CHAPITRE XI



    De l'esprit de Satan et des signes pour le reconnaître. De ses artifices et de ses ruses. De ses diverses illusions. Quelques observations sur le sujet des énergumènes. De l'esprit charnel et mondain.

    I. On attribue à l'esprit de Satan les suggestions qui portent au mal et au vice, qui sont contraires à la vertu, et qui sont éloignées des exemples et de la doctrine de Jésus-Christ, et les mouvements par lesquels la convoitise attire et emporte notre âme à désobéir à la loi de Dieu. C'est pourquoi l'Apôtre témoigne craindre qu'ainsi que le serpent séduisit Eve par ses artifices, nos esprits ne se corrompent et ne s'éloignent de la simplicité de la foi que l'on a en JésusChrist (2. Cor. 11. 3.), c'est-à-dire que nous ne soyons trompés par cet ennemi qui tourne autour de nous comme un lion rugissant, cherchant qui il pourra dévorer (1. Pet. 5. 8.). Ç'a été par ses artifices, ses tromperies et son envie que la mort est entrée dans le monde (Sap. 2. 24.). Il a été précipité du ciel dans l'enfer par un juste jugement à cause de son orgueil. Voyant les hommes destinés à remplir les places du ciel qui avaient été préparées pour lui et pour les autres esprits qui ont suivi sa révolte, il leur a envié cette gloire : et portant nos premiers parents, par ses persuasions artificieuses et cruelles, à manger du fruit défendu, il les a jetés avec toute leur postérité dans la mort du corps et de l'âme. Et voyant que nous sommes héritiers de la faute de nos premiers parents, et que nous avons part à leur chute, il ne cesse point de se prévaloir de notre faiblesse et de notre corruption, et de s'efforcer tous les jours, par ses suggestions secrètes, de nous détourner de la voie de la vertu, et de nous porter à toutes sortes de péchés ; afin de nous entraîner avec lui à une éternelle damnation, si nous manquons à lui résister avec assez de force et de vigilance. Considérons donc avec un extrême soin, dit saint Bernard (Ser. 23. de discret.), de quelle manière nous devons écouter les suggestions de ces esprits malins, et avec quelle indignation nous sommes obligés de les rejeter en détournant nos oreilles pour ne point écouter la chair et le sang, ni la sagesse que la chair et le sang nous révèlent. Il faut aussi que nous étouffions les nouveaux nés de Babylone (Psal. 136. 9.), c'est-à-dire les pensées du monde, en les prenant dès leur naissance et les brisant contre la pierre, et rejetant cet esprit malin avec toutes ses tentations de la vue de notre coeur, et réduisant à rien tous les efforts de cet ennemi. L'esprit de Satan étant contraire à l'esprit de Dieu, il est aisé de le reconnaître par les choses que nous avons dites de cet Esprit saint. Car, comme dit Platon (In Phoedone.), le bien et le mal étant opposés, on en doit juger par leur opposition. Mais parce que cet ennemi, si artificieux et si trompeur, a une infinité de finesses et de stratagèmes pour s'efforcer de nous tromper et de nous renverser, en sorte qu'à peine on les peut nombrer, il faut en traiter en particulier, afin que chacun puisse les découvrir et les éviter autant qu'il est possible. Certainement c'est une grande entreprise, et qui surpasse beaucoup mon pouvoir ; mais les saints Pères m'ont donné des forces et de la confiance dans mon ignorance et dans ma faiblesse ; parce qu'étant instruits des artifices de Satan, ils nous ont laissé des enseignements pour reconnaître ses filets et ses piéges. Nous les allons rapporter ici.

    1. Satan n'attaque pas toujours ouvertement un homme en lui enseignant la fausseté et en le poussant au mal : car quelquefois il dresse des embûches, se cachant et se transfigurant en ange de lumière (2. Cor. 11. 14.) ; et il a l'adresse de le pousser au vice sous l'apparence du bien. Il n'est pas sans doute difficile de le reconnaître quand il nous attaque ouvertement. Car les suggestions fausses et méchantes se font reconnaître d'elles-mêmes aux plus ignorants. Mais de découvrir ses déguisements et ses impostures, lorsqu'il nous dresse des embûches sous des prétextes de bien et des apparences spécieuses ; lorsqu'il substitue artificieusement le vice en la place de la vertu, et le mal en la place du bien, c'est ce qui est extrêmement difficile. Nous voyons beaucoup d'exemples funestes et lamentables de gens qui ont été misérablement trompés par ses artifices. Cassien rapporte (Coll. 2. c. 5 , 7 et 8.) comme cet esprit méchant persuada à un solitaire de se jeter dans un puits, l'assurant que le mérite de ses vertus et de ses travaux l'exemptait de toutes sortes de périls. Il a poussé autrefois un homme à tuer son propre fils par le prétexte d'imiter l'obéissance d'Abraham. Un homme a été tellement trompé par les artifices de cet ennemi, qu'il s'est abandonné, par une chute déplorable, au judaïsme et à la circoncision. Cet esprit superbe enfla tellement d'orgueil un ermite nommé Valens (Pall. c. 31.), par de fréquentes apparitions, qu'il lui fit croire qu'il communiquait avec les anges, et qu'il se fit adorer par lui sous la figure de Jésus-Christ.

