L'Angélus

(Juillet 1936)



Nos lecteurs connaissent assurément cette formule de prière en usage dans l'Eglise catholique et que les personnes pieuses récitent le matin, à midi et le soir, en l'honneur de la Vierge. Le peintre J.-F. Millet en a fait le sujet d'un célèbre tableau représentant un paysan et une paysanne debout, la tête inclinée, dans l'attitude de la prière ; autour d'eux s'étend la campagne qui baigne déjà dans l'ombre du soir ; au fond de l'horizon se distingue le clocher du village.

En donnant pour titre à ce tableau champêtre l'Angelus , Millet a peut-être voulu marquer que c'est surtout la prière des simples. Or, en examinant les choses de près, on découvre que cette formule caractérise d'une manière admirable le processus de la régénération spirituelle de l'homme, ce qui tendrait à confirmer l'assertion suivante de Sédir qui a pu étonner quelques-uns de ses lecteurs : La liturgie chrétienne, a-t-il écrit, si on la comprend bien, renferme l'exposé le plus complet du savoir intégral qu'il y ait actuellement sur la terre.

Cette prière commence ainsi : L'ange du Seigneur vint annoncer à Marie qu'elle serait la mère du Sauveur. Elle se poursuit par l'expression de l'humilité de la Vierge et de son acceptation de la Volonté divine, en disant : Voici la servante du Seigneur ; qu'il me soit fait selon Sa volonté.

Le troisième et dernier verset affirme qu'en récompense de la soumission et de l'humilité de Marie, Dieu naît en elle : Le Verbe S'est fait chair et Il a habité parmi nous.

N'est-ce pas là précisément la série des trois phases par lesquelles l'homme arrive à l'illumination christique ?

L'annonciation de l'ange à Marie cor, respond au premier appel de Dieu dans l'âme. Pendant que notre personnalité terrestre est encore plongée dans les illusions de ce monde et engourdie dans le mal, il nous arrive, en eff et, de sentir des dégoûts invincibles, inexplicables qui sont l'écho de la Voix divine nous avertissant que notre vraie patrie est ailleurs, que notre destinée future est autre que celle que nous expérimentons ici-bas.

Qu'une catastrophe inattendue nous survienne, perte de la fortune ou d'un être cher, maladie ou déception grave, et nous voilà encore plus troublés et prêts à nous réveiller enfin de notre torpeur.

Bien entendu, tel ne fut pas le cas de la Vierge qui n'avait plus rien à réparer pour ellemême et qui était totalement pure. Le texte évangélique dit, cependant, qu'à la suite de la salutation de l'ange Gabriel, elle fut troublée, elle aussi. Cela vient d'abord de ce que, dans sa profonde humilité, elle se considérait comme néant et elle ne pouvait qu'être surprise de se voir l'objet d'une telle inimaginable faveur.

Voici une jeune fille toute de modestie et d'innocence, fiancée à son cousin le charpentier joseph et qui se croyait, à l'instar des autres jeunes filles de sa condition, appelée seulement à fonder un humble ménage. Et tout à coup un ange lui apparaît dans sa cellule lui disant . Je vous salue, ô pleine de grâce ; le Seigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre toutes les femmes. Comment ne serait-elle pas surprise ?

Pouvons-nous comprendre ce qu'est la Plénitude de la grâce, nous si imparfaits que nous serions incapables de supporter un seul rayon direct du Soleil divin ? Et voici Gabriel qui salue Marie du nom de pleine de grâce !

Zacharie, le père de Jean-Baptiste, était un homme juste, dit l'Evangile, accomplissant tous les commandements du Seigneur d'une manière irréprochable. Et pourtant il douta de la .parole de l'ange qui lui annonçait que sa femme enfanterait dans sa vieillesse, cette maternité tardive paraissant impossible à l'expérience humaine.

Or, à Marie l'ange est venu prédire cette chose encore plus inouïe qu'étant vierge et sans connaître un homme, elle enfanterait, par la vertu du Saint-Esprit, un fils qui serait le Fils de Dieu même ! Et Marie ne douta pas, car elle répondit immédiatement : Voici la servante du Seigneur ...

Son trouble ne venait donc pas d'une défaillance de sa foi, comme pour Zacharie, mais de l'humilité, comme nous l'avons dit, de la surprise d'être l'objet d'une immense prédilection.

