Bergson et le Mysticisme chrétien
Le récent ouvrage de M. Henri Bergson : Les deux sources de la Morale et de la Religion (16) est un pas en avant fait par le célèbre philosophe dans sa recherche de la Vérité, que, seule, la foi au Christ pourra lui faire pleinement découvrir. Dans ses précédents travaux : Matière et Mémoire et L'Evolution créatrice - pour ne citer que ces deux ceuvres importantes - il avait exposé son point de vue sur les principaux problèmes qui sollicitent l'intelligence humaine. Toutefois il nétait guère possible, sans forcer les textes, de tirer une conclusion générale de l'ensemble. C'est cette synthèse qu'il nous offre dans Les deux sources de la Morale et de la Religion. Disons tout de suite que non seulement il conclut dans le sens spiritualiste - de cela on se doutait bien un peu mais que c'est le Mysticisme chrétien qui, affirme-t-il, est la tendance la plus propre à hâter le progrès moral de l'humanité.
Ce serait néanmoins trahir singulièrement la pensée de M. Bergson que de le ranger lui-même dans la phalange des mystiques. S'appuyant uniquement sur l'expérience et le raisonnement, et laissant de côté le domaine de la foi, M. Bergson veut demeurer exclusivement philosophe. Il reste donc tout à fait en deça de la Révélation par laquelle seule peut nous venir la vraie lumière. Grâce au libre jeu d'une intelligence fort subtile, il est amené à des conclusions intéressantes pour les spiritualistes chrétiens.
Voici par exemple comment notre auteur marque l'insuffisance du mysticisme oriental :
... le Boudhisme n'est pas un mysticisme complet. Celui-ci serait action, création, amour.
Non pas, certes, que le Boudhisme ait ignoré la charité. Il l'a recommandée, au contraire, en termes d'une élévation extrême. Au précepte il a joint l'exemple. Mais il a manqué de chaleur. Comme l'a dit très justement un historien des religions, il a ignoré le don total et mystérieux de soi-même . Ajoutons - et- c'est peut-être, au fond, la même chose - qu'il n'a pas cru à l'efficacité de l'action humaine. Il n'a pas eu confiance en elle. Seule cette confiance peut devenir puissance et soulever les montagnes. Un mysticisme complet fût allé jusque-là. (17)
Et, plus loin : Le mysticisme complet est, en effet, celui des grands mystiques chrétiens... De leur vitalité s'est dégagé une énergie, une audace, une puissance de conception et de réalisation extraordinaires. Qu'on pense à ce qu'accomplirent, dans le domaine de l'action, un saint Paul, une sainte Thérèse, une sainte Catherine de Sienne, un saint François, une Jeanne d'Arc, et tant d'autres...
Après avoir fait remarquer que les visions et les extases ne sont considérées par les grands mystiques que comme des accidents de la route, l'auteur ajoute :
C'est, désormais, pour l'âme, une surabondance de vie. C'est un immense élan. C'est une poussée irrésistible qui la jette dans les plus vastes entreprises. Une exaltation calme de toutes ses facultés fait qu'elle voit grand et, si faible soit-elle, réalise puissamment. Surtout elle voit simple, et cette simplicité, qui frappe aussi bien dans ses paroles et dans sa conduite, la guide à travers des complications qu'elle semble ne pas même apercevoir. Une science innée, ou plutôt une innocence acquise, lui suggère ainsi du premier coup la démarche utile, l'acte décisif, le mot sans réplique . L'effort reste pourtant indispensable, et aussi l'endurance et la persévérance. Mais ils viennent tout seuls, ils se déploient d'eux-mêmes dans une âme à la fois agissante et agie , dont la liberté coïncide avec l'activité divine. Ils représentent une énorme dépense d'énergie, mais cette énergie est fournie en même temps que requise, car la surabondance de vitalité qu'elle réclame coule d'une source qui est celle même de la vie. Maintenant les visions sont loin : la divinité ne saurait se manifester du dehors à une âme désormais remplie d'elle. Plus rien qui paraisse distinguer essentiellement un tel homme des hommes parmi lesquels il circule. Lui seul se rend compte d'un changement qui l'élève au rang des adjutores Dei, patients par rapport à Dieu, agents par rapport aux hommes. De cette élévation il ne tire, d'ailleurs, nul orgueil. Grande est, au contraire, son humilité. Comment ne serait-il pas humble, alors qu'il a pu constater dans des entretiens silencieux, seul à seul, avec une émotion où son âme se sentait fondre tout entière, ce qu'on pourrait appeler l'humilité divine ?... Il a senti la vérité couler en lui de sa source comme une force agissante. Il ne s'empêcherait pas plus de la répandre que le soleil de déverser sa lumière.
