les regarde d'un air effrayant : ce qui jette l'effroi et la terreur dans leur cœur ; il fait même tous ses efforts pour tirer, s'il peut, la vérité de la bouche du coupable. Vous voyez que, sur le moindre doute, il suspend son jugement ; et, s'il se voit forcé de prononcer la sentence de mort, il ne le fait qu'en tremblant, dans la crainte où il est de condamner une personne innocente. Ah ! M.F., que de jugements téméraires de moins, si nous avions le bonheur de prendre toutes ces précautions, lorsque nous voulons juger la conduite et les actions de notre prochain. Ah ! M.F., que d'âmes de moins dans les enfers !
Le bon Dieu nous donne un bel exemple de la manière dont nous devons juger notre prochain, et cela dans la personne de notre premier père, Adam. Le Seigneur avait certainement tout vu et tout entendu ce qu'il avait dit et fait ; il pouvait bien condamner nos premiers parents sans autre examen ; mais non, pour nous apprendre à ne rien précipiter dans le jugement que nous voudrions porter sur les actions du prochain, il les interrogea l'un après l'autre, afin qu'ils avouassent le mal qu'ils avaient fait (GEN. III.). D'où peut donc venir, M.F., cette foule de jugements si précipités sur le compte de nos frères ? Hélas ! d'un grand orgueil qui nous aveugle en nous cachant nos propres défauts, qui sont sans nombre, et, souvent, bien plus affreux que ceux des personnes de qui nous pensons ou parlons mal ; et nous pouvons dire que, presque toujours, nous nous trompons en jugeant mal les actions de nos voisins. J'en ai vu qui, très certainement, faisaient des jugements faux ; quoiqu'on leur fit bien apercevoir qu'ils se trompaient, ils n'en voulaient point pour cela démordre. Allez, allez, pauvres orgueilleux, le bon Dieu vous attend, et vers lui, vous serez bien forcés de reconnaître que ce n'était que votre orgueil qui vous a portés à penser mal de votre prochain. D'ailleurs, M.F., pour juger une personne sur ce qu'elle fait ou sur ce qu'elle dit, et ne pas se tromper, il faudrait connaître les dispositions de son cœur et l'intention qu'elle avait en faisant ou disant cela. Hélas ! M.F., nous ne prenons pas toutes ces précautions : ce qui nous porte à tant faire de mal en examinant la conduite de nos voisins. Nous faisons comme si l'on condamnait à mort une personne d'après le simple rapport de quelques étourdis, sans vouloir lui donner le temps de se justifier.
Mais, me direz-vous peut-être, nous ne jugeons que ce que nous voyons, et d'après ce que nous avons entendu ; et ce dont nous sommes les témoins : « Je l'ai vu faire l'action, donc je l'assure ; je l'ai entendu de mes oreilles, ce qu'il a dit ; d'après cela, je ne puis pas me tromper. » – Eh bien ! moi, je vous dirai de commencer à rentrer dans votre cœur qui n'est qu'un tas d'orgueil, qui en est tout rôti : vous vous reconnaîtrez infiniment plus coupable que celui que vous jugez si témérairement, et vous avez grandement lieu de craindre qu'un jour vous ne le voyiez entrer dans le ciel, tandis que vous serez, vous, traînés avec les démons dans les enfers ! « Ah ! malheureux orgueilleux, nous dit saint Augustin, vous osez juger votre frère sur les moindres apparences du mal, et savez-vous s'il ne s'est pas déjà repenti de sa faute, et