Emile BESSON. A.S Juillet 1956.

DANTE


    Aux jours les plus sombres de la guerre, Sédir écrivait à ses amis: « Prenez quelques heures pour oublier vos soucis; prenez un bain spirituel; allez regarder de l'art ou de la nature; relisez quelque belle et pure page. Cherchez le Beau; cela, vous reposera d'avoir tant cherché le Bien et le Vrai ». C'est ce que je voudrais essayer de faire aujourd'hui, en pensant aux lecteurs de ce bulletin.

Il est aussi difficile de parler de Dante que de parler de Beethoven. Ces deux génies ne sont pas sans points de contact. Nés tous deux dans la pauvreté ; de bonne heure orphelins de mère; le père de l'un ivrogne, celui de l'autre notaire sans grand sentiment de l'honneur. Mais, tandis que Beethoven a toujours rêvé d'un amour qu'il ne devait jamais trouver, Dante, à l'aube de ses dix ans, « le premier mai de cette année-là », rencontra Béatrice, qui venait d'en avoir neuf. Et ce fut pour la vie. Son père se remaria. D'autres enfants vinrent. Le jeune Dante souffrit beaucoup de sa solitude et toutes ses pensées, ses aspirations, ses désirs se concentrèrent sur Béatrice. A dix-huit ans il la revit.

Peu après il rêva qu'il lui donnait son coeur à manger. Et sur ce rêve il écrivit le premier sonnet d'une poignante beauté - que nous ayons de lui. C'était le temps où les troubadours, héritiers de la poésie arabe, chantaient l'amour chevaleresque et divinisaient la Femme. Dante adopta la charmante nouveauté de cette poésie provençale et lui donna sa marque: le naturel, la vérité.

Agée de vingt-quatre ans, Béatrice mourut. Deux ans plus tard, à la suite d'une vision qu'il n'a pas racontée, Dante écrivit la Vita Nuova, dédiée à la bien-aimée disparue. Cette Vie nouvelle est une merveille parmi toutes les merveilles de la poésie universelle. Béatrice n'est pas nommée. Dante fait vivre, sans la désigner non plus, la Florence de son temps, avec une intensité, un luxe de détails, une vérité qui saisissent. Sur toute cette vie plane la très douce image de sa Dame et le rayonnement merveilleux de son charme. Il la contemple, il l'adore de loin; il n'oserait pas lui dire qu'il l'aime, il n'imagine pas qu’elle pourrait l'aimer. Il laisse entendre - ce que l'on sait d'ailleurs - que Béatrice se maria à vingt ans. Son ami peint, en termes extraordinairement émouvants dans leur apparente objectivité, la douleur qui s'empara de lui. Mais elle mourut quatre ans plus tard, sans enfants. Dès lors elle devint, comme il le dit dans le Convivio, « celle qui vit là-haut avec les anges et sur la terre dans mon coeur ».

Finie sa solitude! Alors il entreprit de dire de son idole « ce que personne n'a jamais dit d'aucune autre mortelle ». Toute son oeuvre a pour centre Béatrice.

Dante travailla beaucoup. il fut le disciple de Brunetto Latini, à la fois savant et homme d'Etat. Il apprit et assimila tout ce qui, de son temps, pouvait être objet de connaissance . Il se maria, eut trois enfants; il n'en a jamais parlé. Il fit la guerre. Il fut tenté par la politique. Ses interventions furent souvent désastreuses. Il fut exilé. Mais tous ces orages le préparèrent à l'OEuvre de sa vie.

De même que les Sonates, les Quatuors, les Symphonies sont la formidable autobiographie de Beethoven, de même la Divine Comédie ( Dante a intitulé son oeuvre Comédie. Plus tard on a écrit: La Comédie du divin Dante Alighieri; ce n'est qu'au XVI° siècle que l'on a dit: La Divine Comédie.) raconte l'histoire de Dante, la prodigieuse odyssée qui le conduit du fond de l'enfer jusqu'au royaume des étoiles, de l'état de péché jusqu'à la connaissance et la contemplation des choses divines. Dans cette trilogie il évoque -j'oserais dire: il fait comparaître devant lui les êtres qu'il a connus, les grandes figures de l'histoire, les héros comme les tyrans; il vit ses souvenirs, ses amertumes, ses déceptions, ses espoirs, il clame ses haines, ses amours. Il faut souligner toutefois que, dans ses jugements les plus sévères, il ne flétrit que les crimes de bassesse, de trahison. Il confère l'immortalité à ceux qu'il nomme, amis et adversaires, comme Beethoven l'a fait par les dédicaces de ses oeuvres. Dans son coeur, dans son esprit il prend l'âme, les aspirations de son temps, de l'humanité à laquelle il appartenait - et qui est bien l'humanité de toutes les époques - et il les exprime dans une forme, avec une perfection qui n'ont jamais été dépassées.

