SECONDE CONFÉRENCE

 

Le sens spirituel des prophéties.

L’attente messianique.

 

 

Mes Frères, je commence par rappeler en quelques mots les principes que j'ai posés dans la conférence de dimanche dernier.

L'idée fondamentale de cette conférence, c'est que le sens véritable, le sens prophétique des textes de l'Ancien Testament qui, selon la tradition chrétienne, se rapportent au Messie, ne doit être intelligible que si l'on se sert de l'événement accompli comme de clef pour expliquer l'énigme de la prophétie : en d'autres termes, ces prophéties ont dû rester obscures, au moins obscures en grande partie, jusqu'au moment où elles se sont accomplies.

Je crois vous avoir montré que cette idée résulte de la notion même d'une prophétie destinée à être une preuve de la religion, et non à satisfaire une curiosité malsaine.

De là, j'ai conclu que la vraie méthode pour découvrir ce sens prophétique et, par conséquent, pour constater s'il y a de vraies prophéties, c'est celle qu'a suivie la tradition chrétienne, et qui consiste à étudier les textes de l'Ancien Testament à la lumière du Nouveau.

J'ai reconnu néanmoins qu'il y a dans les prophéties un autre sens, un sens inférieur, quelquefois très obscur lui-même, quelquefois aussi assez clair, et qui est le sens compris par les contemporains ; et j'en ai conclu qu'il devait y avoir deux méthodes pour l'étude de ces prophéties : la méthode critique ordinaire, la méthode employée par les historiens et appliquée à toute espèce de livres ; méthode qui sert à découvrir le sens tel qu'il a été compris par les contemporains ; et la méthode apologétique qui, s'aidant de l'événement accompli, découvre le sens vraiment prophétique.

Ces deux méthodes sont légitimes, et les résultats de l'une n'infirment nullement ceux de l'autre.

 

Aujourd'hui, je voudrais vous montrer avec plus d'évidence ce double sens des prophéties, en étudiant un fait historique de la plus haute importance, à savoir l'attente du Messie chez les Israélites.

Cette attente a été l'effet des prophéties ; elle est le retentissement de la parole des prophètes dans la conscience du peuple d'Israël.

En étudiant cette attente en elle-même, dans son origine et dans ses conséquences, vous verrez apparaître clairement quelle est la nature des prophéties messianiques, et ce sera pour nos études ultérieures une nécessaire introduction.

Je me hâte, le sujet étant vaste, de vous exposer le fait de l'attente messianique.

 

Au temps de Jésus-Christ, dans le demi-siècle ou le siècle qui a précédé sa venue, à l'époque où il vivait et même dans le siècle suivant, toute la nation israélite, depuis les princes des prêtres jusqu'aux plus humbles artisans, croyait à la venue prochaine d'un grand personnage dont l'apparition devait être un immense événement. On donnait communément à ce personnage attendu le nom de Messie, et c'est pour cela que, dans la langue française, le mot de Messie est devenu synonyme d'envoyé de Dieu qu'on attend.

Mais ce n'est pas le vrai sens du mot. Il est bon de le savoir, d'autant plus que ce sens a une certaine importance pour la connaissance que nous pouvons avoir des croyances des Israélites. Messie n'est pas la traduction, c'est la transcription d'un mot hébreu Meschiah, et ce mot hébreu ne veut pas du tout dire : personnage attendu ; le mot Meschiah signifie : oint, sacré ; c'est exactement le synonyme du mot grec : Christos ; de sorte que, quand nous disons : Messie, comme quand nous disons : Christ, nous voulons dire : personnage oint, sacré par Dieu.

Il est bon de le savoir, d'autant plus que, dans le langage des prophètes, cette onction divine, ce sacre divin n'est pas donné spécialement aux prophètes : c'est même plutôt le sacre des rois, et le mot de : Meschiah, en hébreu, et de : Christ : Christos en grec, si nous le cherchons dans l'Ancien Testament, est appliqué souvent, beaucoup plus souvent aux rois qu'aux prophètes. Il est même appliqué aux rois païens ; Isaïe l'applique à Cyrus (1).

Donc, en disant : le Messie, nous disons : celui qui a reçu l'onction royale ; et, si nous nous rappelons que le Messie était le fils de David, nous comprendrons que, par lui-même, ce titre voulait dire : le fils de David, oint roi comme David l'a été.

 

Quelles étaient les idées des Israélites sur le Messie ? Nous pouvons retrouver ces idées dans l'Ancien Testament qui les reproduit très exactement.

De plus, il existe un certain nombre de documents contemporains, étrangers à l'Évangile, de livres apocryphes, tels que le quatrième livre d’Esdras ou certaines apocalypses, ou bien les commentaires rabbiniques de l'Ancien Testament, qui permettent de contrôler ce que le Nouveau Testament nous dit sur les opinions des Israélites. Or, le contrôle montre la parfaite exactitude du Nouveau Testament sur tous ces points.