s'il n'est pas au nombre des amis de Dieu ? Prenez garde seulement qu'il ne prenne pas la place que votre orgueil vous met en grand danger de perdre. » Oui, M.F., tous ces jugements téméraires et toutes ces interprétations ne viennent que d'une personne qui a un orgueil secret, qui ne se connaît pas, et qui ose vouloir connaître l'intérieur de son prochain : ce qui n'est connu que de Dieu seul. Hélas ! M.F., si nous pouvions venir à bout de déraciner ce premier péché capital de notre cœur, jamais notre prochain ne ferait mal selon nous ; jamais nous ne nous amuserions à examiner sa conduite ; nous nous contenterions de pleurer nos péchés et de travailler, tant que nous pourrions, à nous corriger, et rien autre. Non, M.F., je ne crois pas qu'il y ait un péché plus à craindre et plus difficile à corriger, et cela, même parmi les personnes qui semblent remplir assez bien leurs devoirs de religion. Oui, M.F., une personne qui n'est pas atteinte de ce maudit péché peut se sauver sans de grandes pénitences ; en voici un bel exemple :
Il est rapporté dans l'histoire des Pères du désert qu'un religieux avait mené une vie très commune, qui, aux yeux des autres religieux, était fort imparfaite. Étant arrivé à la mort, le supérieur le voyait si tranquille et si content qu'il lui semblait que le ciel lui fût assuré. Étonné de cette paix, craignant que ce ne fût cet aveuglement par lequel le démon en a tant trompé, il lui dit : « Mon frère, vous me paraissez bien tranquille et comme une personne qui ne craint rien ; cependant, votre vie n'a rien qui puisse vous rassurer ; au contraire, le peu de bien que vous avez fait doit vous effrayer, pour un moment où les plus grands saints ont tremblé. » – « Cela est vrai, mon père, lui répondit ce religieux, tout ce que j'ai pu faire est très peu de chose, et presque rien ; mais ce qui me console dans ce moment, c'est que, toute ma vie, je me suis occupé à accomplir le grand précepte du Seigneur, qui est donné à tout le monde, de ne penser, de ne parler, de ne juger mal de personne : je pensais que tous mes frères faisaient mieux que moi, j'ai toujours cru que j'étais le plus criminel du monde ; j'ai toujours caché et excusé leurs défauts, autant que le bon Dieu le voulait, et, puisque Jésus-Christ a dit : « Ne jugez point, et vous ne serez point jugé, » je m'attends à être jugé favorablement. Voilà, mon père, sur quoi je fonde mon espérance. » Le supérieur, tout étonné de cela, s'écrie : « Ah ! belle vertu, que vous êtes d'un grand prix aux yeux de Dieu ! Allez, mon frère, vous avez tout fait, le ciel vous est assuré ! » O belle vertu, que vous êtes rare ! Hélas ! vous êtes aussi rare que ceux qui sont pour le ciel sont rares !
En effet, M.F., qu'est-ce que c'est qu'un chrétien qui aura toutes les autres vertus s'il n'a pas celle-là ? Hélas ! ce n'est qu'un hypocrite, un faux, un méchant, qui, pour être vertueux extérieurement, n'en est que plus mauvais et plus méchant. Voulez-vous, M.F., connaître si vous êtes au bon Dieu ? Voyez la manière dont vous vous conduisez avec votre prochain, voyez comment vous examinez et jugez ses actions. Allez, pauvres orgueilleux, pauvres envieux et pauvres jaloux, l'enfer vous attend, et rien autre. Mais touchons cela d'un peu plus près.
