Les premières paroles du Pater

(Juillet 1935)

Pendant que, de toutes parts, s'exercent les violences et se déchaînent les passions mettant aux prises les hommes, voici une voix qui retentit, calme et auguste, sur les collines galiléennes, voix toujours actuelle, étant celle même du Verbe omniprésent ; elle s'élève pour nous dire que nous avons tous un seul Père, en Qui nous devrions nous aimer les uns les autres, comme Il nous a Lui-même aimés .

Quelles que soient nos divergences, si nous pouvions, du fond du coeur, sans mensonge ni hypocrisie d'aucune sorte, nous adresser à Dieu et L'appeler : notre Père , toutes nos querelles et nos rancunes s'apaiseraient, nos inquiétudes maladives s'évanouiraient, nos scepticismes et nos angoisses se changeraient en certitudes et notre impuissance en une foi qui soulève les montagnes ; nous aurions la joie indicible, prélude d'un bonheur éternel.

Mais qui peut dire, dans leur plénitude, les paroles du Pater ? Si on connaissait leur contenu, qui oserait les prononcer sans trembler, sans se rendre coupable d'outrecuidance ? Qui est digne d'être appelé l'enfant du Père ?

C'est par une conséquence de Sa mansuétude, par anticipation sur ce que nous serons plus tard, quand nous aurons été baptisés du baptême de l'Esprit, que le Christ nous a autorisés à appeler Dieu notre Père .

Désormais, quand nous les réciterons, songeons aux conséquences illimitées que ces paroles comportent et humilions-nous dans le sentiment de notre indignité, de l'impossibilité de les proférer en toute justice si le Verbe n'y suppléait par Sa surnaturelle miséricorde.

Ce qui, en effet, est l'enfant de Dieu, ce n'est pas la personnalité terrestre de l'homme, sujette au péché et à l'erreur, mais son âme éternelle, étincelle de la Lumière divine, déléguée du Ciel en lui. C'est pourquoi, dans le Pater, nous disons Notre Père qui es aux Cieux , c'est par notre âme, rayon du Christ en nous, que nous avons l'adoption divine. Notre personnalité ne deviendra, à son tour, l'enfant de Dieu que lorsque, cessant d'être pécheresse et égoïste, elle sera parvenue à la parfaite pureté, à l'abnégation totale d'elle-même, ce qui ne se réalisera qu'au terme de son évolution vers son Créateur.

En attendant ce jour de gloire, nous demeurons les enfants de la Nature et nous ne sommes reliés au Ciel que par notre âme divine qui nous inspire, qui nous parle par la voix de la conscience mais qui, par le fait même qu'elle est une étincelle du Verbe, nous demeure insaisissable, jusqu'à ce qu'elle puisse se révéler à nous lors du baptême de l'Esprit. C'est ainsi que la Lumière luit dans les ténèbres et que les ténèbres ne la connaissent pas . (Evangile de Jean, 1, 5).

Le seul moyen pour que ce Ciel se découvre à nous, c'est -donc la pratique des maximes de charité et de pardon du Christ qui a dit : Heureux les coeurs purs, car ils verront Dieu. Toute autre tentative pour pénétrer dans la félicité céleste serait vaine et sacrilège et nous exposerait à tomber sous le coup de ce sévère avertissement de notre Maître : Celui qui n'entre pas par la porte dans la bergerie des brebis, mais qui y monte de quelque autre côté, est un brigand et un voleur . Lui seul est, en effet, la porte : Jésus-Christ Dieu et Homme à la fois ; nul n'entre que par Lui.

Les voies initiatiques simplement intellectuelles, qui ne font pas de la charité la pierre angulaire de la régénération, n'atteignent donc pas le Royaume de Dieu et font seulement accéder le disciple à un des plans de la Nature invisible. Il peut demeurer des siècles enfermé dans les limites de ce plan, jusqu' à ce que, lassé de son propre idéal, il demande à descendre dans la vie réelle afin de suivre enfin la voie étroite enseignée par Jésus, laquelle seule conduit au salut définitif.

C'est que ce salut ne consiste pas à entrer dans un paradis temporaire, à accéder à une halte de repos ; il consiste dans une purification totale de nos organismes spirituels, dans une refonte radicale de notre être qui rend possible l'épanouissement du Verbe en nous. Or, le Verbe est l'Amour, la Source d'infinies perfections ; l'union avec Lui ne peut donc être complète que lorsque nous sommes devenus tout amour, lorsque nous aimons le prochain comme nous-mêmes ; cette union est une nouvelle naissance . Il s'agit de devenir réellement et totalement l'enfant du Père, selon les premières paroles de l'Oraison dominicale.

Cette Prière a ceci de remarquable, de vraiment divin, qu'elle nous montre l'Absolu tout près de nous : notre Père et, en même temps, si loin de nous moralement à cause de nos imperfections, de nos cupidités, de notre égoïsme. Il est aux Cieux ; donc Il serait à jamais hors de votre atteinte, sans le Christ qui est Lui-même en nous, au ciel de notre âme.

C'est le Verbe qui opère cette conjonction inimaginable entre l'Infini, l'Incommensurable et les petits êtres relatifs et bornés que nous sommes. Cette conjonction se fait par le moyen de l'âme éternelle, étincelle de la Lumière divine, rayon de ce Verbe en nous, selon cette parole de l'Evangile johannique : Le Verbe est la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde , et cette autre déclaration de Jésus Lui-même à Ses disciples : En ce jour-là, vous connaîtrez que je suis en mon Père, que vous êtes en moi et que je suis en vous. (Jean XIV, 20)

Tous les grands mystiques ont reconnu l'existence de cette âme divine en nous, distincte de nos facultés mentales et animiques d'intelligence, de mémoire, de volonté, de sensibilité, lesquelles forment la personnalité proprement dite, siège du libre arbitre, capable de bien et de mal. L'âme est impeccable et infaillible.

Ruysbroeck l'Admirable l'a comparée à une glace de miroir dans laquelle Dieu Se mire : Ainsi donc, écrit-il, cette image, qui est le Fils de Dieu, est éternelle, antérieure à toute création. C'est en relation avec cette image éternelle que nous avons tous été créés. Car, dans la partie la plus noble de notre âme, nous sommes constitués à l'état de miroir vivant et éternel de Dieu ; nous y portons gravée Son image éternelle et aucune autre image n'y peut jamais entrer. Sans cesse, ce miroir demeure sous les yeux de Dieu et participe ainsi, avec l'image qui y est gravée, à l'éternité même de Dieu. (28)

C'est grâce à cette âme divine que nous ,pouvons nous adresser à l'Etre suprême, en L'appelant notre Père. Elle est le germe de notre régénération mystique ; témoin immuable de nos activités, source de notre inspiration pour le bien, elle nous suit constamment, nous reproche nos écarts, fait éclater en nous la voix du remords, nous sollicite à la repentance, à la charité et à la prière et elle n'aura de cesse qu'elle ne nous ait complètement purifiés, transfigurés, rendant ainsi possible l'épanouissement en nous du Verbe divin dont elle est une étincelle.

Toute la régénération consiste à écouter la voix de l'âme, de manière à ce que, progressivement, toutes nos enveloppes, y compris notre intelligence elle-même et notre volonté, lui obéissent, car elle est la déléguée du Père en nous. Et c'est en agissant ainsi que se réalisera la suite de l'admirable prière que Jésus nous a enseignée, que le règne du Père arrivera en nous et que nous serons délivrés du mal .



28.Le Miroir du Salut éternel , par Ruysbroeck l'Admirable. Bruxelles (de Vromant) 1917, page 94.