(Juillet 1937)
Paul Claudel est un poète et un poète catholique. C'est comme écrivain chrétien que nous nous proposons de l'envisager tout d'abord, avant de parler de son plus récent ouvrage.
Un poète est essentiellement un artiste qui rêve de s'évader de la médiocrité au sein de laquelle il vit; un poète chrétien est celui qui regarde vers ces cieux nouveaux et cette terre nouvelle qu'annonce l'Apocalypse et qui veut refaire pour lui-même et faire faire à ses lecteurs le chemin qui de ce monde-ci mène à l'autre. Paul Claudel est plus qu'un grand écrivain; il est un homme qui vit avec Dieu et qui veut amener des hommes à Dieu. C'est pourquoi, dans ce Bulletin dont la raison d'être est la diffusion du mysticisme indépendant et la bonne volonté de travailler à l'établissement ici-bas du culte en esprit et en vérité, le nom de Paul Claudel devait être inscrit.
Né en 1868 dans l'ancienne province de l'Ile-de-France, dans cette terre fertile mais rude du Tardenois où il placera son drame l'Annonce faite à Marie , la plus célèbre peut-être de ses oeuvres, il a de bonne heure aimé la solitude. Et il est à remarquer que, malgré sa notoriété, il a toujours été un solitaire. On s'en est aperçu quand, récemment, son nom a été présenté aux suffrages des membres de l'Académie française; il a presque fait figure d'un revenant et la porte s'est fermée devant lui.
Si, dans la première partie de sa vie, il s'abandonna à l'indifférence religieuse, un immense amour de la nature le posséda toujours. Au lycée Louis-le-Grand où il fit la plus grande partie de ses études il fut meurtri, dans son esprit et dans son coeur, par le matérialisme ambiant, par le pessimisme de l'école naturaliste qui régnait alors. Il se révolta contre le monde tel qu'il le voyait, contre une vie qui pouvait se résumer ainsi : les travaux forcés puis le néant. Il voulut s'élever au-dessus du scepticisme souriant d'Ernest Renan; il se réfugia dans l'art. Croyant à la beauté, à la bonté, à la vérité, il croyait à la joie, il croyait que la douleur qui étreint le monde n'est que le manteau sombre d'un bonheur d'une autre essence et il se laissa emporter par le souffle immense de la nature.
En 1886 il trouva Dieu. Les Illuminations de Rimbaud l'aidèrent à sortir du bagne en lui révélant le surnaturel. Et, le jour de Noël, raconte-t-il dans Ma Conversion , en un instant mon coeur fut touché et je crus . D'abstrait et inaccessible, Dieu devenait pour lui, dès cette heure, vivant, présent. Ce fut un éclair et cet éclair illumina sa vie entière. Son coeur touché, tout son être le suivit. Dans un enthousiasme débordant mais définitif il en fit don à Dieu.
D'abord il lui fallait redécouvrir et mettre sous un angle nouveau toutes les acquisitions de son esprit, de sa sensibilité; il fallait que la vie divine pénétrât tous les compartiments de son être. Ce fut l'oeuvre des quatre années qui suivirent. Il vainquit le respect humain (l'ennemi le plus fort), son intelligence rigoureuse, ses désirs; il passa par la porte étroite , sans jamais retourner en arrière. Toujours il entendit l'inexorable appel de la voix merveilleuse.
Le Christ a pris Claudel dans toute la fougue de sa jeunesse. Et cette force qu'il sent en lui, il la Lui donne dans une offrande chaque jour renouvelée. Les sécheresses spirituelles, le sentiment de son indignité, rien ne l'empêche de dire à son Vainqueur :
Toi qui m'as appelé, dis-moi ce que tu veux.
Dieu a donné la Création à l'homme pour domaine. Aussi, par delà les voix discordantes de la terre, Claudel ne veut percevoir que la voix de Dieu; l'homme ne doit donc pas se détourner du monde mais passer au travers du monde pour atteindre Dieu. Le poète chrétien ne s'abandonne pas à la terre comme le commun des hommes, ni à Dieu comme les saints; il sert d'application à ces deux forces contraires. Le poète chrétien réunit le monde à Dieu et les hommes à Dieu et les hommes entre eux; vivant en Dieu, il dit aux hommes les paroles de Dieu. Car, dans ce monde, le prochain est l'image de Dieu la plus proche de nous ; c'est pourquoi il est écrit que l'amour pour le prochain est semblable à l'amour pour Dieu. Chez Claudel l'oeuvre de l'artiste est inséparable du progrès spirituel de l'homme.