Dira-t-on du bien d'une fille en racontant ses bonnes qualités ? Ah ! vous dira l'un, si elle a de bonnes qualités, elle en a bien aussi de mauvaises ; elle fréquente la compagnie d'un tel qui n'a pas trop bonne réputation ; je suis bien sûr qu'ils ne se voient pas pour faire le bien. En voilà une telle, qui va bien parée, et qui pare bien ses enfants ; mais elle ferait bien mieux de payer ce qu'elle doit. A voir une telle, elle paraît bonne et affable à tout le monde, si vous la connaissiez comme moi, vous en jugeriez bien autrement ; elle ne fait toutes ces grimaces que pour mieux cacher ses désordres ; un tel va la demander en mariage, mais, s'il me demandait conseil, je lui dirais ce qu'il ne sait pas ; pour mieux dire, c'est un mauvais sujet. – Qui est cette personne qui passe ? dira un autre. Hélas ! mon ami, quand vous ne la connaîtriez pas, il n'y aurait pas grand mal ; je ne vous en dis rien de plus. Fuyez seulement sa compagnie, c'est un véritable scandaleux ; tout le monde le regarde comme tel. Tenez, c'est encore comme cette femme qui fait la sage et la dévote, il n'y a pas de plus mauvaise personne que la terre puisse porter ; d'ailleurs, c'est l'ordinaire que ces personnes qui veulent se faire passer pour être vertueuses, ou, si vous voulez, pour être sages, sont des méchantes, et les plus rancuneuses. – Peut-être que cette personne vous a fait quelque outrage ? – Oh ! non ; mais vous savez bien qu'elles sont toutes de même. Je me suis trouvé un jour avec une de mes anciennes connaissances, c'est un bon ivrogne et un fameux insolent – Peut-être, lui dira l'autre, qu'il vous a dit quelque chose qui vous a fâché ? – Ah ! non, il ne m'a jamais rien dit qui ne fut de dire, mais tout le monde le regarde comme cela. – Si ce n'était pas vous qui me le disiez, je ne voudrais pas le croire. – Quand il est avec ceux qui ne le connaissent pas, il sait assez faire l'hypocrite, pour faire croire qu'il est un homme honnête. C'est comme, un jour, je me suis trouvé avec un tel que vous connaissez bien, c'est aussi un homme vertueux : s'il ne fait tort à personne, il ne faut pas lui en savoir gré c'est bien quand il ne peut pas mieux faire ; Je vous assure que je ne voudrais pas me trouver seul avec lui. – Peut-être, lui dira l'autre, qu'il vous a fait tort quelquefois ? – Non, jamais, parce que je n'ai rien eu à faire avec lui. – Et comment savez-vous donc qu'il est si mauvais sujet ? – Oh ! ce n'est pas malaisé de le savoir, tout le monde le dit. C'est encore celui qui était un jour avec nous : à l'entendre parler, l'on dirait qu'il est l'homme le plus charitable du monde, et qu'il ne peut rien refuser à celui qui lui demande quelque chose ; tandis que c'est un avare fini, qui ferait dix lieues pour gagner deux sols ; je vous assure que maintenant l'on ne connaît plus le monde, l'on ne peut plus avoir confiance en personne. C’est encore celui qui vous parlait tout à l'heure : il fait bien ses affaires, il se tient bien, tous ceux de chez lui vont bien rangés. Ce n'est pas bien malaisé, il ne dort pas toute la nuit. – Peut-être que vous l'avez vu prendre quelque chose ? – Oh ! non, je ne lui ai jamais rien vu prendre ; mais l'on a dit qu'une belle nuit, il est rentré chez lui bien chargé ; d'ailleurs, il n'a pas trop bonne réputation. I1 conclut, en disant : Je vous assure que je ne suis pas sans défaut mais je serais bien fâché de si peu valoir que ces gens-là.
Voyez-vous ce fameux pharisien, qui jeûne deux fois la semaine, qui paie la dîme de tout ce qu'il possède, et qui remercie le bon Dieu de n'être pas comme le reste des hommes, qui sont injustes, voleurs et adultères ! Voyez-vous cet orgueil, cette haine et cette jalousie !
