Emile BESSON.juillet 1961

LE PRÊTRE JEAN

En retraçant, dans notre précédente chronique, la légende de l'apôtre Thomas, l'un des douze disciples du Christ, nous avons mentionné le Prêtre Jean.

Qui était ce personnage ?

Vers l'an 1120 un archevêque de l'Inde rendit visite au pape Calixte Il et lui raconta, entre autres choses remarquables, que le tombeau de l'apôtre Thomas, où s'accomplissaient de grands miracles, se trouvait dans une île peu éloignée de la capitale des états du Prêtre Jean.

En 1145 le chroniqueur allemand Otto von Freisingen rencontra, à la cour papale de Viterbe, l'évêque syrien de Gaboula, qui lui rapporta qu'aux confins de l'Orient, dans les régions mystérieuses qui s'étendaient au delà de la Perse et de l'Arménie, existait un prince chrétien, à la fois roi et prêtre, nommé Jean. Ce monarque descendrait des Rois Mages et régnerait sur un empire fabuleusement riche qu'il aurait constitué aux alentours de 1140. Il appartiendrait à la secte hérétique des Nestoriens, niais il serait capable de rentrer dans le sein de l'Eglise romaine et de seconder les Croisés dans leur lutte contre les sectateurs de Mahomet.
 

Vingt ans plus tard, le médecin Philippe, revenant d'Asie, entretint le pape Alexandre 111 de l'énigmatique personnage, tellement qu'en 1177 le souverain Pontife le chargea d'une lettre qu'il le pria de faire parvenir « à son fils en Christ le plus cher, au célèbre et tout-puissant roi des Indes, au très saint prêtre jean ».

La lettre resta sans réponse; mais la légende du prêtre-roi se précisa à tel point qu'en 1245 le pape Innocent IV lui envoya une ambassade.

Aucun être n'a jamais pu dire qu'il a vu le mystérieux souverain. Pourtant celui-ci aurait adressé à l'empereur byzantin Manuel Comnène (1143-1180) une lettre autographe, que celui-ci aurait communiquée à l'empereur Frédéric Barberousse, lequel l'aurait fait traduire du grec en latin.

Le Prêtre Jean y donne les détails les plus circonstanciés sur sa religion, son royaume, son gouverrernent, les peuples et même les bêtes vivant sous son sceptre. Voici les premières lignes de ce document :
«... Nous vous faisons savoir que nous adorons et croyons en le Père, le Fils et le Saint-Esprit, qui sont trois personnes en une seule déité et en un seul vrai Dieu. Si rien voulez que faire nous puissions, mandez-le-nous. Car nous le ferons de très bon coeur. Et si vous voulez venir par deçà, en notre terre, pour le bien que nous avons ouï dire de vous, nous vous ferons seigneur après nous et vous donnerons grande terre et seigneurie et habitations ».

Plus loin il déclare que 72 rois lui versent tribut, qu'il est servi par des rois, des princes et des comtes, que les fleuves de ses états roulent des pierres précieuses. Mais dans son empire il n'y a ni propriété; la paix y règne. Tout appartient à Dieu et à son grand prêtre.

Celui-ci officie couronne en tête « parce que c'est couronnés que les trois Rois Mages apportèrent leurs présents à Jésus-Christ ». Quand il parcourt ses états, il fait porter devant lui « une croix de bois en mémoire de Notre Seigneur Jésus Christ et aussi un bassin d'or plein de terre en signe que nous sommes tous venus de la terre et qu'il nous faut en terre retourner, et faisons porter un autre bassin tout plein d'or pour démontrer que nous sommes le plus puissant roi du monde et le plus digne ».

La lettre se termine ainsi: « Sachez que tout ce que nous avions écrit est vrai comme Dieu est. Et ne mentirions pour rien, car Dieu et saint Thomas nous confondraient et perdrions nos dignités. Si vous voulez de nous quelque chose que nous puissions, mandez-le-nous, car nous le ferons de très bon coeur et nous prions que vous nous rendiez réponse par le porteur de la présente lettre... En priant Notre-Seigneur qu'il vous accorde de persévérer en la grâce du Saint-Esprit. Donné en notre saint palais, l'an de notre nativité cinq cent et sept. Cy finist le Prêtre Jean. Laus Deo. Amen ».