    Il n'y a point de plus puissant remède contre ces vices si artificieux de l'ennemi que celui que donne Cassien (Coll. 2. c. 10.), et dont nous avons souvent parlé, qui est de rapporter à l'examen et au jugement des plus sages, non seulement ce que l'on doit faire , mais encore ses propres pensées ; afin que ne se fiant point à son propre jugement, on suive les sentiments et les décisions de ceux en qui l'on doit avoir créance, et l'on reconnaisse par eux ce que l'on doit juger bon, et ce que l'on doit juger mauvais. Cette conduite non-seulement enseignera à marcher au milieu de la véritable voie du discernement et de la discrétion, mais elle nous garantira encore de toutes les embûches et de toutes les tromperies de notre ennemi, sans qu'elles puissent nous instruire. Car aussitôt qu'une pensée mauvaise est découverte, elle n'a plus la force. Et devant qu'on ait prononcé sa condamnation après en avoir fait le discernement, ce serpent cruel et envenimé étant comme tiré de sa caverne obscure et affreuse pour être exposé au plein jour, et se voyant comme diffamé et déshonoré, se retire.

    2. Satan a de coutume de se conduire en cette manière pour détourner les hommes spirituels de l'amour ardent de la vertu. Il leur persuade de négliger les petites choses, afin de les faire ainsi déchoir peu à peu. Voyant qu'ils se négligent et qu'ils ne sont pas assez dans la défiance d'eux-mêmes, il les opprime par diverses occupations qui ne sont point propres à leur vocation, et les tenant comme éloignés d'eux-mêmes, il les conduit peu à peu à des choses qui leur sont étrangères. Ensuite il cherche et tourne tout autour de l'âme, il observe toutes ses inclinations, afin de la combattre par où elle est la plus faible. Le grand saint Léon explique bien cette malice. Notre ancien ennemi, dit-il (Ser. 7. de Nat.), tend de tous côtés ses filets pour nous tromper et pour nous surprendre. Il sait à qui il doit présenter les tentations des plus violentes cupidités ; à qui il doit suggérer les tentations de l'intempérance ; contre qui il doit employer les attraits de la volupté ; en qui il doit répandre le venin de la haine et de l'envie. Il sait qui il doit entreprendre de troubler par la tristesse ; qui il doit tromper par la joie ; qui il doit accabler par la crainte ; qui il doit séduire par des choses éclatantes et admirables. Il examine les habitudes de chacun ; il reconnaît à quoi l'on s'applique et l'on se porte davantage ; et il cherche ainsi les moyens de nuire à chacun par les choses pour lesquelles on a plus de pente et de passion. Enfin comme un ennemi assiégeant une ville l'attaque toujours par le coté qu'elle est plus faible, ainsi cet esprit méchant et artificieux attaque toujours l'âme par où elle est moins capable de se défendre.

    3. Les suggestions de Satan d'abord apportent de l'assurance ; mais dans la suite elles produisent la défiance du secours divin, et le désespoir. C'est pourquoi il est important d'apercevoir ses tromperies au commencement de la suggestion, et de résister de toute la force de son âme à ses premiers efforts ; de crainte que devenant plus audacieux par notre langueur et nôtre lâcheté, il ne nous surmonte et ne se rende le maître de notre coeur.

    Comme il y a deux genres d'hommes, savoir les bons et les méchants, cet ennemi suscite dans les bons des scrupules et des peines, et dans les méchants des dispositions qui tendent aux plaisirs des sens. Il attaque les uns âprement, en excitant en eux des tumultes et des troubles ; mais il vient aux autres d'une manière agréable, douce, et n'employant rien qui ne soit propre à les gagner. Et la raison de cette différente conduite se doit prendre des différentes dispositions des âmes. Car cet esprit se présente à une âme qui lui est contraire avec une espèce de bruit et d'agitation qui se peuvent facilement connaître. Mais il approche d'une âme qu'il trouve lui être conforme d'une manière paisible et sans aucun effort comme venant dans sa propre maison, qui lui est toujours ouverte.