Mais, dites-moi, M.F., sur quoi sont fondés tous ces jugements et ces sentences ? Hélas ! c'est sur de faibles apparences, et, le plus souvent, sur un on dit. Mais, peut-être me direz-vous que vous avez vu et entendu. Hélas ! vous pouvez la même chose vous tromper en voyant et en entendant, vous allez le voir. 1° Pour ne pas se tromper, il faut connaître les dispositions du cœur de la personne et son intention en faisant cette action. Voici un exemple qui va vous montrer, comme on ne peut pas mieux, que nous pouvons facilement nous tromper, et que nous nous trompons presque toujours. Dites-moi, M.F., qu'auriez-vous dit si vous aviez vécu du temps de saint Nicolas, et que vous l'eussiez vu venir, au milieu de la nuit, tourner autour de la maison de trois jeunes demoiselles, examinant bien et prenant bien garde que personne ne le vît. Voilà un évêque, auriez-vous tout de suite pensé, qui déshonore son caractère, c'est un fameux hypocrite ; dans l'église il semble être un saint, et le voilà, au milieu de la nuit, à la porte de trois demoiselles qui n'ont pas trop bonne réputation. Cependant, M.F., cet évêque qui très certainement serait condamné, était un grand saint et très chéri de Dieu ; parce que ce qu'il faisait était la meilleure œuvre du monde. Afin d'éviter à ces jeunes personnes la honte de demander, il venait la nuit, et leur jetait de l'argent par leur fenêtre, craignant que la pauvreté les fît s'abandonner au péché. Si vous aviez vu la belle Judith quitter un habit de deuil, et prendre tout ce que la nature et l'art pouvaient lui fournir pour relever sa beauté qui était si extraordinaire ; vous auriez dit, la voyant entrer dans la chambre du général d'armée, qui n'était qu'un vieux impudique ; la voyant, dis-je, sembler faire tout ce qu'elle pouvait pour lui plaire, vous auriez dit : « Voilà une femme de mauvaise vie (JUDITH, X, 3-17.). » Cependant, c'était une pieuse veuve, bien chaste et très agréable à Dieu, qui exposait sa vie pour sauver celle de son peuple. Dites-moi, M.F., avec votre précipitation de juger mal du prochain, qu'auriez-vous donc pensé si vous aviez vu le chaste Joseph sortir de la chambre de la femme de Putiphar, et en entendant crier cette femme, tenant entre ses mains un morceau du manteau de Joseph, le poursuivant comme un infâme qui avait voulu lui ravir son honneur (GEN. XXXIX, 16.) ? De suite, sans examiner, vous auriez pensé et dit que ce jeune homme était un mauvais sujet et un libertin, d'avoir cherché à porter au mal la femme même de son maître, de qui il avait reçu tant de bienfaits. En effet, Putiphar, son maître, le condamne, et tout le monde le croit coupable, le blâme et le méprise ; mais le bon Dieu, qui connaît le fond du cœur et l'innocence de Joseph, le félicite de sa victoire, de ce qu'il avait préféré perdre sa réputation et sa vie même, plutôt que de perdre son innocence en commettant le moindre péché.
Conviendrez-vous avec moi, M.F., combien nous sommes en danger de juger mal les actions de notre prochain, malgré toutes les connaissances et les marques certaines que nous croyons en avoir ? Ce qui doit nous porter à ne jamais juger des actions de notre prochain sans avoir bien réfléchi auparavant, et encore, seulement lorsque nous sommes chargés de la conduite de ces personnes, comme les pères et mères, les maîtres et maîtresses ; mais, pour toute autre personne, nous faisons presque toujours mal. Oui, M.F., j'ai vu des personnes, jugeant mal les intentions de leur prochain, dont je savais très bien que les intentions étaient bonnes. J'avais beau le leur bien faire comprendre, cela ne faisait rien. Ah ! maudit orgueil, que tu fais de mal et que tu conduis d'âmes en enfer ! Dites-moi, M.F., sommes-nous mieux fondés sur les jugements que nous portons sur les actions de notre prochain, que ceux qui auraient vu saint Nicolas qui roulait autour de cette maison, et qui tâchait de trouver la porte de la chambre de ces trois demoiselles ; sommes-nous plus sûrs que ceux qui auraient vu la belle Judith se parer si avantageusement et paraître si libre avec Holopherne ? Non, M.F., nous ne sommes pas plus sûrs des jugements que nous portons envers notre prochain que ne l'étaient ceux qui virent la femme de Putiphar avec un morceau du manteau de Joseph entre ses mains, et criant à tous ceux qui voulaient l'entendre qu'il avait voulu lui ravir son honneur. Voilà, M.F., trois exemples que le Saint-Esprit nous a laissés, pour nous apprendre combien les apparences sont trompeuses, et combien l'on s'expose à pécher en jugeant mal des actions du prochain ; surtout quand nous ne sommes pas obligés de rendre compte de leur conduite devant le tribunal de Dieu.