Cette lettre eut, dans tout l'Orient et plus encore en Europe, un immense retentissement. Du XII° siècle jusqu'à la fin du XVI°, le monde occidental fut ébloui par l'être quasi surnaturel qu'était le Prêtre Roi. Les princes fondèrent des espoirs merveilleux sur son omnipotence. Mais surtout les peuples ruinés par les guerres, asservis par des despotes, vivant dans la constante angoisse d'invasions, de pillages et de dominations étrangères, ouvraient leur cœur à la miraculeuse nouvelle. Pour la première fois depuis les temps enchantés du jardin d'Eden, après des siècles de luttes et d'agonies où le fort écrasait le faible, on parlait d'un immense empire, le plus puissant, le plus fastueux qui fût, un empire pacifique ne nourrissant pas d'ambitions territoriales, n'exerçant aucune pression sur ses voisins, ne se livrant à aucune propagande idéologique, un empire où tous vivaient en paix, où nul ne se croyait supérieur aux autres, où régnaient la compréhension mutuelle, la véritable fraternité sous l'égide d'un souverain exceptionnel, proclamant que, s'il était le plus grand des rois, il n'était devant Dieu qu'un simple prêtre.

Dies papes, des souverains: saint Louis, Henri IV d'Angleterre, Alphonse V d’Aragon, jean II de Portugal, d'autres encore essayèrent d'entrer en relations avec le Prêtre jean et lui envoyèrent des messagers. En 1414 le concile de Constance attendit ses ambassadeurs. Des prêtres, des diplomates, des explorateurs comme Marco Polo, Bartolomeu Dias on Pedro de Covilham parcoururent terres et mers à la recherche de l'introuvable Majesté. Au début du XVI° siècle, Alfonso d'Albuquerque, vice-roi des Indes pour le compte du roi de Portugal, se déclara assuré de l'alliance du Prêtre jean pour une croisade organisée par le cardinal Cisneros, archevêque de Tolède.

Quel degré d'authenticité peut-on accorder à la lettre du Prêtre jean ? Serait-elle une fiction destinée à extérioriser, à l'usage des souverains de cette époque, un idéal politique et social que quantité de gens portaient en eux, mais à la réalisation duquel personne ne pouvait croire ?

La légende du Prêtre jean rassemble, croyons nous, les éléments de diverses légendes qui ne sont elles mêmes que des faits historiques déformés par la tradition orale populaire. L'existence du paradis terrestre localisé dans une région située entre l'Indus et le Gange et sur l'emplacement de laquelle des précisions peuvent être déduites de données astronomiques contenues dans le Ramayana et le Mahabharata, ce Paradis n'étant autre chose qu'un état social organisé sur la loi organique de la Trinité, dont F.-Ch. Barlet a donné l'exposé le plus clair dans sa Sociologie synthétique; l'existence de Ram le grand théocrate préhistorique ; l'existence de centres de sagesse ésotérique situés les uns dans le Tibet, les autres vers le Nil supérieur, centres que le manque d'informations a fait considérer au moyen âge comme chrétiens; l'existence d'animaux extraordinaires, dont quelques races ont vécu physiquement sous d'autres années platoniques, et quelques autres n'ont encore existé que dans l'invisible; le souvenir légendaire d'une Atlantide; l'idée d'un empire universel, que les Rose-Croix du XVII°siècle devaient reprendre, et que nous voyons resurgir aujourd'hui du fond de l'Asie vers la malheureuse race slave; tous ces souvenirs mêlés aux aspirations immémoriales des foules, entretenus par la soif inextinguible du merveilleux, revivifiés par les intuitions obscures de l'avenir de l'humanité: voilà les éléments de la légende du Prêtre jean.

Pour nous, nous considérons avec émotion ces élans populaires, parce que nous croyons, nous savons, nous sommes certains que l'avenir qui attend l'humanité dépassera de loin les rêves les plus beaux des poètes, comme les espoirs les plus positifs des sociologues.