L'ESPRIT D'INQUIETUDE

Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous serez vêtus. La vie est plus que la nourriture et le corps plus que le vêtement. Regardez les oiseaux du ciel ; ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n'ont ni cellier ni grenier; cependant Dieu les nourrit. Ne valez‑vous pas beaucoup plus qu'eux ? Considérez les lys, comme ils croissent; ils ne travaillent ni ne filent cependant je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n'était pas vêtu comme l'un d'eux. Ne vous mettez donc pas en peine de ce que vous mangerez et de ce que vous boirez et n'ayez pas l'esprit inquiet. Tout cela, les païens s'en préoccupent; mais votre Père sait bien que vous en avez besoin. Cherchez seulement son Royaume et tout cela vous sera donné par surcroît. (Luc XII, 22‑24, 27).­

Ces paroles du Christ sont un sujet d'étonnement, même de scandale pour la raison. Ne sont elles pas la condamnation du travail et de la prévoyance ? ne prônent elles pas l'inaction et l'insouciance ?

N'est il pas naturel que nous disions : Que mangerons nous, que boirons nous, de quoi serons nous vêtus ? N'est il pas naturel que nous travaillions pour notre nourriture et pour la nourriture de ceux que Dieu nous a donnés ? Dieu n'a t‑Il pas dit au premier homme : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton visage ? ».

Le souci du pain quotidien commande toute notre vie, notre activité et notre morale. Le but suprême de l'homme est d'assurer sa vie terrestre par son travail, par une organisation judicieuse, par une activité aussi rémunératrice qu'il est possible, par une prudence intelligente, par l'économie encore que cette vertu ne soit plus guère en vogue de notre temps.

Il est bien évident qu'un tel programme implique nombre de problèmes à résoudre, nombre d'imprévus à envisager, et qu'il est difficile de le réaliser sans être aux prises avec l'inquiétude.

Et voici que le Christ déclare que tous ces soucis, ce sont les païens qui s'en préoccupent ‑ les païens, c'est‑à‑dire non pas ceux qui ne croient pas en Dieu, mais ceux qui se comportent comme s'il n'y avait pas de Dieu.

Cette parole nous trouble ; pourtant nous sentons bien qu'elle doit être prise à la lettre. Nous qui nous disons chrétiens, nous qui croyons au Christ, nous pensons que Ses paroles sont vraies, même si au premier abord elles nous surprennent. Et cependant lequel d'entre nous se comporte comme si véritablement il les croyait vraies ?

Car il y a deux types d'humanité : celle qui s'inquiète de tout et qui gâte le présent par le souci plus ou poins imaginaire de l'avenir, et celle qui ne s'inquiète de rien et qui laisse couler la vie dans l'insouciance et la contemplation. Les deux atti­tudes sont aussi mauvaises l'une que l'autre. Ce qui cause l'inquiétude, c'est le manque de confiance en Dieu ; ce qui cause l'insouciance, c'est l'oubli de Dieu.                                                                                                                                       1

« Regardez les oiseaux du ciel ; regardez les lys des champs ». A qui le Christ dit‑Il ces paroles ?

A Ses disciples et à ceux qui veulent être Ses disciples. Ses disciples, c'est‑à‑dire ceux qui, comme le dit l'Evangile, « ont tout quitté et L'ont suivi » ; à ceux qui sont réellement devenus des enfants de Dieu. Ils ont entendu l'exhortation du Christ : « Cherchez le Royaume de Dieu (dans le texte parallèle de saint Matthieu ‑ VI, 33 ‑ il est dit : « Cherchez premièrement, cherchez avant toutes choses le Royaume de Dieu »).

Sédir explique que l'oiseau trouve sa nourriture et celle de ses petits parce qu'il réalise de tout son pouvoir sa fonction d'oiseau ; que la fleur reçoit aussi sa nourriture et le plus splendide vêtement parce qu'elle réalise, de toute la force de ses racines et de ses feuilles, sa fonction de fleur. Et il ajoute : « L'homme, sa fonction propre, ce n'est pas de bâtir, de fabriquer, de parler ; cela, ce sont des formes de sa fonction. Sa fonction caractéristique, c'est de chercher, c'est de réaliser le Royaume de Dieu ; c'est d'accomplir la loi de Dieu, c'est d'obéir au Christ ».

