Emile BESSON. A.S .Avril 1956.


BEETHOVEN

« Il y aura toujours de la solitude sur la terre Pour ceux qui en seront dignes. » (VILLIERS DE L'ISLE-ADAM),


Tout n'a-t-il pas été dit sur lui ? Et n'est-ce pas faire montre d'une exorbitante présomption que d'écrire son nom en tête de cette feuille ? La piété, l'admiration, la gratitude, l'amour trouveront-ils des mots qui n'ont pas encore été prononcés ?
En septembre 1903 Romain Rolland entreprit de dédier « aux malheureux » une série de Vie des Hommes illustres, dans l'espoir d'apporter une aide, un réconfort à ceux qui souffrent ici bas, qui luttent, qui s'obstinent à espérer. Le premier volume de cette série, publié aux « Cahiers de la Quinzaine », fut sa Vie de Beethoven. Il écrivait : « Rouvrons les fenêtres ! Faisons rentrer l'air libre 1 Respirons le souffle des héros!..»
(R. Rolland rappelle que Beethoven lui-même souhaitait, au milieu de ses souffrances, que son exemple pût être un soutien pour les autres misérables « et que le malheureux se consolât en trouvant un malheureux comme lui qui, malgré tous les obstacles de la nature, avait cependant fait tout ce qui était en son pouvoir pour devenir un homme digne de ce nom ». Ces lignes sont extraites du magnifique monument de grandeur humaine qu'on appelle le « Testament d'Heiligenstadt » (1802).

Les lignes qui suivent ont été écrites dans ce même sentiment.

Il a été seul parce qu'il a été le plus grand.

Il a été seul dans son enfance douloureuse et humiliée, auprès d'un père qui, dès l'âge de quatre ans, prétendait l'exhiber comme un petit prodige. Il a été seul lorsqu'à dix sept ans il perdit sa mère qu'il adorait et qu'il eut à tenir le ménage et à élever ses deux frères. A Vienne, où il arriva âgé de vingt deux ans et où il resta jusqu'à la fin de sa vie, il a été seul. Ses protecteurs, qui ont été sa providence, qui ont compris son génie et l'ont libéré en grande partie des soucis matériels, étaient loin de son esprit et auprès d'eux, malgré leur sollicitude, il a été seul. « Ils ne deviendront jamais des témoins de ma vie intérieure ni de vrais partenaires de mon activité ». Goethe, le seul génie qui alors pouvait lui être comparé, ne l'a pas compris. Dans son entourage d'artiste, où il rencontra quelques sympathies et beaucoup d'hostilités, il a été seul ; il vivait trop en dehors des habitudes de son temps.

Il a été seul en face de la vie. Dès l'âge de vingt cinq ans il a ressenti les premières atteintes de la surdité et celle-ci n'a fait que s'aggraver, malgré les soins. D'autre part, son immense concentration cérébrale ne pouvait qu'augmenter la congestion de ses oreilles. C'est donc de son être intérieur que jaillit toute son oeuvre. Muré en lui même, privé du contact avec la vie du dehors, il lui fallait en quelque sorte créer perpétuellement en lui-même l'expression sonore de sa pensée afin de l'entendre et de la faire entendre. Il disait : « Si j'étais délivré de ce mal, j'embrasserais le monde ».
Il a été seul en présence de l'amour. Il a toujours rêvé de l'amour et l'a toujours recherché. Mais il avait de l'amour une conception si haute, si sainte, que chaque essai de réalisation devait le décevoir. A bien des femmes il offrit son coeur torturé et passionné. Quelques-unes eurent de l'amitié pour lui, d'autres se jouèrent de lui ; sans parier de celles qui exploitèrent son sentiment. Thérèse de Brunswick l'aima vraiment; même ils se fiancèrent. Pourquoi ne purent-ils pas s'épouser ? Il savait bien que son infirmité lui rendait le mariage impossible. En 1816, il écrit dans ses notes: « Soumission, soumission profonde à ton destin. Tu ne peux exister pour toi, mais seulement pour les autres. Pour toi il n'y a plus de bonheur qu'en ton art. 0 Dieu, donne-moi la force de me vaincre ! » Souvent la pensée du suicide le visita; sa foi en la vie, la vie plus forte que tout l'aida. « Si j'avais voulu donner toutes mes forces vitales aux choses de l'existence. que serait-il resté pour les oeuvres grandes et nobles ? ». - jusqu'à la fin de sa vie - 1861 - Thérèse lui garda son amour. En pensant à elle il écrivit la Quatrième Symphonie, le Quatrième Concerto, les six mélodies à la Bien-aimée lointaine.

Il a été seul dans sa famille. Il avait un coeur débordant de tendresse, un ardent désir de bonté et de dévouement. Ses frères - et en particulier son neveu Charles, qu'il avait adopté, qui fut l'objet de sa perpétuelle inquiétude, qu'il aimait comme un fils - l'ont exploité, délaissé, trahi. Beethoven est mort seul. C'est un jeune ami violoniste qui lui ferma les yeux.