Quelle était donc la pensée des Israélites sur le Messie ? Il avait trois rôles : un rôle politique, un rôle doctrinal et religieux, et un rôle que j'appellerai transcendant et surnaturel.

Comme revêtu d'un rôle politique, le Messie était le descendant de David, consacré par Dieu pour rétablir la monarchie d'Israël. C'est là sa définition. Et ce qui le prouve, c'est que nous voyons dans saint Luc que, lorsque l'ange Gabriel vient annoncer à la Sainte Vierge qu'elle sera la mère du Messie, il se sert précisément de ces termes : « Vous enfanterez un fils ; il sera grand ; il sera appelé le fils du Très-Haut ; il rétablira, le trône de David son père ; il règnera sur la maison de Jacob pour l'éternité » (2).

Le Messie était donc, avant tout, celui qui devait restaurer la monarchie d Israël.

La monarchie d'Israël avait péri en l'an 586. Le dernier roi, Sédécias, avait été emmené en captivité à Babylone ; et lorsque le peuple d'Israël revint de la captivité, sous la conduite de Zorobabel, descendant de David, la monarchie ne fut pas restaurée. Depuis cinq cents ans, le trône de David était vacant. Le gouvernement fut exercé par des grands-prêtres, plus tard par des rois d'une autre race, de la race des Asmonéens, et enfin par l'Iduméen Hérode.

Le Messie devait restaurer le trône de David et, par là même, être le libérateur de son peuple, l'affranchir du joug des Romains, et lui rendre son indépendance nationale.

Voilà son premier rôle.

Ce rôle politique devait s'étendre au delà des frontières d'Israël, et suivant les croyances des Israélites, croyances appuyées sur des textes du prophète Daniel, le Messie, après avoir rétabli le trône d'Israël, devait devenir le roi du monde entier ; il établirait une monarchie universelle ; toutes les nations lui seraient soumises. Était-ce par la force, comme conquérant, comme David ? Etait-ce par l'éclat de ses miracles, de sa sainteté, de sa sagesse, qu'il devait attirer tous les peuples ? En tout cas, il devait être le roi de tous les peuples.

Voilà quel était le rêve, si vous voulez, quelle était l'espérance, la croyance des Israélites sur le Messie.

 

À côté de ce rôle politique, qui, certainement, prévalait dans l'esprit des hommes simples et grossiers, se trouvait le rôle doctrinal et religieux que les gens pieux comprenaient davantage.

Le Messie devait être roi d'Israël, mais roi et prophète à la fois : David, son père, avait été roi et prophète. Prophète et le plus grand des prophètes, égal à Moise ou même plus grand que Moïse, le Messie devait donner une loi nouvelle, faire de grands miracles, prêcher la religion, convertir le peuple, expier ses péchés, lui obtenir le pardon, l'amener au vrai culte de Dieu.

Puis ce rôle doctrinal et religieux devait aussi s'étendre aux peuples éloignés. Tous ces peuples devaient se convertir au culte du vrai Dieu ; ils devaient venir à Jérusalem chercher la vérité.

Voici ce que disait Isaïe :

« En ce temps-là, la montagne de Sion sera élevée au-dessus de toutes les montagnes et tous les peuples y viendront, et ils diront : venons, montons à Jérusalem et demandons la lumière du Seigneur, et marchons dans ses voies, car la loi sortira de Sion et la parole de Dieu viendra de Jérusalem (3). »

Le même Isaïe, en parlant du Messie, disait :

« Ce sera la tige de Jessé (c'est-à-dire le fils de David) – qui sera l'étendard de tous les peuples (4). »

Et ailleurs, dans Isaïe encore, Dieu, par la bouche d'Isaïe, disait au Messie, son serviteur :

« C'est peu que vous soyez chargé de convertir le peuple d'Israël ; je vous ai établi pour être la lumière des nations (5). »

 

Enfin, j'ai parlé d'un rôle transcendant et surnaturel du Messie.

Ce n'était point, en effet, un roi ni un prophète ordinaire, et l'un de ses caractères, étrange autant que majestueux, c'est qu'il ne devait pas mourir ; son règne devait être éternel.

Aussi, nous voyons dans l'Évangile que, lorsque Notre-Seigneur parla à ses apôtres, pour la première fois, de sa mort et de sa Passion, ils s'écrièrent, le peuple s'écria : « Qui donc est le fils de l'homme qui doit être mis en croix ? Mais nous savons que le Messie, que le Christ demeurera toujours ! (6) »

Le Messie ne devait pas mourir, et, par conséquent, son règne devait durer à jamais. Par lui devait s'accomplir une transformation ; les choses humaines devaient passer de leur état variable et contingent à un état définitif et éternel. Il devait y avoir un jour du Seigneur, un jour où le Messie jugerait les nations, broierait ses ennemis. Les morts ressusciteraient alors ; les saints lui formeraient une cour, et les méchants seraient précipités dans la géhenne de feu.