    Voilà quels sont les commencements des mauvaises suggestions. Mais dans la suite cet ennemi trompeur ne laisse pas de troubler les méchants après les avoir abordés par des caresses, et de répandre en eux comme des ténèbres affreuses ; car la tranquillité ne saurait être où Dieu n'est point. Ainsi cet ennemi poussa Judas
à vendre Notre-Seigneur Jésus-Christ. Mais aussitôt que cet infidèle disciple eut commis cette exécrable perfidie, il le jeta dans le dernier désespoir de son salut. Il est donc très-nécessaire de résister aux commencements, comme nous l'enseigne saint Augustin. Il vous vient dans l'esprit une pensée illicite, dit ce Père (In Ps. 103. conc.4. ante med.), ne vous y arrêtez point, n'y consentez point. Cette pensée est la tête du serpent. Écrasez sa tête, et il ne pourra plus vous nuire. Qu'est-ce que cette tête du serpent ? C'est la suggestion que vous devez mépriser. L'ennemi nous suggère l'occasion d'un gain fort grand. Il dit à votre coeur : Si vous faites cette tromperie, vous en deviendrez riche. Voilà la tête du serpent. Ne différez point de l'écraser. Qu'est-ce que l'écraser ? C'est mépriser la suggestion. Il est vrai que la tentation vous propose une grande somme d'or : Mais que servirait à un homme de gagner tout le monde, et de perdre son âme (Mat. 16. 26.)? Dites de tout votre coeur, que vous aimez mieux voir périr tous les gains du monde que de vous perdre vous-même. Par cette résolution vous avez observé où était la tête du serpent, et vous l'avez écrasée. Ce serpent, qui est le démon, observe toutes vos démarches. Il prend garde attentivement quand vous sortez de la voie de Dieu. Observez ses suggestions à leur abord, comme il observe vos faiblesses et vos chutes. Si vous penchez, vous tomberez; si vous tombez, cet ennemi sera votre maître. Mais afin de ne point tomber, ne sortez point de la route. Dieu vous a marqué et préparé un chemin étroit. Tout ce qui est hors de ce chemin n'est propre qu'à vous faire tomber. Jésus-Christ est tout ensemble et la lumière et la voie. Si vous vous éloignez de lui, vous ne serez ni dans la lumière ni dans la voie.

    4. Job a dit, parlant du démon sous le nom de Léviathan (Job. 41. 12.) : Son haleine allume les charbons, et la flamme sort de sa bouche. Ce que saint Grégoire-le-Grand explique ainsi (L. 33. Mor. c. ult.) : L'haleine de Léviathan allume des charbons toutes les fois que ses suggestions secrètes attirent fortement les hommes à des passions illicites. Il allume dans les uns les flammes de l'orgueil, dans les autres les flammes de l'envie, dans les autres les flammes de la sensualité, dans les autres les flammes de l'avarice. Il alluma les flammes de l'orgueil dans l'âme d'Eve, lorsqu'il la porta au mépris de l'exprès commandement de Dieu. Il alluma les flammes de l'envie dans l'âme de Caïn, lorsqu'il lui fit avoir de la douleur de ce que le sacrifice de son frère était agréable à Dieu, et qu'il se porta jusqu'à le tuer. Il alluma les flammes de l'impureté dans le coeur de Salomon, lorsqu'il l'asservit à cet amour des femmes qui le conduisit jusqu'à l'idolâtrie, en l'engageant à s'abandonner aux plaisirs sensuels jusqu'à oublier le respect qu'il devait à son Créateur. Il alluma le feu de l'avarice dans le coeur d'Achab, lorsqu'il le poussa à désirer impatiemment une vigne qui ne lui appartenait pas, et que cette cupidité porta ce roi jusqu'à commettre un homicide. Et la flamme sort de sa bouche. L'instigation avec laquelle il se fait entendre à notre âme secrètement, est la flamme qui sort de sa bouche; parce que l'âme est enflammée de désirs quand elle est excitée par ses suggestions. Enfin ce Père conclut que celui qui ne veut recevoir aucune atteinte de ces flammes si brûlantes de Satan, doit recourir sans cesse à l'oraison et aux gémissements ; parce que rien n'éteint plus vite les flammes des tentations que l'eau des larmes.

    5. Le démon étant le roi des superbes est l'ennemi et l'adversaire de Jésus-Christ, et ne suggère que des choses contraires aux exemples et à la doctrine de ce  Sauveur. Saint Grégoire fait observer la différence terrible qui se trouve entre l'orgueil de cet auteur de la  mort, et l'humilité de ce Créateur de la vie, en ces termes(L. 34. Mor. c. ult.) : Le Seigneur dit par la bouche du Prophète-Roi : Mon âme est remplie de maux, et ma vie est toute proche du tombeau (Psal. 87. 4.) ; le démon dit : J'élèverai mou trône au-dessus des astres du ciel (Isa. 14. 13.). Le Sauveur dit : Je suis un ver, et non pas un homme ; je suis l'opprobre des hommes, et l'abjection du peuple (Psal.21. 7.) ; le démon dit: J'établirai ma séance sur la montagne du testament du côté de l'aquilon. (Isa. 14. 13.) Le Sauveur étant Dieu par sa nature n'a point cru que ce fût pour lui une usurpation d'être égal à Dieu (Phil. 2. 6.) : et il s'est néanmoins anéanti lui-même en prenant la nature et la condition des esclaves (Ibid. 2. 7.) ; et le démon dit au contraire : Je monterai au-dessus des plus hautes nuées, et je deviendrai semblable au très Haut (Isa. 14. 14.). Jésus-Christ s'étant exposé aux crachats, aux soufflets, à toutes sortes d'outrages, à la couronne d'épines, à l'ignominie et à la mort de la croix, avertit tous les fidèles, qui sont ses serviteurs et ses membres, de suivre l'exemple de ses humiliations et de ses souffrances (Joan. 12. 26.) ; au contraire le démon n'enseigne autre chose aux âmes qui lui sont soumises que d'aspirer au comble de l'élévation; que de surpasser par la vanité de leur cœur tout ce qui leur est égal ; que de s'élever au-dessus de tous les hommes par un excès de présomption, et même de s'élever au-dessus de la puissance du Créateur, selon ces paroles de David : Ils n'ont pensé et n'ont dit que des choses mauvaises, ils ont vanté leur iniquité comme s'ils étaient au-dessus de tout (Ps. 72. 8.).

