HUITIÈME CONFÉRENCE

 

Les figures messianiques

 

 

Mes frères, nous avons étudié les prophéties proprement dites. Vous vous rappelez les résultats auxquels nous sommes parvenus : nous avons reconnu qu'il y a un lien entre l'Ancien et le Nouveau Testament, et que les grands faits de l'histoire religieuse de l'humanité, qui ont commencé avec l'ère chrétienne et la venue de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sont annoncés, d'une manière très claire, dans leurs grands traits d'abord et aussi dans un certain nombre de leurs circonstances particulières.

 

Nous avons, aujourd'hui, à entreprendre une autre série d'études ; nous avons à parler des types, des figures du Messie et de l'Église, que l'on trouve dans l'Ancien Testament ; cette étude est jointe, dans les livres de l'Apologétique chrétienne, à celle des prophéties proprement dites : c'est le grand enseignement de la tradition. L'origine de cet enseignement est aussi ancienne que l'Église ; c'est saint Paul qui, dans plusieurs épîtres, dans ses épîtres aux Galates et aux Hébreux, a exposé l'interprétation figurative des faits de l'Ancien Testament et des rites de la loi de Moïse. Il a même énoncé, dans sa première épître aux Corinthiens, une proposition générale en disant : toutes ces choses arrivaient en figure aux anciens patriarches (1), c'était la figure de ce qui devait arriver dans les temps les plus récents. Cette pensée de saint Paul a été acceptée par ses contemporains. Le langage interprétatif, figuratif et allégorique, l'application par analogie au christianisme, des faits de l'Ancien Testament, a été un argument qui fut employé avec succès, ce qui prouve que cette pensée régnait parmi les Juifs de cette époque. Cette pensée de la tradition chrétienne fait partie de l'enseignement ordinaire. Cependant, je dois dire que nous ne devons point nous attendre à trouver dans l'étude des figures de l'Ancien Testament la même clarté et la même force démonstrative que nous avons trouvées dans les prophéties. Les prophéties, ce sont des paroles qui annonçaient un événement qui devait venir et qui, quelquefois même, en fixent l'époque. Les figures, ce sont des signes, ce sont des symboles qui n'ont, avec l'événement qu'ils doivent représenter, d'autre rapport que la ressemblance. Or, cette ressemblance peut provenir de différentes causes, comme le même fait peut ressembler à beaucoup d'autres ; il n'est donc pas possible de faire, à l'égard de ces symboles, ce que nous avons fait à l'égard des prophéties, c'est-à-dire qu'après avoir constaté l'accord des traits contenus dans les événements passés avec les événements futurs, de démontrer que cet accord ne peut être que surnaturel, et ne peut venir que de la prescience divine en général. Cela est impossible, si ce n'est peut-être pour quelques figures ; néanmoins, on ne doit pas négliger cet argument. En effet, il résulte de ce que nous avons déjà établi, que l'Ancien Testament et la religion juive ne sont pas seulement l'antécédent historique du christianisme et du Nouveau Testament, mais qu'ils en sont l'antécédent légitime, logique, naturel ; que le Nouveau Testament sort de l'Ancien comme sa véritable interprétation ; que le vrai sens des prophéties est celui que les chrétiens ont adopté par opposition au sens grossier et matériel des Juifs ; que les Juifs, en repoussant l'économie chrétienne, sont sortis de la voie normale, du développement régulier de leurs traditions. Si donc, le Nouveau Testament est la conséquence naturelle et légitime de l'Ancien, il est donc naturel qu'il y ait, dans l'Ancien, quelque image, quelque signe précurseur. De même que dans le germe d'une plante on voit des traits qui indiquent les branches et les feuilles qui paraîtront plus tard, ainsi l'on comprend qu'il y a quelque raison de supposer que, dans cet Ancien Testament, se trouvent des symboles de l'avenir. De plus, cette histoire du peuple israélite est complètement mystérieuse ; Israël est un peuple tout à fait étrange, étrange par son caractère, avec ces traits persistants d'ambition, de tendance à la domination sur le monde, avec cette persistance dans la haine qu'il a inspirée autour de lui et que l'on retrouve à toutes les époques. Israël étonne aussi par cette religion qui contient une idée de Dieu, si élevée, si grande, jointe souvent à une pratique terrestre, basse, qui écrase l'homme et qui l'opprime. Au milieu de cela apparaissent les élans des prophètes qui préparent l'Évangile. Il y a là, tout un mystère ; or, l'interprétation figurative de l'Ancien Testament est comme la clef de ce mystère ; donnée par la tradition chrétienne, elle mérite donc d'être examinée avec attention ; et je vais vous l'exposer telle que la tradition nous la présente, sauf à en tirer plus tard les conséquences.

