Emile BESSON. JUILLET 66


LA VIE INTÉRIEURE

Etant rentré en lui même. (LUC XV, 17).

Le Christ raconte l'histoire de l'enfant prodigue, l'histoire tant lue, tant méditée depuis 2000 ans et qui éveille en nos coeurs des échos tellement profonds, comme si c'était notre histoire à chacun qui nous était retracée. Il avait dans la maison de son père tous les éléments du plus parfait bonheur et cependant il n'était pas heureux, il s'ennuyait, il aspirait à autre chose, il voulait s'en aller, il voulait vivre sa vie. Le père le laissa partir. Pendant quelque temps il fut satisfait sur la terre étrangère; il menait ce qu'on est convenu d'appeler la bonne vie. Il se croyait libre. Tant qu'il eut de l'argent à dépenser, il crut que l'avenir était à lui. Mais bientôt il ne posséda plus rien. Alors la misère de l'existence qu'il menait lui apparut. L'un après l'autre ses amis s'éloignèrent; il resta seul. De surcroît il survint une grande famine dans ce pays là et il commença à être dans le besoin. Il n'eut plus qu'une ressource, s'engager au service d'un paysan qui l'envoya à la campagne garder ses pourceaux, lui donnant l'emploi le plus vil, celui qu'on laissait aux derniers dés esclaves  . Et le salaire qu'il gagnait était si médiocre qu'il n'avait pas de quoi se rassasier et qu'il aurait voulu se nourrir des carouges que mangeaient ses porcs.

Alors se place un événement d'importance capitale. L'Evangile l'exprime ainsi  « Il rentra en lui même ». Et ce fut un renversement des valeurs. Après la liberté, la vision de l'esclavage. Il se croyait libre parce qu'il avait secoué le joug séculaire qui régit l'activité morale des hommes; il se croyait libre parce qu'il avait mis sur son front une couronne de roses et qu'il chantait l'hymne à la vie Il se croyait libre, niais il voyait maintenant qu'au lieu de conquérir la liberté, il avait échangé sa liberté contre le pire des esclavages. La solitude s'était étendue autour de lui, la faim le torturait et il n'avait plus qu'à se faire esclave. Mais esclave, il l'était dès l'origine; seulement sa chaîne était couverte de fleurs qui la lui cachaient. Maintenant les fleurs s'étaient flétries et il se trouvait en face de l'horreur de sa condition. Il rentra en lui-même et ses yeux s'ouvrirent ; il comprit que non seulement le bonheur mais la vérité de la vie étaient dans cette maison paternelle qu'il avait quittée et il résolut d'en reprendre le chemin.

Cette parabole nous invite à porter devant nous mêmes beaucoup de problèmes, en tout premier lieu le problème de la vie intérieure. « Etant rentré en lui même ».

Un des dangers qui menacent les hommes, à toutes les époques, c'est de restreindre la vie à la vie extérieure Assurément la vie extérieure faite d'activité bienfaisante doit occuper dans nos existences une place de choix, niais elle ne doit pas l'épuiser. A côté de la vie visible il y a une vie cachée, à côté de la vie extérieure il y a la vie intérieure.

Mais cette vie intérieure se manifeste surtout dans ses effets. L'enfant prodigue ne se contente pas de regrets; il accomplit l'acte qui remet tout en place : il fait l'effort de se lever et de reprendre le chemin de la maison paternelle.

Bénie soit lit souffrance qui ramène l'enfant prodigue à la maison de son père ! Il fallait qu'il souffrît pour rentrer en lui même, pour comprendre la vérité de la vie, pour prononcer la parole qui l'a libéré : «  je nie lèverai et je m'en irai vers mon père ». Salis doute la route est longue qui le mènera à la chère demeure, mais longue aussi a été la route qui l'en a éloigné !