    II arrive par cette opposition qui se trouve entre Jésus-Christ et Satan, que ceux qui prêtent l'oreille aux suggestions de cet ennemi sont audacieux et superbes ; méprisent leurs égaux ; ne supportent les répréhensions qu'avec beaucoup de peine ; n'aperçoivent point leurs propres défauts et leurs passions, ne veulent point s'en corriger, et sont faciles à se diviser des autres, et à vivre en inimitié et en querelle avec tout le monde.

    6. Quelquefois Satan exhorte un homme à la vertu ; mais il l'excite aussitôt contre cette même vertu par les suggestions importunes, en lui représentant beaucoup de difficultés, afin qu'après lui avoir ôté toute espérance d'acquérir la vertu qu'il lui avait proposée, il le jette dans l'oisiveté et l'inutilité, et le tienne toujours dans la défiance de son salut. Cette tentation arriva plusieurs fois à la bienheureuse Catherine de Boulogne, à laquelle le démon se présentait sous la forme de Jésus-Christ crucifié, et sous la forme de la Sainte Vierge, en lui recommandant extrêmement une prompte et aveugle obéissance, et lui mettant ensuite dans l'esprit diverses peines et divers jugements contre les commandements qu'elle recevait, et lui suggérant plusieurs difficultés à obéir sous le prétexte d'un plus grand bien. Cette sainte personne croyant que toutes ces dispositions étaient de l'esprit de Dieu, et que les visions qu'elle avait venaient véritablement de lui, serait tombée dans plusieurs erreurs, si la défiance qu'elle avait d'elle-même, et son humilité ne l'eussent garantie du péril, en la portant à rendre toujours compte de ses pensées à son supérieur, comme elle le rapporte dans le livre des sept armes.

    Richard de saint Victor décrit en cette manière cette tromperie si artificieuse du démon (In Cant. c. 17.) : Les démons cachent quelquefois le mal sous l'apparence du bien, et excitent à de bonnes choses pour conduire à celles qui sont mauvaises. Ils trompent aussi par une fausse dévotion, en portant à des oraisons et des méditations, et produisant des affections, des douceurs et des larmes, pour engager ou dans l'erreur ou dans la présomption, ou pour faire excessivement affaiblir le corps. Ils sollicitent des personnes à avoir du zèle pour le salut des autres. Ils les excitent et les enflamment à travailler à la conversion et à l'édification de gens fort éloignés, afin de leur ôter la paix du coeur, et de les détourner de penser, autant qu'ils le doivent, à leur utilité et à leur salut propre. Quand donc quelques suggestions nous portent à entreprendre des choses qui de soi sont bonnes, nous devons examiner s'il ne s'y mêle point quelque indiscrétion et quelque tromperie de l'ennemi ; si notre entreprise est accompagnée d'une crainte et d'une précaution raisonnable ; si l'ostentation ou l'amour de la louange ne se glisse point dans ce que l'on fait ; si l'on n'y est point poussé par quelque vanité ou quelque légèreté.

    7. L'esprit malin garde cette coutume pour nous tromper, de nous faire paraître que ses suggestions ne nous portent qu'à de bons et de saints désirs, et qu'à entretenir de saintes pensées dans notre âme. Mais aussitôt il attaque les hommes adroitement et secrètement, et les trompe misérablement par ses artifices. Car il répand peu à peu le venin dans leur âme, et il jette dans des ténèbres horribles ceux qu'il avait remplis de fausses lumières.

    Le sentiment de Diadoque est que le démon répand quelquefois en l'âme l'impression d'une lumière apparente et fausse : ce qui en a, dit-il (C. 36), trompé plusieurs. Car si l'on reçoit quelque sorte de douceur et d'onction par cette lumière trompeuse, elle ne passe pas les sens, et elle élève l'âme à des sentiments de vanité et de bonne estime de soi-même. Pareillement cet esprit enclin suggère quelquefois beaucoup de vérités dans l'esprit pour faire recevoir du moins un mensonge par lequel il puisse tromper. C'a été par ces artifices que les hérétiques ont été déçus, et qu'ils ont trompé beaucoup de personnes, selon que le témoigne saint Athanase. Les hérétiques, dit-il (Disput. 1 adv. Arianos.), imitant Satan qui est leur père, prennent la forme des anges de lumière, et usent d'un langage qui les fait paraître n'avoir que des sentiments tout à fait droits. Et après qu'ils ont fait croire que cela est ainsi, ils conduisent les personnes qui ont eu le malheur de se laisser surprendre par leurs artifices, à divers sentiments éloignés de la parole de Dieu. Il sera donc extrêmement utile, pour reconnaître la malignité de leurs suggestions, d'examiner a quelle fin elles tendent. Car, comme nous l'enseigne saint Augustin (Enchir. ad. Laur. c. 60.), lorsque le démon ne fait que tromper les sens de notre corps, et qu'il ne détourne point notre âme de la vérité et de la justice, selon lesquelles chacun doit régler sa vie, alors la religion et la piété ne sont en aucun péril : ou lorsque feignant d'être un bon ange, il fait les choses qui ne conviennent qu'aux bons anges, ce n'est point une erreur qui soit dommageable ou périlleuse à la foi chrétienne, que de croire que c'est un bon esprit. Mais lorsque par ses routes détournées et trompeuses il commence à nous conduire aux choses qui lui sont propres, il est extrêmement nécessaire de veiller de telle sorte que l'on reconnaisse ses desseins et sa malice, afin de ne se point laisser aller à le suivre.