Si nous arrêtions là nos citations, nos lecteurs s'imagineraient facilement que la doctrine de M. Bergson est bien celle des mystiques chrétiens. Hélas ! il y a un abîme entre les deux. Pour ces derniers, en effet, Dieu est un Père tout-puissant, infiniment miséricordieux et bon, source de toutes les perfections que nous pouvons concevoir, car Il est l'Infini et l'Absolu.
C'est par amour qu'Il a créé les mondes et les créatures qui s'y trouvent et qu'Il appelle progressivement à la participation de Son infinie béatitude, dans la mesure où, par le travail de purification, elles deviennent aptes à la recevoir et à la supporter, car il leur faut une grande pureté de coeur pour n'être pas anéanties par cette joie incommensurable.
Dieu seul étant parfait, ce serait un non-sens, à notre humble avis, de demander pourquoi Il n'aurait pas créé des êtres déjà parfaits. On voudrait donc qu'il créât d'autres Dieux que Lui-même ? Les créatures ne peuvent qu'être conditionnées, imparfaites et d'une liberté limitée. Pour qu'elles puissent accéder à la vraie liberté qui leur permet de recevoir la vie divine, il faut qu'elles puissent choisir entre le bien et le mal et que, par la lutte contre ce dernier, elles hébergent progressivement en elles le Bien. Autrement, si elles étaient forcées de toujours agir correctement, elles seraient assimilées à des automates et ne pourraient jamais parvenir à la liberté salvatrice.
Pour le mystique, le problème de la douleur et du mal ne se pose pas ; toutes les souffrances d'ici-bas sont la rançon de notre affranchissement et le paiement de dettes que nous avons contractées à l'égard de nos frères que notre tyrannie et nos incartades ont fait pâtir. Ces douleurs sont, d'ailleurs, bénéfiques et spiritualisantes ; n'étant elles-mêmes que la conséquence de la révolte de notre orgueil contre la loi d'amour, elles servent à transmuer cet orgueil en charité, en vivante humilité. Elles sont, du reste, passagères et une fois que nous aurons passé la période des épreuves et que nous serons parvenus à l'union avec Dieu, elles ne constitueront plus qu'un vague souvenir qui ravivera notre joie, car on n'apprécie une chose que par son contraire, comme on n'attribue de prix à la santé que lorsqu'on a éprouvé la maladie et on ne jouit de la lumière qu'après avoir passé par la ténèbre.
Ce n'est -donc pas au hasard que les difficultés et les épreuves sont semées sur notre route. Outre qu'elles sont le paiement de nos dettes, comme nous l'avons dit -- et qui paie ses dettes se libère -- elles sont disposées de manière à concourir le plus efficacement à notre progrès moral, comme nous aussi nous forçons, pour leur bien, des enfants paresseux à étudier et à se donner du mal. Si, selon le Christ, pas un cheveu ne tombe de notre tête sans la permission du Père , à plus forte raison les événements de notre vie sont-ils réglés avec la plus parfaite sollicitude. Et c'est parce qu'il leur est donné de sentir et de voir cette divine sollicitude, que les saints versent les larmes de la reconnaissance et de l'amour. Or, cette vision n'est pas possible aux efforts de l'intelligence humaine qui ne peut atteindre que ce qui est conditionné, assujetti à une loi susceptible de mesure. Le Royaume de la Liberté absolue et de la Toute-puissance dépasse notre raison infiniment, bien qu'il pénètre, de toute part, le monde créé, comme nous, également, pour donner une comparaison matérielle et grossière, nous sommes saturés d'électricité, d'ondes hertziennes et d'éther, sans pourtant nous en apercevoir.
C'est donc le Père seul, puisqu'il est libre, qui peut Se révéler à Ses enfants, par un mouvement inverse de celui -de l'intelligence ; celle-ci cherche, s'efforce, tend vers le haut, tandis que Dieu Se manifeste par une effusion, par un épanchement de l'Absolu vers le relatif, de l'Infini vers le fini, du Libre vers le conditionné. Cette révélation, cette grâce descendante, c'est Jésus-Christ, non seulement le Jésus de l'Histoire, mais encore le Christ des âmes, Celui qui apparaît intérieurement aux humbles de coeur, à ceux qui ont renoncé à l'orgueil de la raison, qui avouent leur propre néant et se clouent sur la croix mystique par le dépouillement de tout égolisme et par le dévouement sans limite au service de leurs frères.