Nous voyons que ce pharisien jugeait bien témérairement ce publicain d'être un voleur, parce qu'il recevait les impôts ; en disant, sans le savoir, qu'il demandait plus qu'il ne fallait et qu'il ne se servait de son autorité que pour faire des injustices. Cependant, ce prétendu voleur se retire des pieds de Dieu, justifié, et ce pharisien, qui se croyait parfait, s'en va chez lui plus coupable ; ce qui nous montre que, le plus souvent, celui qui juge est plus coupable que celui qui est jugé.
Mais ces mauvais cœurs, ces cœurs orgueilleux, jaloux et envieux, puisque ce sont ces trois vices qui engendrent tous ces jugements que l'on porte sur ses voisins. A-t-on volé quelqu'un ? A-t-on perdu quelque chose ? De suite, nous pensons que c'est peut-être bien un tel qui a fait cela, et nous le pensons sans même en avoir la moindre connaissance. Ah ! M.F., si vous connaissiez bien ce péché, vous verriez que c'est un des péchés les plus à craindre, qui est le moins connu et le plus difficile à corriger. Écoutez ces cœurs qui sont imbus de ce vice. Si quelqu'un exerce quelque emploi, quelque charge dans lesquels d'autres ont fait quelque injustice ; de suite, ils concluent que tous ceux qui prennent la place font de même, qu'ils ne valent pas mieux que les autres, qu'ils sont tous des voleurs et des adroits. Si, dans une famille, un enfant donne dans le travers, tous les autres ne valent rien. Si, dans une paroisse, quelques personnes ont eu fait quelque bassesse, toute la paroisse est composée de mauvais sujets. Si, parmi les prêtres, il y en a qui, peut-être, ne sont pas aussi saints qu'ils devraient l'être, tous les autres prêtres sont de même, ils ne valent tous rien : ce qui n'est ordinairement qu'un faux prétexte pour excuser sa propre indifférence pour son salut. Parce que Judas ne valut rien, voudriez-vous faire croire que les autres apôtres ne valaient rien ? De ce que Caïn était un mauvais sujet, pensez-vous que Abel, son frère, lui ressemblait ? Non, sans doute. Parce que les frères de Joseph furent si misérables et si méchants, croyez vous que Joseph fût de même ? Non, vraiment, puisqu'il est un saint. Si nous voyons une personne qui refuse l'aumône à quelqu'un, de suite nous disons que c'est un avare, qu'il a le cœur plus dur qu'un rocher, que, d'ailleurs, il n'a jamais rien valu ; tandis qu'il aura fait, en secret, de grandes charités que nous ne verrons qu'au jugement.
Hélas ! M.F., disons que « chacun parle de l'abondance du cœur, » comme nous le dit très bien Jésus-Christ lui-même ; « nous connaissons un arbre à son fruit (MATTH. XII, 33-34.). » Voulez-vous connaître le cœur d'une personne ? écoutez-la parler. Un avare ne sait parler que des avares, de ceux qui trompent, qui sont injustes ; un orgueilleux ne cesse de vous casser la tête de ceux qui veulent se faire valoir, qui croient avoir beaucoup d'esprit, qui se louent de ce qu'ils font ou de ce qu'ils disent. Un impudique n'a pas autre chose à la bouche que : un tel mène mauvaise vie ; il a affaire avec une telle, qui perd sa réputation ; et le reste, car ce serait trop long d'entrer dans ces détails.
