Le Royaume des cieux est pris par violence et ce sont les violents qui s'en emparent. (Matthieu XI, 12).
La violence est l'arme de l'être primitif. Entouré de forces qui l'écrasent : domination formidable de la nature, concurrence d'êtres semblables à lui, il n'a comme ressources que son instinct et ses muscles. Comprimé par la force du dehors, il réagit par la violence.
Les progrès de la civilisation n'y ont rien fait, sinon perfectionner et accroître indéfiniment la technique et les procédés de la violence. Chez quelques individus, le développement de la conscience, les germes déposés dans les coeurs par les religions, par‑dessus tout par l'Evangile, ont amené un certain adoucissement à la dureté ancestrale. Mais il suffit de peu de chose pour que reparaisse l'être primitif avec sa violence.
Le recours à la violence est un des fondements des gouvernements des peuples. « Si tu veux la paix, prépare la guerre ». La parole fameuse : « La force prime le droit » n'a sans doute jamais été prononcée par Bismarck, mais la réalité qu'elle annonce, le système de politique qu'elle exprime, quel individu, même évolué, quelle nation, même chrétienne, ne les a pas pratiqués ?
Et, pourtant, ces conquêtes que les hommes désirent et pour lesquelles ils font tant de sacrifices, que sont elles, sinon des choses transitoires ? Ils en jouissent un temps, mais ils n'en gardent rien, ils n'en emporteront rien ; la terre que les peuples ont conquise sera un jour leur tombeau.
Le résultat le plus certain de la violence, ce sont des monceaux de ruines, des accumulations de douleurs. Nous avons été témoins dans notre pays ‑ et il y en a eu dans d'autres régions de poignantes scènes de violence. La guerre répand ses atrocités dans notre monde civilisé ‑, nos journaux ont publié récemment des photographies d'enfants appartenant à des régions d'Afrique où sévit la guerre civile; grâce à une mission étrangère, ces petits peuvent manger deux fois par semaine, et ils sont encore des privilégiés par rapport à d'autres enfants, par millions, qui meurent de faim. En vérité, toutes les conquêtes de la violence ne valent pas une seule des larmes qu’elles ont fait couler.
En face du monde qui parle de violence, le Christ parle, Lui aussi, de violence. Et voici Sa parole : Le Royaume des cieux est pris par violence et ce sont les violents qui s'en emparent.
Cela veut dire que le Royaume des cieux, que la Réalité perdurable, ne peut être conquise que par la violence. Mais de quelle violence s'agit il ?
Il ne s'agit pas d'établir par la violence le règne de Dieu sur la terre. L'Evangile met en garde contre les faux Messies, tels judas le Galiléen ou Theudas, que mentionne le livre des Actes (V, 36‑37), qui prétendirent chasser les Romains et restaurer Israël dans sa splendeur passée.
Le Christ ne parle pas ici d'une royauté terrestre, mais du Royaume de Dieu qu'Il est venu annoncer au monde, terme et couronnement de l'évolution millénaire de l'humanité.
Pour entrer dans ce Royaume éternel, il faut user d'une violence divine, non pas contre quelqu'un ou quelque chose, mais contre soi même. Car l'homme doit se mettre en état d'accéder au Royaume des cieux et d'y conduire ceux que Dieu lui a donnés.
Or, le Royaume des cieux est ouvert exclusivement à ceux qui ont le coeur pur. Et l'obéissance à l'Evangile est l'unique chemin qui mène à cette pureté.
Nous sommes donc appelés à forger en nous mêmes l'instrument dont Dieu pourra un jour Se servir. Tâche magnifique, tâche impossible aux seules forces de l'homme; tâche réalisable par la bonne volonté de la créature unie à la grâce toutepuissante du Créateur.
Sainte violence, violence rédemptrice, héroïsme à la mesure de l'idéal poursuivi!
Il faut en effet se forcer pour aimer le prochain, il faut se forcer pour servir le prochain, il faut se forcer pour pardonner, pour rendre le bien pour le mal, il faut se forcer pour fermer la bouche lorsqu'elle veut s'ouvrir pour une médisance, il faut se forcer pour tendre la joue gauche quand la joue droite a été frappée, il faut se forcer pour accepter « comme des enfants obéissants » (1 Pierre 1-14) les épreuves que Dieu nous envoie, il faut se forcer pour se contraindre à aller vers le pauvre honteux qui n'ose pas parler. Se conquérir soi‑même est une entreprise autrement difficile que de conquérir un monde. Et pourtant tous ces travaux ne sont rien d'extraordinaire, saint Paul disait que c'est « le culte raisonnable » que nous devons à Dieu (Romains XII, 1). Le Christ n'a‑t‑Il pas déclaré : « On vous reconnaîtra pour mes disciples si vous aimez les uns les autres » ? Nos efforts les plus héroïques ne sont rien d'autre que le signe de notre bonne volonté.
Révélation si facile qu'un enfant la comprend, observance si difficile que les plus grands saints ne font que s'en approcher.
La violence contre soi‑même, c'est la coursière qui mène directement au Royaume. Heureux ceux qui s'y engagent!
Mais n'oublions pas ce qui nous a été dit nous n'arriverons pas les uns sans les autres.
Emile BESSON. Octobre 68