Et l'on comprend que ceux dont la vie est tout entière tournée vers la recherche du Royaume de Dieu n'ont plus ni le temps ni le goût de s'occuper d'eux‑mêmes, de leur nourriture, de leur toilette. Et l'on comprend également que, lorsque le Christ les compare aux oiseaux du ciel et aux fleurs des champs, Il n'emploie pas une belle et poétique image, mais Il exprime véritablement leur ligne de conduite.

Cette ligne de conduite, le Christ l'a suivie, le premier. Avant de commencer Son ministère, le Christ fut tenté par le Diable et la matière de cette première tentation fut précisément la nourriture. Le Tentateur dit à jésus : « Ordonne que ces pierres deviennent des pains ». Et il est à remarquer que la parole du Christ répondant au Séducteur : « Ce n'est pas de pain seulement que vivra l'homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » est semblable à celle qu'Il donne comme instruction à Ses premiers disciples « Ne vous inquiétez pas pour votre nourriture cherchez seulement le Royaume de Dieu ».

Ainsi donc, aux « païens » que ronge le souci des biens matériels, le Christ oppose Ses amis dont la devise est : Que votre Règne arrive. Nous voici bien loin de l'insouciance et de l'inquiétude. Tout l'Evangile est inclus dans les paroles qui font le sujet de notre méditation. Le Christ propose au monde un idéal de vie très précis, qui exige beaucoup d'énergie et beaucoup de ténacité : travaillez à acquérir les biens qui demeurent, au regard desquels les autres biens, si nécessaires soient‑ils, ne méritent pas d'être recherchés par les enfants de Dieu, parce que le Père sait qu'ils en ont besoin et qu'Il les leur donne par surcroît.

Au surplus, les soucis sont d'autant plus superflus qu'ils sont inefficaces : « Qui de vous, dit encore le Christ, peut par ses soucis surélever sa taille d'une seule coudée ? » et Il ajoute : « Si vous ne pouvez pas même faire les plus petites choses, pourquoi vous inquiétez‑vous des autres ? ».

Prévoir le malheur ne l'écarte pas et ne le rend pas plus supportable. Et puis, nous ne savons pas ce qui nous est bon. Que de circonstances dont la pensée nous avait effrayés et qui nous ont apporté de la lumière et de la paix !

Dieu, qui nous a donné le plus, à savoir la vie, le corps, donnera plus certainement encore le moins, c'est‑à‑dire le moyen d'entretenir la vie, de vêtir le corps.

« Regardez les oiseaux du ciel, regardez les lys des champs ». Nous avons rencontré des pauvres des malheureux qui ne savaient pas de quoi demain serait fait et qui gardaient une bouleversante séré nité. Nous avons connu des malades qui inter rompaient leurs gémissements pour remercier Dieu des secours et des grâces qu'ils recevaient. Nous avons vu des mourants dont le visage était éclairé par la lumière céleste.

Nous nous souvenons de saint Paul, en prison à Rome, attendant le bon plaisir de César pour recouvrer la liberté ou pour subir le dernier supplice et qui écrivait aux chrétiens de Philippes : Ne vous inquiétez de rien.

Nous avons lu des histoires de saints qui avaient tout quitté pour le service de Dieu ; ils ne. s'inquiétaient de rien au monde que de chercher 'le Royaume ; pour le reste, ils laissaient Dieu agir ; et les bêtes leur apportaient leur nourriture. Ces histoires ne sont pas de légendes.

Mon Dieu ! que nous sommes loin

Relevons nous donc ; reprenons courageusement la Route. Et que notre vie dise à Dieu chaque jour Que Votre Règne arrive !

Emile BESSON.juillet 68