 

Le premier trait de l'Ancien Testament dans lequel se révèle, sous la forme de figure, d'analogie, la préparation et comme l'image anticipée du christianisme et de l'Église, c'est l'antique récit de la chute de l'humanité. Là, nous voyons Adam, le premier homme, Eve, la première femme, le tentateur, la tentation, l'arbre sur lequel se trouve le fruit qui doit être l'occasion de la chute, l'arbre de la science du bien et du mal, et, à côté de cet arbre, l'arbre de vie, dans le paradis. Cet antique récit au début de la Genèse est aussi un antique souvenir des traditions des peuples. On en voit des représentations sur d'antiques monuments de la Chaldée : l'arbre, la femme, le serpent se retrouvent dans un grand nombre de monuments les plus anciens. Cela prouve que cette manière de représenter l'origine de l'humanité repose sur une très antique tradition ; tradition plus ou moins allégorique, quant à l'extérieur, cela est possible, puisque Origène l'a dit, mais tradition qui remonte extrêmement haut. La tradition chrétienne a appliqué à l'Évangile tout cet antique récit par une sorte de figuration mais de figuration par opposition sous certains rapports. Adam, le premier homme, est la figure de Jésus-Christ, le nouvel Adam par excellence, le chef, le fondateur de l'Église, de la société des fidèles, de la véritable humanité. Jésus-Christ, nous dit saint Paul, est le nouvel Adam. Marie est la nouvelle Eve. Ainsi, tous les Pères de l'Église parlent de cette opposition entre Eve et Marie, et c'est même le point de départ, pour ainsi dire, le plus solide du développement du culte de la sainte Vierge, que l'opposition constante établie par les Pères entre Marie et Eve, entre l'obéissance de Marie et la révolte d'Eve. L'entretien d'Eve avec le serpent est opposé à l'entretien de la Sainte Vierge avec l'ange Gabriel ; l'obéissance d'un côté, la révolte de l'autre. La tentation elle-même, sous un autre rapport, est en relation avec le récit de l'Évangile qui nous raconte la tentation de Notre-Seigneur. On voit de chaque côté, pour ainsi dire, presque l'appel aux mêmes sentiments du cœur humain, à l'ambition, à l'orgueil, à la curiosité ; d'une part, la chute, d'autre part, la résistance. Enfin, l'arbre de la science du bien et du mal a été interprété comme étant le symbole de la croix de Notre-Seigneur, et, l'Église, dans la préface même de la Passion, dit : « Ô Dieu, qui avez attaché le salut du genre humain à l'arbre de la croix, afin que la vie sortit d'où la mort était venue. » Sous un autre rapport, on peut aussi interpréter l'arbre de vie comme une image de la croix qui porte des fruits d'immortalité. C'est là une interprétation très antique ; certainement, entre cet antique récit de la Genèse et les faits de l'Évangile, il y a une corrélation singulière, étrange, mystérieuse, dont la tradition a tiré ses plus touchantes allégories. En descendant le cours des siècles, nous arrivons à un type bien plus frappant encore. Oh ! Cette fois, se trouve comme une révélation claire de l'avenir : c'est la rencontre entre Abraham et Melchisédech, le patriarche Abraham rencontre devant lui un prêtre du Très-Haut, un prêtre revêtu de la dignité royale, appelé roi de justice, roi de la paix, et offrant au Très-Haut le sacrifice du pain et du vin. Là, se trouve, non seulement une image anticipée d'un sacrifice universel dans le monde entier, du sacrifice de l'Eucharistie, mais surtout, ce qui est plus frappant encore, l'idée d'un sacerdoce supérieur à toute la religion juive, puisque, comme le remarque saint Paul (2), Abraham était l'aïeul de Lévi, et les fils de Lévi ont, dans la personne de leur aïeul, été assujettis à la supériorité de Melchisédech ; et, en lui payant la dîme, ils ont reçu sa bénédiction ; c'est, du reste, ce que remarque le Psalmiste lorsque, parlant du Christ, il lui dit : Vous serez prêtre à jamais dans l'ordre de Melchisédech, indiquant un sacerdoce supérieur au sacerdoce lévitique et, par conséquent, une religion supérieure à la religion juive. On se demande comment un texte pareil a pu être inséré dans ces anciens documents de l'histoire d'Israël, si ce n'est par une claire volonté de Dieu annonçant longtemps à l'avance cette religion nouvelle qui devait régner dans le monde entier. Nous trouvons, en continuant, Isaac, consentant à être immolé par Abraham ; c'est l'image du Christ se soumettant à la volonté de son Père. Là, nous remarquons aussi un changement, une substitution de victime, un bouc mis à la place de la victime qui devait être immolée. Cette substitution que nous retrouvons dans d'autres passages de l'Ancien Testament, correspond à l'idée de rédemption, d'un châtiment imposé au coupable et qui peut être subi par l'innocent.