 

Tout cela devait s'accomplir à la venue du Messie, et l'on passerait alors de ce royaume temporel, terrestre, dans un royaume éternel, par une transition qui n'était pas bien claire dans l'esprit des Israélites, mais d'où était certainement absente l'idée de la mort, de la Passion, de la résurrection du Sauveur.

Telles étaient les idées des Israélites sur le Messie. Il ne faut pas confondre cette attente avec ces mouvements d'opinion qu'on rencontre chez certains peuples, aux moments graves de leur existence, lorsque de grands dangers ou de grands troubles d'esprit font chercher un sauveur, et un sauveur quelconque. Non : l'attente était précise ; ce n'était point un sauveur quelconque qu'on attendait, c'était un fils de David, désigné par Dieu.

De plus, l'attente n'était pas l'effet de circonstances passagères ; elle durait depuis des siècles. Le prophète Malachie nous atteste qu'elle existait déjà de son temps, car il nous dit, quatre cents ans avant la venue de Notre-Seigneur, au moment où l'on construisait le second temple de Jérusalem, après la captivité :

« Voici, j'enverrai mon messager devant vous, dit le Seigneur, et alors il viendra dans son temple, le dominateur que vous cherchez et l'ange de l'alliance que vous désirez (7). »

 

Cette attente avait été patiente ; elle devint fiévreuse à la fin, dans les derniers temps, et c'est alors que parurent de faux messies, promoteurs de soulèvements politiques, qui, aisément réprimés, échouèrent misérablement.

Quel était le fondement de cette attente ? Ce n'était pas un enthousiasme populaire, c'étaient les paroles des prophètes ; et non pas les paroles des prophètes contemporains, qui auraient pu, par des prédications enflammées, exciter le fanatisme du peuple : c'étaient les paroles de prophètes anciens ; car le fait était reconnu en Israël, la prophétie avait cessé. Depuis quatre cents ans, la grande voix des prophètes qui, depuis Samuel jusqu'à Malachie, n'avaient cessé de parler au nom de Jéhovah, de menacer le peuple de ses châtiments, de lui apprendre les desseins de Dieu, cette voix s'était tue. On savait à quelle date ; c'était comme une ère à partir de laquelle on comptait les époques. « Depuis le temps où il n'y a plus de prophètes en Israël (8) » dit l'auteur du premier livre des Maccabées.

Cette attente était donc fondée sur l'étude des anciennes prophéties. Ces prophéties se lisaient dans les synagogues ; le premier venu avait droit de les commenter ; et les Israélites y fortifiaient et y ravivaient sans cesse leur croyance au Messie.

L'attente du Messie est donc un phénomène unique dans l'histoire de l'humanité. Les annales d'aucune nation ne nous présentent un peuple qui, durant des siècles, fonde sur des livres anciens l'attente d'un événement considérable, et vit dans cette attente.

 

Qu'est-il advenu ? L'attente s'est-elle réalisée, les espérances ont-elles abouti ?

L'histoire est là pour répondre.

Dans cette attente du Messie par les Israélites, il faut distinguer le côté doctrinal et le côté politique.

Au point de vue doctrinal, l'attente a été merveilleusement réalisée. Les Israélites, sur la parole de leurs prophètes, attendaient un prophète plus grand que tous les autres ; un fils de David qui serait la lumière des nations ; un maître qui enseignerait toute vérité ; un homme puissant par les œuvres et par les miracles, et supérieur à tous les autres hommes. Ils croyaient qu'à la parole du Messie, les nations se convertiraient an culte du vrai Dieu. Et qu'avons-nous vu, que voyons-nous ?

 

Nous avons vu Jésus, celui qui s'est présenté comme le Messie, appartenant à la race de David ; qu'est-il, dans l'humanité, de plus grand que Jésus-Christ ? Y a-t-il un nom supérieur au sien ? Quelle doctrine égale sa doctrine ?

Jésus domine tous les hommes. Il est grand par sa sagesse, par sa sainteté, par l'influence qu'il a exercée et qu'il exerce sur l'humanité ; par l'amour qu'il a inspiré à tant de créatures humaines depuis son apparition sur la terre ; par les principes qu'il a posés ; par cette civilisation chrétienne qu'il a fondée ; par cette merveilleuse impulsion vers l'idéal qui a soulevé les sociétés humaines et remplacé l'égoïsme d'autrefois et l'orgueil par la charité. Grâce à lui, les pauvres ont été évangélisés, comme il le disait lui-même ; le travail humble a été honoré, les plaies de la société ont été pansées ; c'est lui qui, par ses disciples, a créé toutes ces institutions bienfaisantes, auxquelles les rationalistes d'aujourd'hui rendent quelquefois hommage. Qu'y a-t-il de comparable à Jésus-Christ et à son œuvre ?

