Quelques-uns des lecteurs de nos "Amitiés spirituelles" nous ont demandé de caractériser le Bouddhisme et d'indiquer les rapports qui peuvent exister entre lui et le Christianisme. Pour déférer à leur désir, nous entreprenons cet examen. Il est à peine besoin d'ajouter qu'il ne s'agit nullement d'échafauder des raisonnements, mais d'esquisser quelques conclusions. C'est par centaines que l'on compte les ouvrages consacres au Bouddhisme : il faudrait un gros volume pour en exposer seulement la substance ; l'indispensable même ne saurait donc être dit dans le peu de place dont nous disposons. D'autre part, il ne peut être question d'opposer les uns aux autres les détails qui, dans le Bouddhisme et dans le Christianisme, peuvent se ressembler : ce serait la matière d'un volumineux ouvrage, car il faudrait préciser les oppositions. Nous voudrions, en quelques traits, donner la physionomie du Bouddhisme et montrer en quoi il est foncièrement différent du Christianisme. Ceux de nos lecteurs qui désireraient approfondir l'étude de ce sujet trouveront le plus grand profit à se reporter aux ouvrages suivants, que nous choisissons parmi les plus récents et les plus autorises.
Aug. Barth : Les Religions de l'Inde dans oeuvres. Paris (Leroux), 1914, tome I, page 1 à 255
René Grousset : Histoire de la Philosophie orientale. Paris (Nouvelle Librairie Nationale), 1923
Paul Masson-Oursel : Esquisse d'une histoire de la Philosophie indienne. Paris (Geuthner), 1923
H. Oldenherg : Le Bouddha. Sa vie, sa doctrine, sa communauté, traduction Foucher. Pans (Alcan), 1894
- 3 édition, 1921 -
Paul Oltramare : Histoire des idées théosophiques dans l'Inde. Tome II Théosophie bouddhique. Paris (Geuthner), 1923
Louis de la Vallée Poussin : Bouddhisme. - Opinions sur l'Histoire de la Dogmatique. Paris (Beauchesua), 1909.
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Avertissement. - Dans les mots sanscrits u se prononce ou ; e = ê ; ai = aï ; au = aou
c = tch ; j = dj ; g est toujours dur ; ñ se prononce à l'espagnole, comme le gn français.
I
Le Révélateur
Nos Evangiles ont été rédigés dans les années qui suivirent la mort du Christ, sous l'inspiration directe de témoins oculaires de sa vie, au lieu que les renseignements concernant la biographie du Bouddha sont de date relativement récente ; les plus anciennes (vies du Bouddha), le Lalita-vistara, le Buddha-carita d'Açvaghosha, datent du premier siècle de notre ère, elles sont donc de plus de 400 ans postérieures aux événements qu'elles rapportent ; aussi n'est-il pas surprenant d'y trouver attribués au Bouddha tous les traits caractérisant les vieux sages et les merveilles qui devaient avoir accompagne la vie d'un Sauveur du monde. Il est par conséquent assez difficile, quand on parle du Bouddha, de séparer l'histoire de la légende.
Voici toutefois ce que l'on peut considérer comme historique. Par opposition à jésus, qui naquit dans une étable, d'une famille pauvre, le Bouddha vint au monde dans la famille princière des Gautamas, appartenant au clan des Çâkyas (les Puissants). Leur domaine s'étendait sur les confins du Népal et de l'Oude, à environ 200 kilomètres au nord-est de Bénarès ; il équivalait, en superficie, à un peu plus de deux départements français et on devait alors, comme aujourd'hui, y cultiver le riz. Le père du Bouddha se nommait Çuddhôdana (celui dont le riz est pur) et sa mère répondait au nom, bien métaphysique, de Mâyâ (l'illusion). Le Bouddha naquit, vers 560 avant notre ère, à Kapilavastu (Lieu rouge ou Sol rouge), ville principale des états de son père ; il se nommait Gautama (en pâli Gotama) et fut connu dans sa jeunesse sous le nom de Siddhârtha (en pâli Siddhatta), "celui qui est arrive à ses fins" (1).