M. Bergson, pour en revenir à lui, demeure dans son rôle de philosophe expectant qui veut avancer prudemment et n'admettre que ce que l'expérience révèle et que l'intelligence autorise comme possible. La foi dépasse son domaine. S'il étudie les mystiques, c'est pour apprendre d'eux ce que leurs constatations intérieures permettent de supposer comme vraisemblable. Quand, par exemple, ils affirment, tous, la toute-puissance divine, comme celle-ci nous est incompréhensible, M. Bergson écrit (18) :
Il est évident qu'ils (les mystiques) entendent par là une énergie sans bornes assignables, une puissance de créer et d'aimer qui passe toute imagination et non pas, par conséquent, réellement la toute-Puissance telle que l'entendent les croyants. Et cette interprétation toute gratuite de la foi des mystiques par notre philosophe vient à la suite d'une longue argumentation où il essaie de démontrer que, comme l'idée du néant , la toute-puissance est une pseudo-idée qui s'évanouit à l'analyse, à peu près comme l'idée d'un carré rond ...
Dans un chapitre précédent, en analysant l'idée de Dieu, M. Bergson arrivait à L'identifier avec ce qu'il appelle l'élan vital , l'énergie lancée à travers la matière. Cette énergie, écrit-il, avait dû contourner bien des obstacles, se rétrécir pour passer, se partager entre des lignes d'évolution divergentes... Son Dieu n'est donc pas l'Absolu, l'Etre parfaitement libre et immuable, quoique actif, auquel nous croyons et qui Se révèle à nous par la foi, car un tel Etre, évidemment, n'aurait pas à contourner des obstacles ni à évoluer d'une manière quelconque.
En résumé, le Dieu de M. Bergson rappelle d'une façon frappante celui des théosophes, qui évolue avec le Monde, qui serait l'âme de l'Univers, la partie la plus noble d'un tout indivisible, mais qui subirait les lois biologiques de ce tout. Ce n'est pas le Père tout-puissant, indépendant de Son oeuvre. Il est vrai que ce Seigneur de la Gloire surnaturelle ne peut être atteint par le raisonnement. Il ne peut pas être démontré, comme on démontre un théorème de mathématique. C'est Lui qui Se manifeste intérieurement au coeur parvenu à l'humilité parfaite et au dépouillement de soi.
En outre de cette manifestation indéniable, on peut encore conclure d'une manière certaine à Son existence par les aspirations morales qui sont au fond du coeur de tout homme, aspirations qui seraient absolument incompréhensibles si elles n'étaient l'écho en nous des perfections d'un Etre qui peut les satisfaire.
Notamment, nous aspirons vers une liberté totale, nous avons l'idée de la toute-puissance. Si ces perfections n'existaient nulle part, le fait par nous de les désirer ou de les concevoir serait le miracle le plus inconcevable de tous les temps, car ce serait supposer que le moins peut créer le plus, que l'homme aurait inventé, de toutes pièces, des perfections que son Auteur même ou l'univers considéré comme un tout ne posséderait pas. A-t-on jamais vu un exemple d'une pareille création ?
L'homme trouve, découvre des choses qui existent déjà ; il exploite ses trouvailles ; mais il est radicalement incapable de tirer du néant même un grain de sable. A plus forte raison serait-il inapte à créer des notions d'une telle élévation : liberté, toute-puissance, si elles ne correspondaient à rien de réel.
La vérité est plus simple : c'est que ces notions sont en nous des rayonnements des perfections divines, des appels semés dans nos profondeurs et qui viennent de l'Etre des êtres. Nier ces perfections sous le prétexte que nous ne pouvons pas les expérimenter, cela ressemblerait fort au raisonnement que tiendrait un poisson au fond de la mer et qui nierait toute la civilisation humaine et même l'existence du soleil et des montagnes.
Or, nous l'avons vu, le Dieu que nous dépeint M. Bergson, à la suite de tous les philosophes non chrétiens, qui doit contourner bien des obstacles , qui ne peut pas empêcher les souffrances des créatures, bien contre Son gré, parce qu'Il ne peut pas tout (19) , ce Dieu-là n'est ni tout-puissant, ni vraiment libre. Il n'est donc pas le Seigneur que nous adorons et que nous révèle Son Fils unique. Et quant au problème du mal, nous avons dit - quoique brièvement faute de place - comment il se concilie parfaitement avec la toute-puissance et la liberté divines.
Pour conclure, nous devons reconnaître, toutefois, que M. Bergson a fait un effort sincère et remarquable pour comprendre les mystiques chrétiens, mais que leur vrai mystère lui restera une énigme indéchiffrable tant que lui manqueront le secours de la foi en Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, et la lumière que cette foi projette dans tous les domaines, mêmes dans ceux de la pensée.
17. Page 241.
18. Page 281
19. Voir les pages 279 et suivantes où M. Bergson aborde le problème du mal et de la douleur.