Jésus est si grand que, lorsqu'au nom de la foi, on nous dit que Jésus n'est pas un pur homme, mais Dieu venu sur la terre, nous n'éprouvons aucun étonnement. Cette auréole divine, nous paraît lui être si essentielle, qu'on ne peut la lui enlever sans altérer sa figure humaine.

C'est ce qui est arrivé à son adversaire. Renan, dans sa Vie de Jésus, parce qu'il a ôté au Christ son caractère divin, a été amené à laisser planer sur lui le soupçon de folie ou d'imposture, et a ainsi diminué l'admirable beauté de son caractère humain. Et cependant, à la dernière page de son livre, Renan est obligé de confesser, qu'« entre les fils des hommes il n'en est pas né de plus grand que Jésus ».

Si donc nous considérons d'abord Jésus, et ensuite son œuvre, le monde entier illuminé par la religion chrétienne, et les missionnaires portant dans les régions les plus lointaines et jusque dans le centre de l'Afrique la lumière de l'Évangile, nous reconnaîtrons que les prédictions d'Isaïe et les croyances des Israélites à un Messie religieux, à un puissant prophète qui devait éclairer toutes les nations, se sont admirablement accomplies.

 

Mais au point de vue politique, l'attente d'Israël a été complètement déçue. Les Israélites attendaient la restauration du trône de David ; ils attendaient un roi temporel qui, de Jérusalem, régnerait sur le monde entier. Leur attente a été un rêve.

Les Israélites espéraient que leur nation serait à la tête du grand mouvement messianique ; que la rénovation du monde, que la conversion des peuples au culte du vrai Dieu, se ferait à la gloire d'Israël. « Mes yeux ont vu le salut qui vient de vous... lumière pour les nations et gloire pour votre peuple d'Israël (9) », disait dans son cantique le vieillard Siméon, au moment où il reçut dans ses bras l'enfant Jésus.

Qu'est-il advenu ? Les nations ont été éclairées. Jésus-Christ a brillé pour elles comme la lumière, mais ce n'a pas été à la gloire, ç'a été à la confusion d'Israël. La nation israélite, dispersée, méprisée, haïe du monde entier, a péri dans ce triomphe ; le nom de juif est devenu une injure, et nous oublions même que le salut vient des Juifs (10) ; que Jésus-Christ était un Juif de la race de David ; que tous les apôtres étaient des juifs. Imagine-t-on une attente plus complètement déçue que ne l'a été celle d'Israël ?

 

La question est difficile ; pour être résolu, le problème, extrêmement compliqué, exige une très grande attention, des réflexions très sérieuses. Les Israélites ont cru tout ensemble au triomphe doctrinal et religieux du Messie, et à un triomphe politique ; ils appuyaient leur double croyance sur les prophéties. Pourquoi, d'un côté, leur attente a-t-elle été si admirablement réalisée ; pourquoi, d'autre part, a-t-elle été si complètement déçue ?

On pourrait proposer une première solution du problème. Quelques personnes diront peut-être que la faute est tout entière aux Israélites ; qu'ils ont détourné les prophéties de leur vrai sens ; qu'ils ont interprété dans le sens de leur prospérité temporelle des textes qui annonçaient l'illumination du monde par la vérité.

On aurait tort de dire cela ; car, d'une part, un très grand nombre de ces textes prophétiques s'expliquent naturellement, d'après le sens propre des termes, dans le sens de la prospérité temporelle.

Il serait trop long de les parcourir, mais il suffit de lire les textes que l'Église emploie dans ses offices au temps de l'Avent ; beaucoup d'entre eux font allusion à une prospérité temporelle de Sion, de Jérusalem, du royaume d'Israël, et s'expliquent très naturellement par les pensées des Juifs.

De plus, il n'est pas contestable qu'avant la venue de Notre-Seigneur, l'interprétation des textes dans le sens d'un royaume terrestre et temporel ait été celle de tous les Israélites, même des meilleurs. Jusqu'à la veille de l'Ascension, les apôtres ont attendu le royaume temporel d'Israël (11).

 

Allons plus loin : nous lisons, dans saint Luc, le cantique : Benedictus, cantique prononcé par Zacharie, père de Jean-Baptiste, et prononcé, nous dit l'évangéliste, sous l'inspiration de l'Esprit-Saint. Or, dans le Benedictus, trouvons-nous une allusion bien claire à ce que nous voyons aujourd'hui : à une Église distincte du peuple d'Israël ; à la Passion et à la mort du Sauveur servant à racheter le monde ? Non. Dans le Benedictus, vous verrez certainement l'idée de la rémission des péchés, l'illumination des nations, mais vous y verrez aussi la puissance de David rétablie ; vous y verrez le peuple d'Israël sauvé de ses ennemis et de ceux qui le haïssent, et pouvant servir Dieu en paix tous les jours de sa vie : c'est-à-dire qu'au fond, parmi ces sentiments élevés et spirituels, apparaît cependant la pensée d'une restauration politique de la royauté de David, et de la paix, du bonheur qu'elle procurera aux Israélites.