Le prodigue est maintenant dans la maison paternelle. L'acte décisif est accompli Décisif, oui ; définitif non. Car il y aura toujours ici-bas des luttes, des défaites et des victoires ; toujours il faudra « rentrer en soi-même », toujours il faudra reconnaître ses fautes, se lever, revenir à la maison du Père; toujours il faudra reprendre l'ineffable dialogue avec le Père, ce dialogue qui traverse toute la vie, qui transfigure toutes les formes que revêt l'existence.

Tous nous portons en nous ce refuge, tous nous portons en nous la cité intérieure. Ne soyons pas de ceux qui ont peur d'être seuls avec nous-mêmes ! Il faut rentrer en nous-mêmes, il faut nous regarder devant le miroir qui est le Christ toujours présent. Et puis, engager la lutte avec nous-mêmes, prendre nos imperfections corps à corps, combattre contre nous-mêmes avec tout ce que cela entraîne de surprises, de découvertes, de révoltes intérieures, de déboires, mais aussi d'ineffables joies. Rien ait monde ne s'acquiert sans efforts.

Personne  ne conteste la réalité de cette vie inté-rieure; ce que l'on conteste, c'est son importance.
Cependant sans la vie intérieure il n'y aurait pas de vie extérieure. Sédir s'est attaché à pousser ses amis à  l'action,
à l'action la plus large, la plus belle qui puisse être ; il les a encouragés à se donner de la peine, à accomplir leur tâche le plus parfaitement possible dans la famille, dans la société; il les a exhortés à se dévouer, à aimer et à servir le prochain pour l'amour de Dieu. Toute sa vie, toute son œuvre sont un appel irrésistible à l'action.
Mais il les a également rendus attentifs à ce que la vie intérieure est le support obligatoire de la vie extérieure. C'est par l'intérieur que nous prenons conscience de l'extérieur: le pivot de notre vie est intérieur. Les sensations, nous ne les saisissons qu'in-térieurement Nos actes sont d'abord en nous avant d'être au dehors. Il en va de même dans le domaine spirituel ; Dieu est assurément dans la nature, dans les événements, mais il est surtout sensible, tangible dans les profondeurs mystérieuses et cachées de la
conscience; c'est dans le sanctuaire intérieur que la voix de Dieu se fait entendre.
Dans la solitude l'homme retrouve l'image de Dieu à laquelle il fut créé et il perçoit la lumière du Père,
du Fils et de l'Esprit. Dans la solitude l'homme en-tend les paroles de Jésus, les paroles de la beauté
et de la certitude éternelles; il ressent la vérité des êtres et des choses; dans le silence, nous avons la
révélation  de la vie. Notre être est dans l'extérieur où il s'agite, notre coeur est dans l'intérieur où il
parle  à Dieu. Par l'intelligence on raisonne sur Dieu. par le coeur on s'unit à Dieu.
 
L'amour c'est quand deux êtres pénètrent ensemble dans le sanctuaire intérieur. Le Maître de Sédir a dit :  « Il faut beaucoup s'aimer pour pouvoir se taire ensemble ».

" Les âmes se pèsent dans le silence comme l'or et l'argent se pèsent dans l'eau pure et les paroles que nous prononçons n’ont de sens que grâce au silence où elles baignent » (1).

Il faut reconnaître que l'existence actuelle, surtout dans les villes, n'est guère favorable à la culture de la vie intérieure. Dans un livre récent (Culture esthétique et Monde moderne),  notre ami L. Emery analyse avec beaucoup de clairvoyance et de profondeur les conditions de la vie de l'esprit dans le monde moderne, les servitudes de la civilisation contemporaine, il a de très belles considérations de pathétiques avertissements.

Aimons, recherchons le silence, le recueillement, la vie intérieure, les sources de la vie. « Demandez et vous recevrez ; cherchez et vous trouverez ; frappez et l'on vous ouvrira ».


(1) Maeterlinck. - Lisez aussi les derniers chapitres des « Forces mystiques et la Conduite de la Vie » : « La parole est entre deux silences comme le temps entre deux éternités, comme l'espace entre deux infinis ».