Ah ! M.F., si nous avions le bonheur d'être exempts de l'orgueil et de l'envie, nous ne jugerions jamais personne, nous nous contenterions de pleurer sur nos misères spirituelles et de prier pour les pauvres pécheurs, et pas autre chose ; étant bien convaincus que le bon Dieu ne nous demandera compte que de nos actions et non de celles des autres. D'ailleurs, M.F., comment oser juger et condamner quelqu'un, quand même nous lui aurions vu commettre un péché ? Saint Augustin ne dit-il pas que celui qui était hier un pécheur peut être aujourd'hui un saint pénitent. Quand nous voyons bien du mal dans notre prochain, disons au moins : Hélas, si le bon Dieu ne m'avait pas accordé plus de grâces qu'à lui, j'aurais peut-être été encore plus loin. Oui, M.F., le jugement téméraire entraîne nécessairement avec lui la ruine et la perte de la charité chrétienne. En effet, M.F., dès que nous soupçonnons une personne de mal se conduire, nous n'avons plus d'elle cette bonne opinion que nous devrions avoir. D'ailleurs, M.F., ce n'est pas à nous que les autres doivent rendre compte de leur vie, mais à Dieu seul ; c'est vouloir nous établir juge de ce qui ne nous regarde pas ; les péchés des autres seront pour les autres, c'est-à-dire, pour eux, et les nôtres, pour nous. Le bon Dieu ne nous demandera pas compte de ce que les autres ont fait ; mais bien de ce que nous aurons fait nous-mêmes ; prenons seulement garde à nous et ne nous tourmentons pas tant des autres, en pensant et en disant ce qu'ils ont fait ou dit. Tout cela, M.F., n'est que peine perdue, qui ne peut venir que d'un fond d'orgueil semblable à celui de ce pharisien, qui n'était occupé qu'à penser et à juger mal de son prochain, au lieu de bien s'occuper de lui-même et de gémir sur sa pauvre vie. Non, M.F., laissons la conduite du prochain de côté, contentons-nous de dire, comme le saint roi David : « Mon Dieu, faites-moi la grâce de me connaître, tel que je suis ; afin que je voie ce qui peut vous déplaire, pour que je puisse me corriger, me repentir et obtenir le pardon. » Non, M.F., tant qu'une personne s'amusera à examiner la conduite des autres, ni elle ne se connaîtra, ni elle ne sera au bon Dieu, c'est-à-dire qu'elle vivra en orgueilleuse et en entêtée.
Notre-Seigneur nous dit : « Ne jugez point et vous ne serez point jugés. Mon Père vous traitera de la même manière que vous aurez traité les autres ; vous serez mesurés de la même mesure dont vous vous serez servis pour mesurer les autres (MATTH. VII, 1-2.). » D'ailleurs, M.F., qui est celui d'entre nous qui serait content qu'on jugeât mal de ce qu'il fait ou dit ? Personne. Notre-Seigneur ne dit-il pas : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas que l'on vous fit (MATTH. VII ; TOB. IV, 16.). » Hélas ! M.F., que de péchés nous commettons de cette manière ! Hélas ! qu'il y en a qui ne les connaissent pas, et qui, par conséquent, ne s'en sont jamais accusés ! Mon Dieu, que de personnes damnées, faute de se faire instruire ou de bien réfléchir sur leur manière de vivre !
II. – Nous venons de voir combien ce péché est commun et affreux aux yeux de Dieu, et, en même temps, combien il est difficile de s'en corriger. Pour ne pas vous laisser sans vous donner le moyen de vous en corriger, voyons quels sont les remèdes que nous devons employer pour nous en préserver et pour nous en corriger, si nous avons le malheur de nous en être rendus coupables. Saint Bernard, ce grand saint, nous dit que, si nous voulons ne pas juger mal de notre prochain, il faut éviter cette curiosité, ce désir de trop savoir, et ne point nous informer de ce que fait l'un et dit l'autre, ni de ce qui se passe dans l'intérieur des maisons. Laissons aller le monde comme le bon Dieu permet qu'il aille, ne pensons et ne jugeons mal que de nous. L'on disait un jour à saint Thomas, qu'il avait trop bonne opinion des gens, et que plusieurs profitaient de sa bonté pour le tromper. Il leur fit cette belle réponse, bien digne d'être gravée à jamais dans nos cœurs : « Peut-être que cela est vrai ; mais je pense qu'il n'y a que moi qui sois capable de faire le mal, comme étant le plus misérable du monde ; j'aime beaucoup mieux que l'on me trompe, que si je me trompais en jugeant mal de mon prochain (1). Écoutez ce que Jésus-Christ nous dit lui-même, par la bouche de saint Jean : « Qui aime son prochain accomplit tous les commandements de Dieu (2). » Pour ne pas juger mal d'une personne, M.F., il faut toujours séparer ce qu'elle fait de l'intention qu'elle a pu avoir en le faisant. Peut-être, devez-vous penser en vous-même, ne croyait-il pas faire mal en le faisant ; peut-être, qu'il s'était proposé quelque bonne fin, ou bien, il aura été trompé lui-même ; qui sait ? c'est peut-être par légèreté et non par malice ; quelquefois on agit sans réfléchir, quand il verra ce qu'il a fait, il s'en repentira ; le bon Dieu pardonne facilement une action de légèreté, il se peut bien faire qu'un jour il soit un bon chrétien et un saint...