Et enfin, il paraîtra étrange que, dans les paroles de l'ange Gabriel à la Sainte Vierge, nous voyions exprimée si clairement l'idée que le Messie doit restaurer le trône de David, son père.

Cela prouve qu'à cette époque tout le monde croyait à cette restauration, et que c'était là l'œuvre qu'on attendait du Messie. Et si la Sainte Vierge avait une inspiration de l'Esprit Saint qui lui faisait entendre ce passage dans un sens spirituel, certainement elle était la seule, et toutes les personnes à qui elle aurait raconté cette vision l'eussent entendue au sens où les Juifs entendaient le règne messianique.

 

Donc tous les Israélites ont entendu les textes de cette manière, et ils l'ont fait sans forcer les textes, parce que tel en était bien le sens apparent.

Mais que dirons-nous ? Les prophéties n'auraient-elles pas été accomplies ? Donnerons-nous raison aux Juifs qui prétendent que Jésus n'est pas le Messie, parce qu'à les en croire, il n'a point accompli les prophéties ; ou donnerons-nous raison aux rationalistes modernes qui nient toute prophétie en se fondant sur ce qu'il y a dans les Écritures saintes des prophéties non accomplies ?

Nous ne le ferons point, mes Frères, et vous savez quelle explication nous avons de ces textes. C'est une explication ancienne : c'est celle de la tradition : c'est celle que nous donne l'enseignement catholique. Grâce à cette explication nous pouvons chanter sans scandale les paroles des psaumes ou des prophètes qui semblent annoncer une prospérité temporelle pour le royaume d'Israël.

 

Vous connaissez tous cette explication : le royaume dont il s'agit, le royaume de David que devait rétablir le Messie, c'est le royaume des âmes, c'est l'Église. Jésus est venu sur la terre pour enseigner la vérité ; son royaume, c'est le royaume de la vérité, et Israël, cet Israël qui doit être si glorieux, c'est l'Église, et non pas l'Israël selon la chair, mais l'Israël selon l'esprit.

Voilà l'explication ; voilà comment nous interprétons les textes que les Juifs entendaient dans le sens d'un royaume temporel.

Cette explication est-elle une explication arbitraire ? Non. Elle a son fondement dans l'histoire, et vous me permettrez de vous l'indiquer, en reprenant le récit de ce qui est arrivé à la suite de l'attente d'Israël.

 

Un jour, il se passa dans le peuple d'Israël un grand événement. Ce jour nous est rappelé aujourd'hui même dans l'Évangile que nous avons lu à la messe : (12)

La quinzième année de l'empereur Tibère, Ponce Pilate étant gouverneur de Judée, et Anne et Caïphe étant souverains pontifes, la parole de Dieu descendit sur Jean, fils de Zacharie, dans le désert. En ce jour, la prophétie, qui était silencieuse depuis quatre cents ans, recommença ; aussitôt toute la nation s'émut, et l'on se dit : Voilà la prophétie qui recommence : le Messie va venir. On courut aux bords du Jourdain ; les populations reconnurent Jean-Baptiste comme prophète, et la foule reçut son baptême. Les princes des prêtres envoyèrent demander à Jean-Baptiste s'il était le Messie, s'il était celui qui devait venir, ou si on devait en attendre un autre. Jean-Baptiste repoussa le titre de Messie, et il désigna, il montra le Sauveur en disant : Voilà l'Agneau de Dieu, voilà celui qui enlève les péchés du monde.

À partir de ce moment, Jésus fut signalé à la nation juive comme le Messie, par ses miracles, par sa sainteté, par sa sagesse, par la divinité qui rayonnait autour de son auguste figure ; il entraîna des disciples.

Mais un jour vint où l'on voulut lui faire jouer le rôle du Messie, au sens où l'entendaient ses compatriotes. Qu'était-ce pour eux que le Messie ? C'était le prétendant à la couronne d'Israël. Après le miracle de la multiplication des pains, les Galiléens vinrent mettre en demeure le Sauveur de remplir son rôle ; ils voulurent le faire roi, c'est-à-dire mettre le roi d'Israël, fils de David, sur son trône légitime. Que fit le Sauveur ? Il se déroba, il s'enfuit, il se cacha, et quand on l'eût trouvé, il parla un tel langage, un langage si étonnant, si étrange, que ceux qui l'avaient ainsi poursuivi pour le faire roi s'en allèrent en disant : II n'y a rien à faire avec cet homme. Et ainsi ce rôle politique qui semblait lui être promis par les prophéties.