L'être qu'il admira entre tous fut Napoléon. Il s'était enthousiasmé pour la Révolution française. De cette époque datent notamment l'Ouverture de Coriolan, le Quatrième Quatuor, l'Appassionata. A ses yeux, Bonaparte incarnait la liberté. A la gloire du Premier Consul il avait composé la Symphonie Héroïque: Buonaparte. Quand Bonaparte se fit couronner empereur, il déchira sa dédicace et écrivit: Symphonie héroïque composée pour célébrer le souvenir d'un grand Homme. Après Iéna il écrivait : « Si je connaissais la stratégie aussi bien que le contrepoint, je le battrais » (Il conserva toute sa vie son admiration pour Napoléon. Lorsqu'en 1821, il apprit sa mort, il dit, faisant allusion à la « Marche funèbre » de l'Héroïque : « Il y a vingt ans que j'ai écrit la musique pour cette circonstance »).

Il donna le meilleur de son coeur à l'amitié. A l'âge de douze ans, il rencontra ses deux seuls amis, François Wegeler et Stephan von Breuning, qui, malgré les orages dus à sa susceptibilité, lui restèrent attachés jusqu'à sa mort.

* * *

Schubert a dit : « Pour comprendre Beethoven, il faudrait avoir autant d'esprit et de cœur que lui ». Mais où existe t'il un autre Beethoven ? Si on veut le trouver, c'est dans sa solitude qu'il faut le chercher. Rares sont ceux qui peuvent s'y hausser. Il n'a pas oeuvré pour son temps, ni pour le temps ; il a ouvert, pour les générations futures, les portes mystérieuses de pays inconnus. A l'avant garde de la légion des amateurs d'impossible, tout ce que la soif d'amour, tout ce que la passion du divin, tout ce que l'effort, tout ce que la douleur ont de plus gigantesque s'exhale de son oeuvre ; aucun artiste depuis lors n'a su incarner autant de vibrante vitalité. « On a coutume de vanter la fécondité du malheur; il faut ajouter que seules les grandes âmes sont ennoblies par lui ».
Et pourquoi en est-il ainsi , ? Parce que l'oeuvre de Beethoven est une prodigieuse et pathétique autobiographie. Son oeuvre, c'est lui-même, son coeur, son esprit, sa volonté, son rêve, sa solitude, son amour, sa douleur, sa détresse, son invincible espoir, tout lui, tout son être comprimé par l'hostilité des forces adverses, mais qui se relève, vainqueur après chaque combat, après chaque mort ressuscité. De l'étreinte de la fatalité il se dégage par un envol irrésistible; il gravit la Montagne sacrée rien ne peut l'arrêter, ni la douleur ni l'angoisse ni la désespérance ; aucun être n'est assez fort pour entraver son élan. Et c'est le premier allegro de la Sonate à Kreutzer et surtout la Cinquième Symphonie où le même motif qui exprime le destin exprimera au finale le héros vainqueur du destin. Ce triomphe culmine en Une sérénité, en une certitude qui ne sont pas de ce monde; la paix conquise de haute lutte resplendit, immuable, dans le coeur enfin rassénéré. Et c'est l'adagio de l'Appassionata et plus encore le scherzo de l'Héroïque, la cantate finale du Christ au Mont des Oliviers, l'adagio du Huitième Quatuor et peut-être surtout cet immatériel Seizième Quatuor où il semble que l'on entende tomber des lèvres de Beeethoven la Parole du suprême abandon: « Père, je remets mon esprit entre tes mains ».

0n reconstruirait en effet la vie de Beethoven d'après sa musique, mais transposée : non pas une suite d'événements ou de sensations, mais un drame qui se jouerait - ou plutôt qui s'est joué dans une autre sphère, dans sa nudité et dans sa grandeur originelles. On restituerait la physionomie spirituelle de cet être d'exception. Déjà son visage tel que nous le connaissons porte la marque de ses luttes, de ses victoires, cette tête léonine aux mâchoires proéminentes et serrées; le titan qui disait: « je fourrai la main dans la gueule du destin ; il ne me courbera pas. » Seulement il faudrait être musicien pour en parler.

Ceci est moins qu'une esquisse. Voici toutefois la couronne de cette ébauche. Ecoutons encore cet être unique qui nous subjugue :
« Socrate et Jésus ont été mes modèles.
Nous, mortels à l'esprit infini qui sommes nés dans la souffrance et dans la joie, nous pouvons presque dire que les êtres d'élite ne ressentent la joie qu'à travers la souf-france (durch Leiden Freude).
J'endure beaucoup, mais c'est pour payer tout le bien que ai accompli et que j'accomplirai encore. Mon art doit se consacrer à l'amélioration du sort des pauvres. C'est moi qui donne aux hommes la divine frénésie de l'esprit. Ma tâche est de souffler le courage à la pauvre humanité.
Nous l'admirons parce qu'il est Beethoven; nous l'aimons, nous le vénérons parce qu'il a été un solitaire, un homme de douleur et d'indomptable énergie. »

Il est mort à cinquante-six ans, comme saint Louis, comme Dante, comme Albert Dürer, comme Sédir, comme le Maitre de Sédir.

Romain Rolland avait raison de dire : « Il est bien davantage que le premier des musiciens. Il est la force la plus héroïque de l'art moderne. Il est le plus grand et le meilleur ami de tous ceux qui souffrent et qui luttent
Et la parole d'Ibsen n'est elle pas l'expression pathétique de la vérité divine et humaine: « L'homme le plus fort du monde est celui qui est le plus seul ? ».
« Rouvrons les fenêtres ! Faisons rentrer l'air libre ! Respirons le souffle des héros ! ».