    8. Ceux qui sont poussés et conduits par un mauvais esprit, ont accoutumé d'être légers, inconstants, turbulents, inquiets, violents, et de ne rien faire avec maturité et circonspection. Ils ne reçoivent conseil de personne. Ils préfèrent leur propre jugement aux instructions et aux sentiments des saints Pères. Ils aiment ceux qui les louent et qui leur applaudissent. Ils haïssent ceux qui les reprennent. Ils se mettent en colère contre les pécheurs, et les corrigent avec impatience et avec des injures. Ils se portent avec précipitation et impétuosité aux choses qu'on leur propose, et ils se cherchent toujours eux-mêmes en tout ce qu'ils entreprennent. Quelquefois ils se glorifient de leurs propres défauts, comme si Dieu les leur envoyait, ou les leur laissait pour conserver en eux l'humilité, négligeant cependant de s'en corriger. Après qu'ils ont dit des fautes, ils se flattent eux-mêmes, par la raison que c'est une chose humaine que de pécher ; ou bien ils se fâchent contre eux-mêmes, et se laissent abattre misérablement par la tristesse sans implorer le secours de Dieu.

    9. Si le démon voit que la volonté de ceux qui servent Dieu est forte et constante, il attaque leur entendement, leur suggérant des pensées sublimes, et des sentiments curieux et relevés ; afin qu'ils s'imaginent faussement être parvenus au comble de la perfection, et que se tenant élevés par la présomption et la vanité, ils négligent la pureté de leur coeur et le soin de mortifier la nature et les passions, et se proposent leur propre sagesse comme l'idole de leur coeur. Ce qui les engage quelquefois de telle sorte par leurs pensées à la considération et à l'estime de cette sagesse, qu'ils méprisent tous les conseils d'autrui, jugeant qu'ils n'en ont aucun besoin.

    Les personnes qui vivent dans cet égarement sont très difficiles à corriger : car si l'œil de l'âme est aveugle (Mat. 6. 23.), il faut que tout l'homme soit dans les ténèbres. Il est donc besoin que celui qui pense être sage, entre dans un état contraire pour devenir sage. Et parce que le démon corrompt peu à peu l'âme de l'homme en commençant par les petites choses et poursuivant par les plus grandes, il faut prendre soigneusement garde à ne lui pas laisser la moindre ouverture par laquelle il se puisse insinuer dans notre âme.

    10. L'ennemi ne cesse point de nous combattre, et de nous exciter au vice en tout temps et en toutes occasions. Mais s'il ne peut faire impression sur notre âme par ses mauvaises suggestions, il tâche au moins de corrompre les inspirations qui viennent de Dieu, en excitant dans notre coeur la complaisance et la vaine gloire. Souvent aussi en remuant nos humeurs il excite dans notre imagination des images horribles, et il représente quelquefois aux personnes les plus saintes les objets les plus infâmes, comme il faisait à sainte Catherine de Sienne. Il a quelquefois remué la langue de quelques personnes pour leur faire prononcer contre leur gré des blasphèmes exécrables, et en a porté d'autres au désespoir par des impressions violentes. Quelquefois il s'abstient longtemps de tenter des personnes de vertu et de piété, ou parce qu'il espère de gagner davantage sur elles par la tiédeur et par la langueur que leur cause la cessation du combat et des contrariétés, ou afin de les attaquer plus facilement et de les vaincre pendant qu'elles sont en assurance et qu'elles ne se tiennent point préparées à résister. C'est ce que nous enseigne saint Grégoire-le-Grand. Souvent, dit-il (Mor. 1. 3. c. 16.), notre ancien ennemi, après nous avoir combattus par les tentations , se retire du combat pour un temps, non pour abandonner la malice qu'il a commencée, mais pour forcer plus facilement parun prompt et soudain retour, auqual on ne s'attendait pas, les coeurs qu'il avait engagés à se croire en sûreté par le repos où il les laissait.

    11. Lorsque cet ennemi si plein d'artifices et de ruses ne saurait renverser une âme, au moins il tâche de la troubler par diverses illusions sous prétexte de vertu et de sainteté. Car d'autant que l'honneur, la commodité, et le plaisir accompagnent les choses spirituelles, cet ennemi renverse quelquefois de telle sorte de certaines personnes, qu'il leur fait chercher par le mouvement de la grâce, leurs intérêts propres, et non pas les intérêts de Jésus-Christ (Phil. 2. 21.). Il en conduit quelques-uns de telle sorte par la crainte du travail et de la peine, qu'il les porte à faire peu de cas des bonnes oeuvres, en leur faisant dire qu'il leur suffit d'avoir l'esprit tout préparé à faire le bien ; que Dieu ne regarde point les oeuvres extérieures, mais la volonté, quoique dans la vérité, ils n'aient qu'un désir de la vertu fort tiède et fort languissant.