Il y a une seconde cause plus mystérieuse à ce trouble. Comme Jésus, le personnage en chair et en os dont ont témoigné Ses apÔtres et disciples immédiats, qui a travaillé de Ses mains, qui a souffert et a vécu au milieu du monde, était l'incarnation du Verbe éternel pour notre planète, de même la personne historique de Marie était, pour cette terre, la corporisation de la Vierge cosmique, cette atmosphère du Royaume de Dieu dans laquelle baignent nos âmes. Marie représentait donc les éléments féminins de l'âme humaine et son trouble, lors de la visite de l'ange, totalisait en quelque sorte et, en même temps, excusait et justifiait l'inquiétude de nos esprits devant l'appel de Dieu.

Ainsi, lorsque Jésus, étendu sur la croix, S'est écrié : Père, pourquoi m'as-tu abandonné ? , Il n'a pas, une seconde, douté du Père céleste, mais, par ce soupir, Il a rassemblé en Lui et atténué à l'avance tous les cris de désespoir des créatures. en palliant leur culpabilité.

Si hauts que soient des esprits humains, si purs soient-ils, ils ne peuvent qu'être décontenancés devant la perspective de la naissance du Verbe en eux. Et Marie, personnifiant l'humanité tout entière, à cette minute de l'Annonciation, exprima la somme de ces troubles divins. Ce dont l'ange venait l'avertir, à savoir qu'elle allait héberger en elle le Fils de Dieu, ne se limitait pas, en effet, à la personne de l'épouse de joseph, mais, au travers elle, se rapportait à la Vierge cosmique présente dans l'esprit de tous les hommes, dans chacun desquels aussi le Verbe devait naître un jour. Or, nous le répétons, nous ne pouvons qu'être stupéfaits, dans notre faiblesse, par l'approche d'une telle Visitation.

Pour comprendre la cause de notre effroi, n'oublions pas que, si notre âme est une étincelle divine, elle est incarnée dans une personnalité terrestre qui est sujette à toutes les misères d'ici-bas. Ligoté de mille chaînes, courbé sous le poids des nécessités physiques, entouré de ténèbres spirituelles, voyant, de toute part, la mort faucher les existences et, partout, des causes de mort et d'une mort qui, en apparence, semble définitive, notre esprit arrive à douter de sa propre immortalité. Il subit l'amertume des déceptions, des heurts et de la dureté des hommes et des choses, il se croit parfois abandonné, perdu, n'ayant d'autre issue devant lui que l'écrasement et le néant.

Cette sensation est affreuse et ceux qui l'ont éprouvée en connaissent toute l'horreur. Notre soif de vie est telle que, même dans l'état de la plus noire misère, au lieu de désirer l'anéantissement, nous considérons, au contraire, comme un grand bonheur la moindre prolongation de notre existence, ou la plus petite preuve qui viendrait à l'appui de notre espérance d'immortalité.

Les suicides ne sont, après tout, que des cas isolés et même, si nous analysons l'état psychologique de la personne qui attente à ses jours, nous découvrons qu'elle n'ose le faire que parce qu'elle a, au fond d'elle-même, l'intuition de sa propre survivance. Elle se tue parce qu'elle s'imagine, à tort, faire cesser ses souffrances présentes et passer à une existence moins tourmentée. Si elle avait la certitude absolue d'aller au néant, elle ne le ferait sûrement pas. Il n'y a, en somme, nulle part, de vrais athées ; dans l'être le plus incrédule il y a quand même une lueur de foi. La lumière spirituelle peut être voilée, mais non anéantie. Les travaux, les luttes, les souffrances d'ici-bas, au lieu d'éteindre cette flamme, ne font que la rallumer. Du fond de la plus morne abjection, l'homme le plus malheureux reste secrètement convaincu d'une lointaine peut-être, mais sûre délivrance. Et lorsque, après avoir cherché égoïstement son bonheur au détriment de ses frères et essuyé, par là, les désillusions et les épreuves résultant de ses incartades et de ses rapines, il se décide enfin au contraire à donner de son bonheur aux autres, l'aurore de cette délivrance apparait plus proche. Pour l'encourager, le Ciel alors effleure, en de courts instants, ce néophyte de la charité, lui envoie quelques douceurs, de rapides et fugitifs ravissements : avant-goût de la félicité durable qu'il atteindra plus tard, quand son travail de purification sera terminé.

