L'ACHEVEMENT  DE L’AMOUR

      Il y a la passion sauvage, l'amour dionysiaque, l'amour platonique, l'amour rationnel, l'amour intellectuel, l'amour qui cherche la libération du monde sensible, l'amour courtois des troubadours et des poètes médiévaux, l'amour noble et saint qu a décrit, par exemple, Chrétien de Troyes dans Cligès, son roman de la Table ronde composé au milieu -du XII' siècle, cette période lumineuse entre toutes de notre histoire.
Ces amours, et il y en a bien d'autres sont les aspects multiformes que prend, dans la vie de l'humanité, cette soif d'absolu qui est au coeur de l'homme, ce besoin d'un amour sans mélange et sans limite qui existe à coup sûr quelque part dans l'univers, autrement nous n'en aurions ni la notion ni le désir.
Il y a deux forces en l'homme : la passion et l'amour Elles coexistent et se superposent. Ce sont deux amours aux tendances contraires dans leurs principes et dans leurs effets. Le poète anglais William Blake l'a fort bien dit.

L'amour ne se recherche pas lui-même, Il n'a pour lui aucun soin, Mais à autrui se donne tout entier Et bâtit un Ciel sur le désespoir de l'Enfer.
La passion ne recherche que son plaisir Pour plier autrui à sa propre jouissance, Trouve sa joie dans la peine des autres Et bâtit un Enfer sur le mépris du Ciel.
Pendant des existences, l'homme abrite en son coeur les deux forces qui l'écartèlent, si bien que la vie paraît se réduire à une tentative plus ou moins réussie de les harmoniser. Et un beau jour, après avoir massacré bien des fleurs, après avoir galvaudé bien des amours, l'illumination se fait; l'amour se transfigure, il tend vers l'amour immortel et divin qui achève la quête de l'âme; on peut dire qu'il a acquis « une nouvelle dimension ».
La preuve que l'être humain, créé à l'image de Dieu, se sent fait pour un tel amour, c'est que les amants se font mutuellement des serments éternels. Balbutiements, certes, mais anticipation.

Entre deux êtres, si unis soient-ils par l'amour, il y a toujours quelque chose d'incommunicable, il y a toujours une barrière. il en est ainsi parce que nous sommes des êtres relatifs et aussi parce que l'amour humain est un acheminement vers une forme plus élevée de l'amour.
Plus l'être est monté haut dans l'amour, dans le rêve, plus lourdement il retombe sur la terre. Car, ainsi que le dit le douloureux auteur de la Ballade de la Geôle de Reading, « celui qui vit plus d'une vie doit mourir aussi plus d'une mort ».
Peines de coeur, chagrins d'amour, rêves brisés, illusions -détruites... Mais c'est ainsi que l'Immuable entre en nous. Au plus profond du désespoir s'élève, en effet, imperceptible d'abord, puis de Plus en plus distincte, la voix consolante et douce qui parle d'un amour qui ne finit pas, la voix qui proclame que le Fils de Dieu a apporté l'amour nouveau, l'amour inconnu et que le Père nous dirige, d'expériences en expériences, de mirages en illuminations, vers la Réalité permanente qui est Lui-même.

Que l'amour de l'homme et dé la femme soit pour le plus grand nombre le chemin qui mène à cette perfection, c'est incontestable. C'est pourquoi cet amour est grand et saint et sublime, c'est pourquoi il nous faut sans cesse le grandir, le purifier, le sanctifier. il porte en lui l'infini dont il procède et qui lui donne cette perpétuelle insatisfaction qui est sa douleur et son élan. Rien de ce qui est fini ne peut remplir l'âme; il lui f aut le Tout, il lui faut Dieu « Lorsqu'on fuit la douleur, c'est qu 1 on ne veut plus aimer. Celui qui aime devra ressentir -éternellement le vide qui l'environne et garder la blessure ouverte. » (Novalis)
Blessure ouverte, sainte blessure que l'homme laisse saigner en lui auprès de l'être même qu'il chérit le plus, d'elle jaillit la source de la vie plus haute, l'énergie de l'ascension sans lin.

Don Miguel Mafiara s'est lancé à la conquête de l'amour. Il a un tempérament de vainqueur; il veut atteindre son idéal, il veut dépasser tous les héros de légende qui, avant lui, ont été présentés au monde, -*il veut être lui-même ce héros de légende. Mais ses « mille et trois bonnes fortunes » ne le satisfont pas; il lui faut du nouveau, de l'inédit; s'il n'en existe pas, il en créera!

C'est alors qu'au tournant du mauvais chemin il rencontre le pur visage de donna Jeronima de Mendoza, et cette enfant de quinze ans le fascine; elle « allume une lampe » en son coeur resté solitaire et le son de sa voix éveille en l'âme du débauché la nostalgie d'un paradis perdu - « Une beauté nouvelle, une douleur nouvelle, un nouveau bien dont on se lasse vite, afin de mieux goûter le vin d'un mal nouveau, une nouvelle vie un infini de vies nouvelles, voilà ce qu'il me faut : ceci tout simplement, et rien de plus. »

Et don juan est prêt pour l'amour. Après l'avoir vainement cherché où il n'est pas, il le trouve dans sa plénitude, en Dieu.
Là est l'achèvement de l'amour. Car Dieu seul peut emplir l'infini de nos âmes. Mais là est aussi l'achèvement de la Création, selon qu'il est écrit : « Dieu sera tout en tous, et alors viendra la fin. »

Emile BESSON. A.S :JANVIER 1956.