Cette unité fondamentale, cette harmonie totale de la Création, qui était l'apanage d'Adam au Paradis terrestre et que nous ne percevons plus, le poète chrétien la ressent profondément. Claudel découvre que tout l'univers, de l'étoile au caillou, participe à la production de tout ce qui existe, que l'univers entier est un bloc solidaire dont nulle parcelle ne peut être conçue sans une relation étroite avec la masse et c'est ainsi que chacun des objets qui frappe ses sens lui apparaît sous un aspect d'éternité. Ce n'est que par le Christ que l'humanité et l'univers peuvent être réunis. Le Christ, chef de l'humanité véritable, nous a rendu l'unité première, l'unité spirituelle parce que cette puissance d'amour que Dieu nous avait donnée et que nous avons tournée vers la conquête du monde pour nous-mêmes, Il nous la fait tourner vers Dieu.
En Dieu seul l'homme trouve la joie. La joie occupe une place éminente dans l'oeuvre de Claudel.. Claudel est vraiment un poète de plein air; il est le poète de la joie, la joie de la certitude reconquise, de Dieu retrouvé. En Dieu seul nous pouvons posséder les choses, en Dieu seul et pour Dieu seul elles peuvent nous appartenir.
Cette recherche du Paradis primordial, de l'innocence primitive est le fond de tous les drames de Claudel. Dieu nous a créés à Son image ; or Dieu S'est abaissé par amour pour les hommes déchus afin de les ramener à Lui. La seule vérité qui nous soit accessible ici-bas, la seule victoire qui nous soit possible, c'est l'immolation de nous-mêmes à l'image de Dieu. Mourir à soi-même, dit l'Evangile; mourir : atteindre sa fin, c'est-à-dire son accomplissement. C'est l'unique chemin vers ce Paradis que nous avons perdu, mais qui nous a été rouvert par le sacrifice de la Croix.
On ne résume pas une oeuvre qui s'échelonne sur plus de quarante années; mais, si l'on y suit le développement de sa pensée, on se rend compte que Claudel est un des écrivains les plus marquants de notre siècle, un des plus puissants poètes lyriques de notre langue.
Son oeuvre renferme des pages d'une grandeur rarement atteinte dans la littérature universelle; les souffles des psalmistes et des prophètes d'Israël, dont il a fait, avec les livres du Nouveau Testament, sa méditation préférée, y passent à chaque instant. On peut regretter toutefois que Claudel ait cru devoir adopter un style qui ne rend aisée la fréquentation de son oeuvre qu'à une aristocratie d'intellectuels (49). Il dit quelque part (50):
Les mots que j'emploie,
Ce sont les mots de tous les jours et ce ne sont point les mêmes.
Certes, il ne les prend pas dans un sens rare et secret comme le faisait son maître Mallarmé, mais il les charge de significations et d'intentions qui leur donnent assurément une plénitude de sens, mais qui en rendent difficiles la lecture et l'intelligence. Il est regrettable que Claudel, qui cite si souvent la parole de la Vierge : Voici la servante du Seigneur... , n'ait pas daigné, pour exprimer les réalités spirituelles, se rapprocher de la divine simplicité de l'Evangile. Son biographe Jacques Madaule (51) dit : Claudel n'a pas souci de son lecteur... il ne lui importe guère d'être entendu, non plus qu'à l'arbre que son fruit soit cueilli. Est-ce là une attitude chrétienne? D'ailleurs, dans la Maison fermée (52) Claudel déclare qu'il ne peut se passer du moindre de ses frères. Eh bien! convaincu de la valeur universelle de son expérience religieuse, il devrait vouloir en être le témoin devant le plus grand nombre possible et mettre le plus grand nombre de ses lecteurs sur le chemin où il a lui-même trouvé la certitude, la paix et la joie. Ce but apostolique sera-t-il atteint s'il n'écrit que pour une élite? (53)
Si l'on s'arrête à son titre, le dernier livre de Claudel : Les Aventures de Sophie (54) paraît extrait des rayons de la Bibliothèque rose . Toutefois il ne faudrait pas croire qu'il est écrit à la manière de la chère comtesse de Ségur. C'est une véritable épopée des merveilles de la Sagesse divine (en grec Sagesse se dit Sophia) dont les aventures, déguisements et transformations sont pour le croyant une source inépuisable d'émerveillement, d'intérêt et, pourquoi ne pas le dire? quelquefois d'amusement . C'est comme un dialogue entre l'âme humaine et son partenaire invisible, et ce dialogue culmine en d'admirables effusions où se perçoivent les manifestations théophaniques. Claudel y passe en revue le livre de Judith, le livre d'Esther, le livre de Tobie, le Décalogue, le psaume XXVIII, le psaume CXLVII et il y insère, pour terminer, deux remarquables discours, l'un sur la science chrétienne, l'autre sur la musique .