Il tient au contraire quelques autres continuellement occupés dans les oeuvres extérieures, en sorte qu'ils n'ont qu'un soin fort léger de travailler à leur intérieur. Ceux qu'il ne peut détourner de la vertu, il les détourne au moins de leurs principales obligations, comme si c'était ce qui leur est moins nécessaire : ou il s'efforce de les engager à ne s'en acquitter que lâchement.

Il excite en quelques-uns une ferveur immodérée et indiscrète, en sorte qu'ils ne sont disposés ni à demander ni à recevoir conseil. Et cette dépravation est plus pernicieuse dans ceux qui par leur condition doivent être soumis à l'obéissance et à la conduite d'autrui. Le remède de ces illusions est d'examiner chacun de ses mouvements pour reconnaître s'il n'y a point quelque tromperie cachée, et de rapporter à Dieu toutes les inspirations de la grâce comme à leur souverain auteur, aussitôt qu'on les a reçues, devant qu'elles soient infectées par les impressions malignes de l'amour-propre : enfin de ne demander ni de désirer aucune élévation, ni rien de sublime, ni des lumières extraordinaires, ni des douceurs intérieures : car ce sont toutes ces choses qui ouvrent l'entrée aux tromperies et aux artifices de Satan.

    12. Le démon excite en ceux qui commencent à servir Dieu un désir ardent et indiscret de travailler à la conversion des autres. Sainte Thérèse enseigne (Dans sa vie, ch. 23.) et prouve par l'expérience, que cette tentation est commune, et qu'elle a été cause à plusieurs d'une irréparable ruine. Car, comme remarque cette Sainte si savante en la vie spirituelle, dans le temps qu'il leur serait nécessaire de s'appliquer à eux-mêmes avec un extrême soin sans penser aux autres, et de considérer attentivement comme il faut qu'ils vivent pour plaire à Dieu, ils sont plus appliqués au salut des autres qu'au leur propre ; et ne pouvant qu'à peine marcher eux-mêmes dans la voie de la vertu, ils ont la hardiesse et l'imprudence de vouloir conduire les autres dans des voies difficiles dont ils n'ont eux-mêmes nulle connaissance ; et ils entreprennent d'élever les autres fort haut, ayant à peine eux-mêmes la force de se maintenir dans le degré le plus bas. Il est certain que ce n'est pas un mal que de désirer la conversion des pécheurs ; mais ce peut être un mal, que d'entreprendre et de s'ingérer de les convertir ; et c'en est un ordinairement si l'on n'y apporte une grande précaution. L'insensé, dit Salomon (Prov. 29. 11.), est prompt à se produire, et répand tout d'un coup tout ce qu'il a dans l'esprit : mais le sage diffère, et se réserve pour l'avenir. Il n'y a point, comme l'enseigne saint Bernard (Ser. 18. in Cant. n. 3. 4.), de degré de compassion et de charité pour parvenir au salut qui soit à préférer à celui que le Sage nous marque en ces ternes : Ayez pitié de votre âne, en vous rendant agréable à Dieu (Eccli. 30. 24.). Si je n'ai, dit-il, qu'un peu d'huile pour mon propre besoin, pensez-vous que je vous la doive donner, et en demeurer privé ? Je la garde pour moi, et je suis résolu à ne l'exposer aux autres que par le commandement du Prophète. S'ils me font d'instantes prières pour en avoir, je leur répondrai : De peur qu'il n'y en ait pas assez pour vous et pour nous, allez plutôt à ceux qui en vendent et en achetez (Mat. 25. 9.). La charité veut premièrement être abondante pour soi-même, afin de le pouvoir être pour tous les autres. Elle garde pour soi autant qu'elle a besoin pour ne manquer à personne. Autrement si elle n'est pas pleine, elle n'est point parfaite. Mais vous, mon frère, qui n'êtes pas encore assez affermi pour votre propre salut ; qui n'avez encore aucune charité, ou qui n'en avez encore qu'une si faible et si chancelante qu'elle se laisse emporter à tout vent comme un roseau, et qu'elle croit à tout esprit, vous qui avez plutôt tant de charité que, passant au delà du commandement, vous aimez votre prochain plus que vous-même, et qui d'autre part en avez si peu, ainsi que vous l'éprouvez en tout ce qui vous regarde : par quelle folie entreprenez-vous, ou vous laisserez-vous persuader de prendre soin de ce qui concerne les autres?

    Ce saint docteur dit encore plusieurs autres choses pour confirmer le sentiment dont je parle, exhortant celui qui commence de ne se point hâter de répandre les vérités et les grâces dont il n'est pas encore plein, mais d'attendre qu'il en soit rempli, et de communiquer ainsi sans se faire préjudice, seulement de son abondance.