Dante était d'une orthodoxie incontestable ( Sédir: Les Rose-Croix ch. 2. )  En 1914 le pape Benoît XV engagea l'univers catholique à fêter Dante, comme une sorte de docteur), mais son génie lui fit prendre une extraordinaire liberté à l'égard des opinions reçues. C'est ainsi qu'il prit sur lui de précipiter bon nombre des papes dans les fosses les plus sinistres de son Enfer. Caton d'Utique se suicida ; Dante ne le place pas dans le cercle des suicidés, mais au seuil de la sainte Montagne. Le héros de Beethoven était Brutus, le triomphateur des tyrans, le chantre de la liberté; Dante plongea Brutus dans le plus profond cercle de son Enfer, aux côtés de judas, parce qu'il fut le meurtrier de César. De même, il place dans les Limbes l'émir Saladin, le vainqueur des Croisés, et les hérétiques les plus notoires, comme les maîtres de la philosophie arabe: Avicenne et Averroës. Il va jusqu'à ouvrir le Paradis à Siger de Brabant, le philosophe averroïste condamné par saint Thomas d'Aquin. De même il admet dans le Paradis des courtisanes dont nul n'aurait pu dire qu'elles se soient repenties.

Que l'oeuvre de Dante Soit Susceptible de bien des interprétations, c'est une évidence ( René Guénon a écrit une intéressante, évocatrice étude sur L'Esotérisme de Dante). Lui-même déclare que son oeuvre présente quatre sens superposés et il raille « celui qui regarde seulement avec l'oeil qui ne voit pas ». Toutefois nous ne voulons que mentionner ces points de vue; ils ne sont pas l'élément principal de l'oeuvre de Dante. Notre désir est de considérer la Divine Comédie du regard res-pectueux et admiratif qu' arrête sur uni chef-d'oeu-vre le plus simple passant. Dans l’Evangile aussi on peut trouver - et bien plus que dans la trilogie de Dante - des sciences, des philosophies, des théo-logies, des sociologies et quantité d'autres choses. Il n'est pas défendu de les chercher; mais le Christ a résumé tout l'Evangile dans l'amour du prochain et Il a remercié Dieu d’avoir caché les mystères de Son Royaume aux savants et aux intelligents et de les avoir révélés aux enfants.

 La Poésie de Dante est peut-être la plus belle du monde; ces vers écrits pour être lus, pour être chantés sont une musique incomparable. Le génie Poétique unique de Dante fait penser au génie musical unique de Beethoven. QU'y a-t-il de plus Suave que le récit de Francesca de Rimini au V° chant de l'Enfer, que la sublime idylle qui est au XXVIII° chant du Purgatoire ou la Prière à la Vierge au der-nier chant du Paradis (Vergine Madre, figlia del tuo figlio) ;  que les adagios ou les quatuors de Beethoven; qu'y a il de plus solennel et de plus puissant que  les enthousiasmes, les visions, les admonestations de Dante, que le début de la Cinquième Symphonie, l'andante de la Septième ou la Marche funèbre de l'Héroïque ? Ici ou ne trouve véritablement plus de mots pour exprimer.

Qu'est la musique, qu'est la poésie, sinon une tentative de traduire l'indicible ? Le son comme le mot est une évocation; la musique est du même ordre que le verbe humain, mais elle a des possibilités que celui-ci ne possède pas: la musique est vraiment le langage de tous les peuples; c'est pourquoi elle nous ouvre l'infini  (Beethoven écrivait à Bettina Brentano: « La musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie »).

L'épreuve de l'oeuvre musicale est il interpr étation, sans laquelle elle ne serait connue que de quelques-uns; l'épreuve de l'oeuvre poétique est la traduction. Traduttore, traditore. Le sort de l'oeuvre musicale dépend de la qualité de ses interprètes (Dans ses remarquables Entretiens sur la Musique, Furtwaengler dit qu'il y aurait à écrire sur Beethoven cet inconnu... un chapitre « qui traiterait principalement de l'insuffisance des interprètes actuels »).