Il n'est pas dans notre intention d'analyser ce livre; cela nous mènerait trop loin. Notons seulement que c'est la première fois que Claudel consacre tout un volume à l'Ancien Testament (55). Et ceci mérite d'être relevé.
Il est des spiritualistes chrétiens qui croient pouvoir faire fi de l'Ancien Testament. Une telle attitude est profondément regrettable. D'abord elle prive ceux qui l'adoptent de ces splendeurs lyriques et religieuses que sont certains psaumes et les écrits des grands prophètes d'Israël, mais encore elle les condamne à n'avoir qu'une connaissance imparfaite et souvent erronée de la vérité chrétienne elle-même. L'arbre de l'Evangile a pour racine l'Ancien Testament; connaîtra-t-on mieux un arbre si on l'a, au préalable, isolé de ses racines? Jésus est l'accomplissement des prophéties; peut-on bien connaître l'accomplissement si l'on ignore la prophétie? Jésus est le Fils de l'Homme, le fruit du désir millénaire des hommes; connaîtra-t-on vraiment le Sauveur si l'on ignore ceux vers qui Il est venu et l'histoire du peuple au milieu duquel Il a voulu naître ? L'Ancien Testament est l'épopée pathétique de l'humanité en marche vers Dieu, appelée par Dieu, guidée par Dieu; il est l'histoire de l'homme collaborant avec Dieu pour amener d'autres hommes à une vérité, à une certitude de plus en plus parfaite. L'Ancien Testament raconte l'effort séculaire qui a préparé la voie par où le Seigneur, au jour fixé par la miséricorde salvatrice du Père, a pu passer.
Notre devoir, à nous, mystiques indépendants, est -- tout en donnant, dans nos coeurs et dans nos vies, la place centrale à l'Evangile -- de ne pas laisser se relâcher le contact avec le Livre qui fut la nourriture spirituelle de ceux à qui Jésus a parlé et duquel Il a tiré, pour l'accomplir et le magnifier, l'enseignement des plus grands parmi les serviteurs de Dieu.
49 De même un certain nombre de ses ouvrages ont d'abord paru en éditions de luxe, à tirage limité, inaccessibles par conséquent au grand public.
50 La Muse qui est la grâce dans les Cinq grandes Odes.
51. Auteur de deux remarquables études Le Génie de Paul Claudel (Desclée, de Brouwer 1933) Le Drame de Paul Claudel (Desclée, de Brouwer 1936).
52. Cinq grandes Odes.
53. Claudel, lorsqu'il le veut, peut atteindre, par les moyens les plus simples, aux plus hautes envolées lyriques, à la plus grande puissance d'émotion. Qu'on se souvienne, notamment, de son livre Ma Conversion, de sa correspondance, de son recueil Ecoute, ma fille, du discours qu'il a prononcé, il y a 2 ans 1/2, aux funérailles de Philippe Berthelot. Le livre dont nous allons parler est également de cette veine-là.
54. Gallimard 1937.
55. Moins interprète qu'enquêteur , Claudel entreprend ce travail comme une espèce de Bédouin de l'Exégèse . Son étude se rattache à cette interprétation symbolique à laquelle les anciens mystiques chrétiens nous ont habitués et dont l'oeuvre de Sédir renferme un très bel exemplaire lorsque notre Ami, pour notre joie et notre édification, a dévoilé le sixième sens du Cantique des Cantiques. Claudel ne manque pas de lancer quelques lazzis sur l'excès de ridicule à quoi conduit la poursuite obstinée du sens littéral . Soit! Mais il faut également veiller au dévergondage de l'imagination. Que d'interprètes ont pris leurs propres fantaisies pour les commentaires de l'Esprit-Saint!