Comment ne serait-il pas troublé par l'annonce d'un tel bonheur ? Naguère encore il se demandait, anxieux, si, après cette existence traversée de tant de souffrances, il n'allait pas au devant du gouffre, mille fois plus épouvantable, du néant ; et maintenant c'est une béatitude éternelle qui s'annonce ! Qui ne serait pas pris de vertige devant ce passage inouï du sombre malheur à la joie suprême, du néant à l'être, du vide à la plénitude !

Aussi cette renaissance n'a-t-elle pas lieu brusquement,. mais au travers de mille transitions successives, après des chutes et des relèvements innombrables. C'est Dieu qui conduit le disciple et Il le sait incapable immédiatement du bonheur céleste et qu'il lui faut pour cela une longue accoutumance, d'autant plus que le Seigneur respecte le libre arbitre de Son enfant. Il ne veut pas le forcer : en le forçant, Il ne ferait de lui qu'un esclave, non un ami. L'essence de la vie du Royaume de Dieu est la liberté, l'amour, de sorte que nul ne s'y dirige s'il y est contraint, s'il ne s'offre pas de son propre gré, dans la pleine spontanéité de son choix.

Voilà pourquoi le travail de notre régénération est long. La Vierge Marie a acquiescé immédiatement à l'appel de l'ange, parce qu'elle était déjà toute pure ; elle avait, dans un mystérieux passé, achevé le grand-oeuvre et elle était prête pour héberger le Verbe divin.

Mais pour nous, avant que nous puissions le faire, quelles luttes ne devons-nous pas d'abord soutenir contre nous-mêmes ! Il nous arrive, sans doute, de triompher de notre avarice et de donner aux autres, de vaincre notre paresse en vaquant à des oeuvres altruistes, de subir victorieusement des tentations de toute sorte et d'amener ainsi quelques-unes de nos cellules à la lumière spirituelle. Mais d'autres cellules encore ténébreuses passent, à leur tour, dans le cerveau et il faut recommencer le combat, lequel ne cessera que lorsque tous les esprits de nos divers organismes seront devenus lumineux.

L'orgueil occupe de telles étendues dans notre personnalité, qu'une lutte opiniâtre et de très longue haleine est nécessaire pour arriver à le vaincre complètement et à pouvoir dire le fiat parfait de la Vierge. Même dans le meilleur des hommes, dans celui qui parait très modeste, il y a encore un grand fonds de superbe cachée dont lui-même ne se rend pas toujours bien compte. Il ne s'en aperçoit qu'à certains moments, quand, par exemple, la colère sourde gronde en lui au spectacle des fautes et des défauts des autres ou en présence de calomnies et de critiques qui le rabaissent lui-même ; il voit alors qu'il n'est pas vraiment humble, ni vraiment indulgent ni entièrement bon.

Vous n'avez pas encore prononcé le voeu définitif , écrivait Sédir à quelques-uns de ses vieux amis qui, pourtant, s'efforçaient de leur mieux vers le service du Christ, depuis de longues années.

Oui, une humilité sans fond est indispensable pour permettre à la Lumière divine d'habiter en nous. C'est que la régénération spirituelle n'est pas cet éclairement de l'intelligence que procurent l'étude, la science et la méditation et qui nous fait accéder à un plan plus ou moins élevé de la sphère créée. Elle est la descente de l'Incréé, de Dieu même sur un esprit qui, ayant vidé la coupe de toutes les illusions, étant revenu de tous les vertiges et ayant aperçu les limites des connaissances humaines, s'est réfugié dans la pauvreté mystique, dans la complète abnégation de soi, ne voulant Plus d'autre bonheur que celui d'accomplir la volonté de Dieu.

C'est alors que, comme il y a dix-neuf siècles, le Verbe se fait chair et habite en cet homme détaché de tout, troisième verset qu'on récite dans l'Angelus et qui correspond aussi, comme on le voit, à la troisième et dernière phase de l'illumination christique.

On voit par là l'importance du rôle de la Vierge dans le processus de cette illumination et combien on a raison de l'honorer et de lui faire une place à part dans le culte et dans le rituel chrétiens. C'est ce que les grands mystiques ont d'ailleurs confirmé, depuis les premiers siècles du christianisme jusqu'à nos jours.

C'est, en effet, la Vierge céleste, qui prononcera en nous, lorsque notre personnalité sera entièrement purifiée, le fiat définitif qui nous permettra de recevoir le baptême de l'Esprit. Elle est la Cité mystique de Dieu, la reine du Ciel et le temple de la Sagesse, car elle personnifie l'humilité et l'obéissance totale au Père qui sont lei; deux assises de toute sagesse véridique.