Saint Ambroise nous donne un bel exemple, dans l'éloge qu'il fait de l'empereur Valentinien, en nous disant que cet empereur ne jugeait jamais mal de personne et qu'il ne punissait que le plus tard qu'il pouvait les crimes dans lesquels tombaient ses sujets. S'ils étaient jeunes, il attribuait leurs fautes à la légèreté de leur âge et à leur peu d'expérience. S'ils étaient âgés, il répondait que la faiblesse de l'âge et leur caducité pouvait bien leur servir d'excuse ; que peut-être, ils avaient longtemps résisté et combattu avant de faire le mal, et que le repentir avait certainement suivi de près le péché. S'ils étaient élevés à quelque dignité, il se disait à lui-même : hélas ! personne ne doute que les honneurs et les dignités ne soient un grand poids pour nous entraîner au mal ; à chaque instant l'on y rencontre l'occasion de le faire. S'ils étaient simples particuliers : mon Dieu, se disait-il, cette pauvre personne n'a peut-être fait mal que par crainte ; c'est sans doute pour ne pas vouloir déplaire à quelque personne qui lui avait fait du bien. S'ils étaient tout à fait pauvres : qui peut douter que la pauvreté ne soit quelque chose de bien dur ? c'est qu'ils avaient besoin de cela pour ne pas mourir de faim eux ou leurs enfants ; peut-être qu'ils ne l'ont fait qu'avec beaucoup de peine, avec la pensée de réparer le tort qu'ils faisaient. Mais, lorsque la chose était trop évidente, qu'il ne pouvait plus l'excuser : mon Dieu, s'écriait-il, que le démon est fin ! il y a peut-être combien de temps qu'il le tente ; il a fait cette faute, il est vrai, mais, peut-être que son repentir lui a déjà mérité son pardon auprès du bon Dieu ; que sait-on ? si le bon Dieu m'avait mis à de semblables épreuves, n'aurais-je pas fait plus mal encore ? Comment aurais-je le courage de le juger et de le punir ? il a bien le temps d'être jugé et puni par Dieu, qui ne peut pas se tromper dans son jugement ; tandis que, le plus souvent, nous nous trompons, faute de lumières ; mais je pense que le bon Dieu aura pitié de lui, et qu'un jour, il priera pour moi, qui peux tomber à tout moment et me perdre.
Voyez-vous, M.F., la manière dont se conduisait cet empereur ; voyez-vous comment il trouvait partout de quoi excuser les défauts de son prochain et tournait tout en bien et jamais en mal ? Ah ! M.F., c'est que son cœur était exempt de ce détestable orgueil et de cette noire jalousie ou envie, dont nous avons le malheur d'être couverts. Voyez, M.F., voyez la conduite des gens du monde, voyez s'ils ont cette charité chrétienne qui tourne tout en bien et jamais en mal. Hélas ! M.F., si nous avions le bonheur de jeter un coup d'œil sur notre vie passée, nous nous contenterions de pleurer nos malheurs d'avoir passé nos jours à faire le mal, et nous laisserions bien ce qui ne nous regarde pas.