Mais plus tard, ce même rôle lui fut imputé. Lorsque les pharisiens et les princes des prêtres, inquiets de la présence de Notre-Seigneur qui leur reprochait leurs vices et leurs péchés, sentant qu'il y avait là une force surnaturelle qui les gênait, voulurent le faire disparaître et le livrer au gouverneur romain, il leur fallut une raison, il leur fallut un prétexte. La raison était facile à trouver : Jésus était fils de David ; il était le Messie : donc il était le prétendant au trône d'Israël ; il n'y avait qu'à le livrer à Pilate en disant : Voilà celui qui veut rétablir la monarchie d'Israël, et, par conséquent, renverser le pouvoir des Romains.

Et ce fut comme prétendant au trône d'Israël, qu'on livra Jésus à Pilate.

Alors Pilate, le gouverneur romain, dans son rôle de magistrat, suivant les formes de la justice romaine, commença un interrogatoire ; il fit comparaître devant lui le prévenu ; la question qu'il posa était suggérée par les accusations des pharisiens et des princes des prêtres ; il dit à Jésus : Êtes-vous le roi des Juifs ? Cela signifiait : Prétendez-vous au trône de David ?

La question était difficile, car, si Notre-Seigneur avait répondu : « Je ne suis pas le roi des Juifs », comme, dans la pensée de tous les Israélites, le roi d'Israël c'était le Messie ; comme le Messie était le fils de David destiné à restaurer le trône de David, dès lors qu'il n'était pas le roi des Juifs, il renonçait à son rôle de Messie.

Mais, d'un autre côté, reconnaître qu'il était le roi des Juifs, c'était tomber sous le coup des lois romaines ; c'était avouer qu'on voulait se soulever contre le pouvoir établi.

Vous savez quelle fut la réponse de Notre-Seigneur. Il répondit d'abord à Pilate en ces termes : « Mon royaume n'est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce inonde, mes serviteurs combattraient pour me défendre. Mais mon royaume n'est pas d'ici (13) ».

Pilate fut étonné. Et cependant il insista : « Mais, puisque vous avez un royaume, vous êtes donc roi ? Êtes-vous roi ? Prétendez-vous être roi ? »

Et Jésus reprit : « Oui, vous le dites, je suis roi ; mais je suis venu sur la terre pour rendre témoignage à la vérité, et quiconque est du côté de la vérité entend ma parole (14) ».

Qu'est-ce à dire ? Je suis roi, oui, et roi du royaume de la vérité, roi dans l'ordre de l'intelligence, de la vérité, de la doctrine. Je ne suis pas roi temporel, terrestre ; je suis roi spirituel, roi des âmes.

Voilà comment Notre-Seigneur, dans ce solennel interrogatoire, a expliqué le nouveau sens des prophéties.

 

Ces prophéties disaient que le Messie devait vivre à toujours pour être le roi du peuple d'Israël et le roi du monde entier. Et Jésus-Christ a dit qu'il était le roi du monde entier, parce qu'il était le roi de la vérité ; et son royaume, c'est l'Église qui enseigne la vérité.

Et, si on eût insisté pour lui demander s'il était roi des Juifs, roi des Israélites, il aurait répondu : Oui, parce que tous ceux qui sont pour la vérité, qui entendent ma voix sont de vrais Israélites, des Israélites par le cœur, fils d'Abraham non par le sang mais par la foi.

Et c'est là la doctrine que saint Paul a plus tard développée en nous parlant des enfants d'Abraham par la foi, et en distinguant deux peuples d'Israël : l'Israël terrestre, et l'Israël spirituel ; deux Jérusalem : la Jérusalem terrestre, qui est sur le mont de Sion, et la Jérusalem céleste qui est l'Église (15).

Voilà l'origine de cette distinction des deux sens. Vous le remarquerez donc, pour montrer que les prophéties ont été accomplies, pour ne pas donner raison aux Juifs, et aux rationalistes, nous sommes obligés d'admettre qu'il y a dans les prophéties deux sens, qu'elles se prêtaient à un sens temporel et qu'elles se prêtaient aussi à un sens spirituel ; et que le vrai sens, le sens spirituel, le sens chrétien, n'a été connu que lorsqu'il a été manifesté par l'événement. Car, remarquez-le bien, ce n'est pas tant la parole de Notre-Seigneur que les événements qui ont fait pénétrer dans les esprits le sens spirituel et chrétien.