    Le démon en séduit quelques-uns par une autre tromperie qui n'est pas moins pernicieuse. Etant à peine entrés dans la voie de la perfection, et sachant que ceux qui sont parvenus au comble de la plus parfaite vertu, jouissent d'une douceur inexplicable, ils sont attirés par cette douceur, et présument par un effort téméraire et précipité de s'élever tout d'un coup à ce qu'il y a de pus haut dans la vie spirituelle, quoiqu'ils n'aient pas encore déraciné leurs mauvaises habitudes, et qu'ils ne soient point encore confirmés dans la vertu. Ils prétendent qu'il faut d'abord aspirer à une union intime avec Dieu ; et ils pensent avoir tout fait lorsqu'ils discourent avec des termes magnifiques, des vérités et des maximes les plus relevées, comme si la perfection consistait dans les paroles et non dans les oeuvres. Que s'il leur arrive inopinément quelque chose de fâcheux, alors ils reconnaissent, mais trop tard, combien ils sont éloignés de la solide et haute vertu à laquelle ils ont osé s'efforcer d'atteindre, n'étant pas encore purifiés de leurs vices, et voulant ainsi se dispenser de passer par les degrés que les saints Pères de l'Église nous ont marqués.

    13. D'autres étant depuis longtemps éprouvés et confirmés dans les exercices de la vie spirituelle, et ayant commencé de goûter combien le Seigneur est doux (Psal. 33. 9.) se laissent tromper misérablement par la vaine confiance qu'ils ont en eux-mêmes, et par des illusions extrêmement subtiles du démon ; et ensuite ils s'exposent témérairement aux périls ; et après avoir commencé par l'esprit ils finissent par la chair, pour avoir négligé la garde de leurs sens. Ils disent qu'ils font toutes choses en Dieu ; qu'ils ne regardent que Dieu dans tout ce qu'ils entreprennent; qu'ils sont indifférents à tout : qu'ils ne font de discernement ni de distinction de rien, et qu'ils sont exempts de toute loi par une dispense divine : et c'est cet égarement qui en a précipité plusieurs dans les erreurs infâmes et détestables des Adamites, des Gnostiques et des Illuminés. Et plût à Dieu que ce siècle fût exempt de semblables exemples ! Ce désordre vient d'un orgueil secret, dont quelques-uns étant enflés et comme enivrés, ils s'abandonnent à leurs sens et aux dispositions de leur sensualité dès les premiers sentiments qui leur viennent de quelques grâces sensibles. Ils ne se retiennent point dans les bornes qui ont été prescrites par l'Église et par la loi de Dieu : et sans s'arrêter aux lois mêmes de la nature, ils s'abandonnent à des péchés abominables, et tombent par l'illusion de Satan ,dans un si exorbitant excès de folie, qu'ils veulent couvrir et justifier leurs plus honteux et plus criminels déréglements par le prétexte d'une révélation divine.

    Les justes, au contraire, vivant dans un esprit d'humilité et étant éclairés par la lumière de la foi, se retiennent dans les limites de l'honnêteté et de la justice, en conservant leur coeur avec tout le soin qu'il leur est possible (Prov. 4. 23.), et pesant les esprits avec une juste balance

    14. Le démon, accompagnant la haine qu'il a contre les hommes d'une infinité de ruses et d'artifices, non seulement les excite au mal par une infinité de suggestions cachées, mais il les attaque quelquefois ouvertement en assiégeant leur corps, en y entrant et en s'en rendant le maître, de telle sorte qu'il y agit comme s'il vivait par lui, et comme si les membres du corps étaient ses organes. C'est pour cela qu'on appelle ces personnes qui sont obsédées ou possédées par les démons, des énergumènes ou des démoniaques. Or cette opération et cette action du démon dans l'homme se fait en deux manières, savoir spirituellement ou corporellement. Le démon opère spirituellement dans l'homme lorsqu'il possède son âme et son coeur, et qu'il y opère en la manière qu'il est dit dans l'Evangile qu'il entra dans le coeur de Judas pour lui suggérer de trahir Notre-Seigneur (Joan. 13. 2. 27.). Il agit corporellement dans l'homme, ou lorsqu'il le tourmente au dehors par diverses peines qu'il lui fait souffrir, ou lorsqu'étant entré dans lui et s'en étant rendu le possesseur, il fait agir son corps comme il veut. Or afin qu'un homme soit véritablement énergumène ou possédé, ce n'est pas assez que le démon le tourmente au dehors comme il a tourmenté Job, saint Antoine et quelques autres Saints ; mais il faut encore que le démon soit dans le corps et qu'il y fasse des opérations visibles.

    Outre le témoignage de l'Écriture sainte et de l'histoire ecclésiastique, le consentement de tous les docteurs et l'expérience propre donnent assez d'assurance qu'il y a véritablement des personnes possédées par les démons. On reconnaît la vérité de ces possessions par les opérations qui les accompagnent, d'autant que les substances spirituelles, selon la doctrine des théologiens, étant très actives par elles-mêmes, opèrent où elles sont présentes. Des manières d'agir de bêtes sauvages, des grimaces affreuses, des cris et des hurlements épouvantables, une immobilité et une insensibilité de membres, une cessation des fonctions de la vie, une agitation violente, et autres semblables impressions sont des signes de la présence des démons dans les corps, dont la plupart néanmoins n'en donnent que des soupçons légers et des doutes. Les marques extérieures dont on tire de plus fortes conjectures, sont des actions tout à fait extraordinaires, comme de se jeter dans le feu ou dans l'eau, s'efforcer de s'ôter la vie en s'étranglant ou en se précipitant, rompre de grosses chaînes de fer, porter des fardeaux dont la pesanteur excède des forces naturelles, proférer des blasphèmes, avoir en horreur de toucher les choses saintes.