Il dut recevoir l'éducation très soignée des enfants de sa condition. La tradition rapporte que sept jours après sa naissance, sa mère mourut. A l'âge de 29 ans, il abandonna ses parents. sa femme et son fils pour mener la vie errante des ascètes. Après avoir suivi les leçons de différents maîtres en renom, il décida de chercher par lui-même la Lumière. Il se livra aux macérations, mais celles-ci ne lui procurèrent aucune révélation ; il les délaissa. Une nuit qu'il méditait sous un arbre (2), à Gayâ (au Sud de Patna), dit la tradition, il atteignit la connaissance absolue : il était devenu un Bouddha. Il était alors âgé de 36 ans. Pendant quarante-quatre ans, à partir de ce jour, il répandit la bonne parole de la Délivrance, surtout sur les deux rives du Gange, dans la province de Bénarès et dans le pays de Magadha (le Béhar actuel) : il fit son premier sermon à Bénarès et les anciens textes appellent cette première prédication "la mise en mouvement de la roue de la Loi".
A l'inverse du Christ, ce furent des brahmanes philosophes, des princes, des nobles, de riches bourgeois, des savants qui le suivirent. En effet, le Christ faisait uniquement appel au coeur, au sentiment pour le Bouddha, au contraire, le salut ou la perdition dépend de la science ou de l'ignorance ; l'ignorance est, à ses yeux, la racine dernière de tout mal, la science est l'unique pouvoir capable de détruire le mal dans son principe. La prédication de la délivrance était donc un enchaînement de notions et de propositions abstraites, un vaste système de concepts entrelacés de mille manières ; aussi l'essence philosophique de ces discours exigeait-elle des auditeurs cultivés (3). Il menait une vie itinérante et se retirait, pendant les trois mois de la saison des pluies, dans les couvents de moines (vihâra) ou dans l'une des nombreuses demeures offertes à la communauté de ses disciples (sangha) par les riches laïques qui recevaient son enseignement. Là le peuple affluait; il venait même des pèlerins de pays éloignés et aussi des rois, des dignitaires et encore des dialecticiens de toutes nuances.
Ceux-là seuls étaient les disciples du Bouddha (bhiksus, en pâli bhikkhus, "mendiant") qui avaient entièrement renoncé au monde. Ils prononçaient la formule du "triple refuge" : " Je mets mon refuge dans le Bouddha, dans Sa Doctrine et dans la Communauté de ses disciples" ; ils faisaient voeu de ne vivre que d'aumônes, au jour le jour (4). Ils formaient une congrégation d'ascètes et non une association libre de personnes unies par les seuls liens du coeur, comme était le cercle des disciples de Jésus. La vie des bhiksus était réglementée jusque dans ses plus infimes détails. Ils portaient la robe jaune et la tonsure, signes extérieurs du renoncement au monde. Ils ne devaient se livrer a aucun travail, car celui-ci aurait été productif de richesses, aurait engagé dans les soucis terrestres l'aspirant à la perfection et l'aurait distrait de la seule chose nécessaire : la connaissance et l'observation de la Loi. Il n'y avait pas entre eux de distinctions de caste (5) ; tous jouissaient des mêmes prérogatives au sein de la Communauté (6). Il faut dire que presque tous les premiers disciples de Gautama étaient de noble famille ; d'ailleurs, d'après le dogme bouddhique, un Bouddha ne peut naître que dans la condition de brahmane ou de noble. Les moines n'étaient liés à la Communauté par aucun voeu ; ils pouvaient, quand ils le désiraient, la quitter pour retourner au monde et y revenir à nouveau ou demeurer en relation avec elle à titre de laïques.