 L'oeuvre  poétique n'est goûtée que dans un cercle restreint de lecteurs; si elle veut déborder ce cercle, il lui faut être traduite. Wilhelm Furtwaengler, André Cluytens, Walter Gieseking ou Wilhelm Kempff s'essaient à interpréter Beethoven; Dante ne peut pas plus être traduit que Eschyle ou Shakespeare, que Goethe ou Victor Hugo.

Chez Dante, entre la pensée et l'expression il y a harmonie parfaite. jamais la moindre grandiloquence; une mesure parfaite, une vérité parfaite. Une extraordinaire concision; dans cette épopée de quinze mille vers il n'y a pas un mot de trop, jamais une concession à l'effet ou à la facilité. Sédir disait qu'à l'origine le verbe humain était créateur, à la ressemblance du Verbe de Dieu. On peut dire que le verbe de Dante a retrouvé quelque chose de cette vertu créatrice. En un mot, en un vers il exprime un infini de pensée, de sentiment, d'émotion, de rêve; avec le minimum de paroles il rend sensibles les paysages les plus fantastiques comme les plus subtils états d'âme. A mesure que change le site qu'il parcourt, sa forme poétique devient plus belle. Dans l'Enfer foisonnent les vers d'une incomparable splendeur; mais dans le Purgatoire et dans le Paradis le génie de Dante se dépasse lui même. ; ses descriptions sont d’un ineffable beauté ; ses pensées vont jusqu’au fond de l'âme ( Il faudrait Pouvoir exposer la pensée religieuse de Dante. Il enseigne que Dieu ne damne personne. Il convie toutes ses créatures au salut éternel.
Le Pécheur est celui qui se détourne de Dieu. Mais au pire des coupables il suffit, pour être sauvé de l'ultime repentir, du suprême appel à la Mère des miséricordes. Pour les êtres enfermés dans le Purgatoire toute une cohorte de saintes femmes implore constamment.)

 « je suis celui qui, lorsqu'Amour M'inspire, écoute et qui vais exprimant ce qu'au dedans il dicte ».

Plus loin, la poésie se sent incapable d'exprimer; elle cède la place à la musique et des choeurs invisibles se font entendre, C'est ainsi que l'on aimerait couronner une Vie de Beethoven par l'audition des derniers Quatuors.
Comme l'a dit Louis Gillet: « En vérité, jamais homme n'a écrit comme celui-là ».

Dante appartenait à un siècle de foi; nous vivons dans un siècle de scepticisme et d'inquiétude. C'est Pourquoi nous avons à écouter sa voix. Car c'est bien le chemin de la vie le chemin de notre vie qu’il trace au long de son oeuvre. En bas, les fruits infernaux qui fait mûrir le culte du Moi. Plus haut l'aurore de la libération, la souffrance salvatrice. Plus haut encore, le détachement, « l’oubli du monde et de tout, hormis Dieu » que chantera Pascal. Béatrice fait regarder à Dante le chemin parcouru. « Et le morceau de glèbe dont nous sommes si fiers se découvrait là-bas, tout au fond, avec ses coteaux que nous appelons montagnes et ses mares qui sont nos mers. Et je tournai mes yeux vers les beaux yeux de ma bien-aimée ».

Le Paradis de Dante n'est pas austère; il est le monde de la joie.
 

... Beatrice si bella e ridente.

« Elle regardait le ciel et moi, le ciel dans ses yeux ». Rien n'est beau comme cet hymne à la foi  qui relève et qui sauve, comme ce recours à la com-passion salvatrice de la Vierge. « Il y a plus de joie au ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes ». La certitude de la victoire de l'amour. Le Paradis, C'est l'apothéose de la pitié; le coeur du violent Florentin bat tout près du coeur du Fils de l'Homme qui, depuis le commen-cement du temps jusqu'à la consommation des siècles « a pitié de la foule » des êtres ( 8). Le Paradis, c'est le retour à la simplicité originelle, à la Pureté, à l'innocence primitives: « Si vous ne devenez semblables aux tout-Petits, vous n'entrerez pas dans le Royaume de mon Père ». Le Paradis, c'est la Liberté, c'est la Vie surabondante et glorieuse; c'est la Paix surnaturelle: « je ne vous la donne pas comme donne le monde; que votre coeur ne se trouble pas ».

Voici la fin du voyage : l'immersion totale dans l'Ineffable. Et cette Comédie vraiment divine se termine - se couronne - par le mot: Amour qui exprime l'essence même de Dieu : « l'Amour qui meut le soleil et l'armée des étoiles » (On sait que chacun des trois poèmes de la Divine Comédie se termine par le mot « étoiles »).