    D'autres signes encore plus forts et presque certains, sont de parler les langues étrangères que l'on n'a jamais apprises, de lire, d'écrire, de peindre, de chanter en musique sans avoir jamais rien appris de toutes ces choses ; discourir des sujets les plus relevés sans en avoir jamais été instruit ; découvrir ce qui est caché, lorsqu'il est tellement inconnu qu'on ne le peut savoir par aucune subtilité d'esprit ou par aucune industrie humaine, soit en ce qui regarde le passé, soit en ce qui regarde le présent, soit en ce qui regarde l'avenir ; dire des choses qui se font aux lieux les plus éloignés dans le moment même qu'elles arrivent ; refuser absolument de réciter le symbole des Apôtres, ou quelque autre chose de piété, et de demander pardon de ses péchés ; ne se souvenir point, après que la vexation et l'opération du démon est passée, de ce que l'on a dit, et ne pouvoir répondre aux questions que l'on en fait.

    D'autres auteurs ont écrit abondamment sur ce sujet. Mais ce que je viens d'en dire suffit pour mon dessein.

    13. Parce que Satan a accoutumé de se servir de la chair et du monde comme de ses soldats ou de ses armes, afin de pousser les hommes au mal par ses suggestions, il faut encore ajouter ici quelque chose de l'esprit charnel et mondain. La chair qui est un ennemi domestique et intérieur dont nous ne pouvons être exempts, a toujours des désirs contraires à ceux de l'esprit. Le monde dans lequel il faut que nous vivions nous assiège de toutes parts et ne cesse point de nous attaquer par ses maximes qui appartiennent à Satan. La chair nous suggère toujours la mollesse et la sensualité ; le monde, l'ambition et la vanité. La sagesse de la chair étant ennemie de Dieu ne goûte que les délices des sens. La prudence du monde est toujours occupée à chercher les honneurs et les richesses. Les désirs de la chair sont infinis. Les vaines prétentions du monde sont innombrables. L'esprit de la chair ne suggère que des pensées d'intempérance et de sensualité, et que la recherche des aises du corps. L'esprit du monde nous remplit d'arrogance, de faste, d'ostentation, d'amour des biens, des honneurs et des dignités.

    L'esprit de la chair trompe quelquefois des hommes spirituels en leur inspirant un amour charnel sous des apparences de piété, et sous des prétextes de desseins spirituels. Des âmes saintes ont été quelquefois surprises de ce poison, et sont tombées par des chutes honteuses dans les piéges qui les ont perdues, après avoir été dans une vie toute dégagée des empêchements du monde, et qui les tenait comme élevées jusque dans le ciel. On a vu souvent de ces exemples qui ont causé de grands scandales à plusieursn ; et qui ont fait déplorer la perte de ces personnes.

    Il est cependant facile de reconnaître l'amour charnel ; car le feu se découvre toujours assez par son propre éclat. Et voici comme on peut reconnaître ces affections vicieuses.

    1. C'est une marque d'un amour charnel que de parler peu des choses de bien ; de parler beaucoup de soi et de l'amitié qu'on a l'un pour l'autre ; de se donner réciproquement des louanges ; de s'entreflatter ; d'excuser les vices et les défauts l'un de l'autre.

    2. Avoir de l'inquiétude et de la tristesse de l'absence de la personne qu'on aime, s'informer avec grand soin où elle est, ce qu'elle fait, quand elle sera de retour, si elle n'a point d'affection pour un autre ; avoir des entretiens secrets et à l'écart ; toutes ces choses et divers autres témoignages d'attachement qu'il serait superflu d'expliquer, découvrent assez ce mauvais amour.

    Mais l'amour saint et spirituel ne connaît point tous ces défauts. Il a de la retenue, de la pudeur, de la modestie. Il hait toutes sortes d'amusements. Il retient ses yeux et ses mains. Il évite toutes sortes de familiarités et de libertés. Il ne cherche point les lieux retirés. Il conserve la paix avec toutes sortes de personnes. Il reprend ceux qu'il aime. Il prie pour ses amis. Il ne les aime qu'en Dieu, soit qu'ils soient présents, soit qu'ils soient absents, et il tâche de se rendre tout à fait irrépréhensible.

    Quant à l'esprit du monde, il se fait assez connaître par ses effets et ses oeuvres. Car, comme dit saint Augustin (Hom. 14. c. 6.), l'esprit de ce monde fait les hommes superbes. L'esprit de ce monde rend les hommes enflés de vanités. L'esprit de ce monde fait qu'on pense être quelque chose, quoiqu'on ne soit rien.