 

Jésus avait déclaré devant Pilate que son royaume n'était pas de ce monde, et cependant les Apôtres eux-mêmes ne l'avaient pas compris. À la veille de l'Ascension, quand Notre-Seigneur leur annonça le grand mystère de la Pentecôte, la venue de l'Esprit-Saint et le devoir qu'ils auraient de prêcher l'Évangile à toutes les nations, ils s'écrièrent : Est-ce alors que vous rétablirez le royaume d'Israël (16) ? Et ils ne cessèrent de croire à la possibilité de fonder ce royaume temporel d'Israël que lorsque Notre-Seigneur fut monté au ciel, et qu'ils virent que c'était impossible.

Même alors toute espérance temporelle ne s'évanouit pas. Dans les premiers temps du christianisme, l'Église de Jérusalem et les Juifs convertis étaient persuadés que le monde viendrait à eux ; que la nation israélite resterait le centre de la vraie religion. Pour que cette conviction disparût, pour que l'on reconnût qu'il y a deux Israël : l'Israël terrestre et l'Israël spirituel, la Jérusalem de la terre et la Jérusalem du ciel, l'assemblée des enfants qui descendent d'Abraham et de Jacob par le sang, et l'assemblée de ceux qui sont unis par la foi au Messie, fils d'Abraham, pour que cette distinction devînt parfaitement claire, et qu'elle prît la place qu'elle a dès lors occupée dans l'enseignement chrétien, il a fallu que la ville de Jérusalem fût détruite par les Romains, qu'il ne restât plus pierre sur pierre du Temple, et que la réprobation d'Israël devînt évidente.

 

Vous le voyez, la méthode que j'ai exposée, à savoir l'explication des prophéties par l'événement, est la vraie méthode. Elle est justifiée par ce qui s'est passé à l'occasion de l'attente du peuple d'Israël ; elle est justifiée par toute la tradition chrétienne.

Mais je vois naître dans vos esprits une objection. On va dire : Si cette explication des prophéties par l'événement consiste à supposer un sens spirituel autre que le sens littéral des textes, n'est-ce point là une explication arbitraire, et peut-on fonder sur un tel mode de démonstration une preuve de la religion par les prophéties ? Que nous, chrétiens, croyant par d'autres motifs à la parole de Notre-Seigneur Jésus-Christ, nous acceptions sur sa parole cette explication, cela se comprend ; mais comment fonderons-nous, sur une explication pareille, une preuve de la religion, qui puisse sinon convaincre les adversaires de la religion, du moins confirmer la foi de ceux qui sont ébranlés ?

Je me hâte de répondre : Oui, cette objection serait fondée si partout et toujours, le nouveau sens, le sens supérieur des prophéties, ce sens qui ne se révèle que par l'événement, était le sens allégorique et spirituel. Cela est vrai pour certains textes ; je vous les ai cités, et je me suis attaché à vous montrer que l'existence de ces deux sens est reconnue par la tradition chrétienne.

Mais il n'en est pas ainsi de tous les textes. À côté des textes qui regardent le rôle politique du Messie, qui doivent nécessairement être interprétés dans un sens spirituel, puisque ce rôle politique n'a pas été rempli, se trouvent les textes très nombreux qui annoncent d'avance le rôle doctrinal et religieux du Messie. Ceux-là sont pris dans leur vrai sens.

Puis il y a une troisième série de textes dont je n'ai pas encore parlé et qui ont été pour ainsi dire oubliés, mis de côté par les Juifs : il y a, dans le prophète Isaïe, des textes qui annoncent les humiliations, les souffrances, la mort du Messie ; il y a des textes qui annoncent la réprobation du peuple d'Israël ; il y a enfin des textes qui, pris dans leur sens, vous montrent que ces textes, énumérés tout à l'heure, doivent s'entendre dans le sens allégorique.

 

C'est par l'union de ces différentes espèces de textes, les uns pour ainsi dire communs aux Juifs et aux chrétiens : ceux qui annoncent le ministère doctrinal et religieux du Christ ; d'autres qui annoncent la royauté du Messie, fils de David, et que nous ne pouvons appliquer au christianisme qu'en les faisant passer au sens spirituel, comme Jésus-Christ et saint Paul l'ont voulu ; et d'autres enfin qui sont propres, spéciaux à la défense du christianisme, et qui sont la condamnation du sens judaïque ; c'est par l'assemblage de ces différents textes que nous dessinerons cette image anticipée du christianisme dont l'accord avec les faits nous prouvera qu'il y a de vraies prophéties. Ce sera l'objet de nos conférences postérieures.

 

Aujourd'hui, permettez-moi de terminer par une dernière réflexion.

D'après ce que j'ai dit, la conception du règne politique du Messie était commune à tous les Israélites ; tous, même les meilleurs, attendaient la restauration du trône de David. Quelle a donc été la principale différence entre les Israélites qui se sont convertis, qui ont reçu le Messie et sont devenus chrétiens, et ceux qui se sont obstinés dans le judaïsme ? Elle ne consistait pas dans leur idée du Messie : l'idée était à peu près la même ; elle consistait dans la manière selon laquelle ils s'étaient attachés à cette idée.