Le Bouddha et ses disciples se trouvaient forcément en rapport avec des femmes dans les quêtes, dans les repas où ils étaient invité. Gautama considérait la femme comme le piège le plus dangereux tendu à l'homme par le Tentateur. Aussi, pendant longtemps, ne reçut-on dans la Communauté que des hommes. Mais la tradition veut que le Çakyamuni ait cédé, non sans répugnance, aux instances de sa mère adoptive Prajavâtî (en pâlî Pajâpatî) "riche en postérité" et ait créé un Ordre de femmes (bhiksunîs, en pâli bhikhunîs). Toutefois, même les femmes qui s'étaient faites disciples étaient tenues assez éloignées du Maître ; - le Bouddhisme n'a pas connu de Marie de Béthanie - ; Gautama leur faisait parvenir par l'intermédiaire des moines la règle de leur Communauté et cette règle les maintint toujours dans une dépendance complète vis-à-vis des moines. Il nous est dit que le Bouddha retourna voir son père et qu'il le convertit et que son fils Rahûla devint son disciple. A l'âge de 80 ans il eut le sentiment de sa fin prochaine. Il accepta l'hospitalité d'un forgeron nommé Kunda celui-ci lui prépara un repas où entrait de la viande de porc qui le rendit gravement malade. Il continua sa route vers Kuçinagara (en pâli Kusinârâ) ; là il se coucha sous un bosquet d'arbres sâlas et jusqu'à la fin instruisit ses disciples, leur disant que, lorsqu'il ne serait plus là, leur maître serait la loi qu'il leur avait enseignée (7). Sa dépouille fut incinérée aux portes de Kuçinagara par les soins des nobles de la ville (vers 480 avant J.-C.). A cette existence, à laquelle on a pu donner sans exagération le nom d'idyllique, parmi les honneurs et les magnificences (8), il serait difficile de comparer celle du Christ prêchant son Evangile dans l'hostilité des dirigeants et l'incompréhension de ses disciples, seul au milieu des foules et couronnant son ministère par les angoisses du Jardin des Oliviers et le supplice du Golgotha. Toutefois, dans la doctrine l'antithèse est plus frappante encore.
1 ) Son surnom Câkyamuni (en pâli Sakyamuni ) "solitaire de la famille des Cakyas", qui est le plus employé en Occident, n'est guère usité qu'en poésie et dans les textes sanscrits récents. Dans les écrits pâlis, on lui donne le vieux titre de Bhagavat, qui remonte aux temps védiques, et qui signifie Fortuné ; on le rend d'ordinaire par Bienheureux, parfois par Sublime. Il s'appelait lui-même le Tathâgata, terme qui n'était déjà plus clair du temps de Buddhagosha (1ère moitié du Ve siècle après J. -C. ) , car ce docteur en donne huit explications ; on le traduit d'ordinaire "celui qui a marché comme" (les autres Bouddhas) ou : celui qui existe "d'une manière conforme" (sans doute à ses existences antérieures" (Oltrmare) ou encore : "l'Arrivé, le Bouddha parvenu à sortir de la transmigration" (Maason-Oursel) . -Mais son nom le plus habituel est le Bouddha, "l'Eveillé", "l'Illuminé".
2 ) Nommé pippala (ficus religiosa) , sorte de figuier, qu'on appela depuis "arbre de la Bodhi" (illumination) .
3 ) La doctrine du bouddha n'est pas faite pour les enfants ni pour ceux qui leur ressemblent. (Oldenberg, p. 160)
4 ) Il serait intéressant de comparer le monachisme bouddhique et le monachisme chrétien ; toutefois, cet examen n'entre pas dans notre sujet, car si le Bouddha a groupé ses disciples en communautés de moines, le Christ n'a pas institué le monachisme.
5 ) Ce qui ne veut pas dire que le Bouddha ait brisé les liens des castes ; jamais il n'a songé à réformer l'ordre social ; ses moines abandonnaient leur caste parce que les préjugés de caste ne signifient plus rien pour celui qui a renoncé à tout. D'ailleurs, dans tous les pays où le Bouddhisme s'est implanté, le système des castes subsista toujours. l'origine des castes plonge dans la préhistoire ; il y a quatre castes fondamentales : brahmanes ou prêtres ; kshatriyas ou guerriers ; vaiçyas ou gens de commerce, artisans ou agriculteurs ; çûdras ou esclaves ; au-dessous encore sont les parias, les hors caste, rebut de la société.
6 ) Le Bouddha n'a pas eu davantage l'intention d'abolir la caste qu'il n'a eu celle d'abolir le mariage ; ce ne fut que dans les limites de sa confrérie qu'il insista et sur l'égalité sociale et sur le célibat.
7 ) Les ascètes du Brahmanisme se groupaient autour de maîtres (gurus) . L'originalité du Bouddhisme, c'est qu'à la mort du Maître, la Communauté ait subsisté sans chef visible et ne voyant son chef invisible que dans la Doctrine et la Règle.
8 ) Le Bouddha eut toujours une pierre, et mieux qu'une pierre, où reposer sa tête. " (Alfred Roussel : le Bouddhisme primitif, Paris (Téqui) , 1911, p. 337i