LES MALFAITEURS CRUCIFIÉS

Un des malfaiteurs crucifiés l'insultait disant « N'es tu pas le Christ ? Sauve‑toi toi‑même et nous avec toi». Et l'autre le reprenant, lui dit: « N'as tu aucune crainte de Dieu, toi qui subis ce même supplice ? Nous le subissons justement, car nous recevons la peine que nos actes ont méritée, mais lui n'a rien fait de mal ». Puis il dit à Jésus: « Souviens toi de moi quand tu viendras dans ton règne ». Et Jésus lui dit: « En vérité je te le dis, aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis ». (Luc XXIII, 39‑43).

Il me semble que cette scène présente en un raccourci saisissant l'histoire de l'humanité ou plus précisément, l'attitude de l'humanité en face du Christ. Regardons‑la comme si elle se déroulait devant nous. Sûr le chemin qui va du prétoire au Calvaire un cortège s'avance. Ce sont des condamnés que l'on conduit au supplice. Le supplice de la croix était en usage chez plusieurs peuples anciens. Chez les Romains il était réservé aux esclaves et aux criminels. Ce genre de mort était fait pour frapper vivement l'imagination. Il était infligé en dehors des, endroits habités, pour montrer que le condamné était exclu de la communauté et cependant près d'un chemin, afin que le plus grand nombre de personnes puissent en être témoins. On portait devant le condamné ou on lui pendait au cou une plaque blanche où était indiqué son crime. A cette époque il en passait souvent. de ces cortèges ; c'est à peine si le peuple y prêtait attention‑; et même il arrivait que les passants lançaient des sarcasmes, des injures aux condamnés.

Ce jour là, c'est le Christ que l'on mène au Golgotha sous une escorte de soldats, et deux malfaiteurs avec Lui. Quelques personnes 'les accompagnent : des amis du Christ, des bénéficiaires de Ses guérisons, des témoins de Son, enseignement, des gens qu'Il a aimés, qu'il a aidés, encouragés, à qui il a donné l'espérance de la vie. Et Il leur parle avec compassion de leurs peines présentes, de leurs souffrances futures.

Arrivés au haut de la colline, les soldats prennent le Christ, Le clouent sur la croix, puis ils élèvent les deux malfaiteurs sur deux croix, l'un à Sa droite, l'autre à Sa gauche. Et Jésus n 1 ouvre la bouche que pour prier et pour bénir.

Aux moqueries de certains des témoins, les soldats joignent leurs railleries. Pilate avait rédigé lui‑même le texte que portait le condamné et où il avait affiché tout son mépris pour ceux qu'il gouvernait : « Celui‑ci est le roi des Juifs ». Les soldats s'exclament donc : « Si tu es le roi  des juifs, sauve toi toi même ». Eux du moins Lui présentent un breuvage étourdissant. Le Talmud de Jérusalem rapporte que des personnes compatissantes, d'ordinaire des dames de Jérusalem, faisaient préparer à leurs frais ce moyen de soulager un peu les souffrances des suppliciés condamnés à ce que Cicéron appelait le plus cruel et le plus terrible des martyres.

A ce concert d'invectives, un des compagnons de souffrance du Christ fait écho : « Si tu es le Christ, montre‑le en te sauvant et en nous sauvant ». Mais l'autre lui répond : « N'as‑tu aucune crainte de Dieu, toi qui subis ce même supplice ? Pour nous, c'est justice : nous recevons la peine que nos actes ont méritée , mais lui n'a rien fait de mal ».

Cet homme avait entendu les paroles de pardon sorties des lèvres du Christ pendant le chemin de croix et après qu'Il eut été cloué sur le gibet. La soumission du condamné, sa prière pour ses bourreaux avaient fait impression sur son coeur, sur sa conscience. Au contact du Christ il avait vu sa propre misère morale. Mais aussi il avait pressenti une miséricorde qu'il n'avait jamais imaginée et de son coeur avait jailli la supplication qui demande non pas un adoucissement de sa peine présente, mais l'effacement de ses fautes passées  « Souviens‑toi de moi quand tu viendras dans ton règne ».

Dans l'abandon de tous, ce malfaiteur est le seul à faire entendre une parole du coeur. Et Jésus lui répond : «Aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis ».

Le paradis n'est pas au terme d’une route longue et pénible; il peut être ouvert devant un seul geste d'amour, quand ce geste serait celui d'un malfaiteur. Les bourreaux avaient pensé que c'en était fini de jésus, qu'ils avaient fait taire, à jamais ce prédicateur gênant, et voici la revanche de l'Esprit : « Aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis ».

C'est là vraiment qu'a lieu la séparation des assistants de ce spectacle en deux groupes opposés. D'un côté les amis du Christ écrasés par la douleur, contraints au plus désespérant silence, chargeant leur regard de tout l'amour de leurs coeurs pour le porter à la Victime puisqu'ils étaient dans l'impossibilité de Lui rien exprimer. De l'autre, les spectateurs ‑ les indifférents, les curieux, les blasés, les insensibles, les sadiques. Et les sarcasmes et les outrages se font entendre: « Ohé ! Toi qui détruis le Temple et qui le rebâtis en trois jours, sauve‑toi toi‑même, si tu es le Fils de Dieu ! Descends de ta croix ! Ah ! le Christ, l'Elu de Dieu, le Roi d'Israël, qu'il descende maintenant de la croix et nous croirons en lui! Il s'est confié en Dieu, que Dieu le délivre maintenant, s'il veut de lui ».

Au cours de Son histoire le Christ a ainsi soulevé une constante opposition. Selon la parole du vieillard Siméon (Luc 11, 34), Il est un signé de contradiction, une cause de chute ou de relèvement. Les uns saluent en Lui leur ami, leur maître, les autres Le regardent avec indifférence, avec dédain. Les uns laissent éclater leur admiration . les autres Le discutent, essaient de Le rabaisser. Les uns déclarent : « Jamais homme n'a parlé comme cet homme » , les autres affirment « C'est par le démon qu'il chasse les démons ». Les uns veulent Le faire roi; les autres tentent de Le lapider. Les uns chantent « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur » les autres vocifèrent : « Crucifie‑le ! ».

Sur ce monde, le Christ est debout et toute l'humanité doit passer devant Lui. En présence du Christ, l'humanité se divise en deux groupes : ou l'on est avec Lui ou l'on est contre Lui. Devant ‑Lui la neutralité n'est pas possible.

Quelle douleur de passer sans émotion devant le Fils de l'homme ! quelle douleur inexprimable de regarder sans comprendre la croix où meurt le Sauveur du monde

Mais heureux, heureux à jamais ceux qui ont ouvert leur coeur à Son appel et qui ont jeté vers Lui le cri de leur foi et de leur amour : « Mon Seigneur et mon Dieu ! ».

Emile BESSON avril 68.