Les Israélites qui ont résisté à la lumière de l'Évangile, ceux qui n'ont pas voulu recevoir le Messie, s'étaient attachés d'avance à la conception d'un royaume temporel ; ils s'y étaient tellement attachés qu'ils ne voulurent point s'en déprendre. Ils tinrent à cette conception au point de tout lui sacrifier, et, dès qu'ils virent que le Sauveur s'écartait de leur pensée, ils le rejetèrent.

Les Apôtres, au contraire, et les premiers disciples du Christ, avec cette même conception, avaient l'esprit plus simple, plus soumis et plus docile. Ils avaient reconnu en Jésus-Christ les caractères du Messie ; et saisis d'admiration par sa sainteté, par sa sagesse, par ses œuvres incomparables, certains qu'il était le Fils de Dieu, ils sacrifièrent leur propre pensée à son enseignement. Ils se dirent : Voilà comment nous comprenions les prophéties, mais peut-être nous nous trompions. Et, avec répugnance, sans doute, avec peine, en sacrifiant leur propre jugement, ils acceptèrent dans leur vrai sens les paroles de Notre-Seigneur. Ils avaient résisté d'abord : ils se soumirent, et l'événement leur donna raison.

 

N'est-ce pas ce qui se passe encore de nos jours ? Que de difficultés, que d'objections contre la foi sont venues de ce que, pareils en cela aux Juifs obstinés, nous nous étions fait de la religion une conception qui n'était pas la conception de Dieu ! Bien des personnes avaient rêvé une Église dégagée de tout lien terrestre ; lorsqu'elles ont vu qu'afin de pourvoir aux besoins des ministres et du culte on demandait de l'argent, elles ont abandonné une société qui ne répondait pas à leur idéal. D'autres ont imaginé une Église dont la sainteté exclurait de ses adeptes et de ses ministres toute faute, toute imperfection. Là où ils rencontrent le moindre scandale, ils ne reconnaissent plus l'Église, et ils s'en vont.

Pour d'autres, c'est la Providence qui est en cause. Dieu est juste : donc il doit châtier les méchants, il doit récompenser les bons. S'il ne le fait pas immédiatement, Dieu a tort, il n'y a pas de Dieu.

Ou bien : Dieu est bon, donc il ne doit imposer aux hommes qu'une certaine mesure d'épreuves. Si la mesure leur paraît dépassée, Dieu n'est pas bon, et, en conséquence, Dieu n'est pas. C’est imiter la conduite des Juifs, c'est se former soi-même une certaine conception de Dieu, de sa Providence, de sa religion et de son Église, s'obstiner dans cette conception, et tout lui sacrifier. Et, s'il arrive que Dieu ne se plie pas à nos désirs, à notre conception, on donne tort à Dieu.

Qu'ont fait les Apôtres ? Ils ont reconnu, ils ont senti, à un certain jour, que Jésus-Christ était le Messie, et dès qu'ils eurent reconnu cette autorité divine du Messie, ils se remirent entre ses mains. Ils ont accepté tout ce qu'il voulait, même ce qui leur répugnait le plus et qu'ils comprenaient le moins, même l'idée que le roi glorieux d'Israël, le fils de David qui devait régner sur les douze tribus, et sur toutes les nations, serait cloué sur un gibet.

 

Il faut que nous fassions de même. Tous à un certain jour, nous avons eu une preuve que Jésus-Christ est le Messie. Jésus nous a parlé, soit au dedans par des paroles intimes, soit au dehors par de grands exemples de vertu et de piété ; soit par la force du raisonnement, soit par la beauté touchante de l'Évangile. Oui, tous nous avons une preuve de la religion ; chacun a la sienne, car Dieu ne manque à personne. Munis de cette preuve, connaissant ainsi le Sauveur, nous devons nous abandonner à lui ; nous devons lui sacrifier nos conceptions personnelles, et lui dire comme saint Pierre : « Seigneur, à qui irions-nous ? Vous avez les paroles de la vie éternelle (17) ». En agissant ainsi, nous suivrons l'exemple des apôtres, et l'événement donnera raison à notre foi.

 

 

(1) Isaïe, XLV, 1.

(2) Luc, I, 32.

(3) Isaïe, II, 3.

(4) Is., XI, 10.

(5) Is., XLIX, 6.

(6) Joan, XII, 34.

(7) Malach., III, 1.

(8) 1 Mac. IX, 27.

(9) Luc, II, 32.

(10) Joan, IV, 22.

(11) Act. Ap., I, 6.

(12) Évangile du quatrième dimanche de l'Avent

(13) Joan, XVIII, 36.

(14) Ib. 37.

(15) Galat., IV, 25-26.

(16) Act. Ap., I, 6.

(17) Joan., VI, 69.