Nous voyons, M.F., qu'il y a peu de vices que les saints aient eu plus en horreur que celui de la médisance. Nous lisons dans la vie de saint Pacôme que quand quelqu'un parlait mal du prochain, il en faisait paraître une aversion étonnante en disant que, de la bouche d'un chrétien, il ne devait jamais sortir des paroles désavantageuses contre le prochain. S'il ne pouvait pas les empêcher de médire, il s'enfuyait avec précipitation ; afin de leur montrer par là, combien cela lui faisait de la peine (3). Saint Jean l'Aumônier, lorsqu'il voyait quelqu'un qui médisait en sa compagnie, il défendait à celui qui ouvrait la porte de le laisser rentrer une autre fois, s'il le voyait revenir, afin de lui apprendre à se corriger. Un saint solitaire disait un jour à saint Pacôme : « Mon père, comment peut-on s'empêcher de parler mal du prochain ? » Saint Pacôme lui répondit : « Il faut toujours avoir devant les yeux le portrait de notre prochain et le nôtre : si nous regardons attentivement le nôtre et ses défauts, alors nous sommes sûrs de bien estimer celui de notre prochain et de n'en parler jamais en mal ; nous l'aimerons au moins comme nous-même, le voyant beaucoup plus parfait que nous. Saint Augustin, étant évêque, avait une telle horreur de la médisance et du médisant que, pour arrêter une coutume si mauvaise et si indigne d'un chrétien, il avait fait écrire dans l'appartement où il mangeait, ces paroles : « Quiconque aime à déchirer la réputation de son prochain, doit savoir que cette table lui est interdite (4)». Si quelqu'un, même des autres évêques, s'échappait en des paroles de médisance, il les reprenait si vivement, qu'il leur disait : « Ou effacez ces paroles qui sont écrites dans cet appartement, ou levez-vous et allez-vous-en dans vos maisons, avant que le dîner soit fini ; ou, si vous ne voulez quitter ces discours, moi-même je me lèverai et vous laisserai là. » Possidius, qui a écrit sa vie, nous dit qu'il a été témoin lui-même de ce fait.
Il est rapporté dans la vie de saint Antoine qu'il faisait un voyage avec plusieurs solitaires qui, durant toute la route, causaient de différentes bonnes choses ; mais comme il est très difficile, pour ne pas dire impossible, de parler longtemps sans tomber sur la conduite du prochain. au bout de leur voyage, saint Antoine dit à ces solitaires : « Vous avez eu bien du bonheur d'avoir eu pour compagnon ce bon vieillard, » et il se tourna de même vers un vieillard qui n'avait pas dit un mot dans tout le voyage, lui disant : « Eh bien ! mon père, n'est-ce pas que vous avez fait un bon voyage d'avoir rencontré la compagnie de ces solitaires ? » – « Il est vrai qu'ils sont bons, lui répondit le vieillard, mais ils n'ont point de porte à leur maison ; » voulant dire qu'ils n'avaient pas de retenue dans leurs paroles, et que, souvent, ils avaient blessé la réputation du prochain (5).
Ah ! M.F., concluons qu'il y en a bien peu qui mettent des portes à leur maison, c'est-à-dire, à leur bouche, pour ne pas l'ouvrir au désavantage du prochain. Heureux celui qui laissera la conduite du prochain, n'en étant pas chargé, pour ne penser qu'à soi-même en gémissant sur ses fautes et en faisant tous ses efforts pour s'en corriger ! Heureux celui qui n'occupera son esprit et son cœur que pour ce qui regarde le bon Dieu, et sa langue que pour demander pardon au bon Dieu, et qui n'aura des yeux que pour pleurer ses péchés !...
(1) Ici le Saint répète le trait d’histoire cité plus haut.
(2) Qui diligit proximum, legem implevit. Cette parole est de saint Paul, ROM. XIII, 8.
(3) Vie des Pères du désert, t. I, p.327.
Quisquis, amat dictis absentum rodere vitam,
Hanc mensam indignam noverit esse sibi.
Vita S. Augustini, auctore Possidio. Patr. Lat., t. XXXII, 52.
(5) Ce trait d’histoire ne se trouve nulle part, que nous le sachions, dans la vie de Saint Antoine le Grand.