Les grands personnages de l'histoire d'Israël, Moïse, Josué, David, Salomon, sont aussi considérés comme des figures du Messie, le premier, comme prophète ; le second, comme libérateur ; le troisième, comme roi guerrier et conquérant ; le quatrième, comme roi pacifique, roi d'un royaume de paix. Ici, sans doute, si nous ne considérons que ces personnages tels que l'histoire nous les présente, les relations avec le Christ ne nous paraîtront pas bien frappantes. Nous devons expliquer dans un sens spirituel leur rôle dans l'histoire d'Israël qui les rapproche du rôle du Messie, prédit par les prophètes. Il est certain que c'est d'après ces grandes figures de l'histoire d'Israël que s'est formée, dans la pensée des Israélites, la figure, le type du Messie futur.

 

Le Nouveau Testament indique encore deux figures, et deux figures qui nous paraissent très étranges par rapport à Notre-Seigneur. Le serpent d'airain que Moïse a fait élever dans le désert, serpent qui devait guérir ceux qui le regardaient des morsures des serpents venimeux, est comparé avec la croix sur laquelle le Christ a été élevé (3). Je crois que si cette comparaison ne se trouvait point dans le Nouveau Testament et sur les lèvres mêmes de Notre-Seigneur, nous n'aurions pas eu la pensée de la faire. On a essayé de l'expliquer en disant que Notre-Seigneur avait l'apparence du péché sans en avoir la réalité, de même que le serpent d'airain avait la forme des serpents venimeux sans en avoir le venin. Il y a encore le fait du prophète Jonas, passant trois jours dans le ventre d'un poisson, que Notre-Seigneur a indiqué comme étant la figure, l'annonce de sa résurrection (4). Enfin, les prophètes eux-mêmes, et surtout Jérémie, qui ont été persécutés, ont été considérés aussi comme des figures du Messie. Tel est l'ensemble des figures principales qui se rapportent directement au Christ ; il en est d'autres qui se rapportent à l'Église, et celles-là sont plus frappantes encore. Toute l'histoire du peuple d'Israël peut être considérée comme une représentation figurative de l'histoire de l'Église chrétienne. L'Église, comme le peuple d'Israël, est le peuple choisi par Dieu pour être son peuple, choisi par pure grâce sans avoir rien fait qui méritât une telle faveur ; ainsi en est-il du peuple chrétien choisi par Dieu, qui, par le baptême, a été séparé des autres peuples, et qui n'avait rien fait pour mériter cette grâce. Le peuple d'Israël sort de la captivité d'Égypte, des ténèbres de l'Égypte, il passe à travers la Mer Rouge, traverse le désert, il lutte, il souffre, il tend vers une patrie, il est nourri par un aliment céleste, par la manne, figure de l'Eucharistie ; tout cela représente l'histoire de l'Église. Ici, il me semble qu'il est préférable que je substitue à ma parole la parole du plus grand peut-être des orateurs chrétiens, la parole de Bossuet, qui nous donne sur cette relation, entre l'Église et le peuple d'Israël, le tableau le plus frappant, le plus éloquent, et qui est aussi une de ses pages les plus éloquentes. Je vais donc lui laisser la parole.

 

« C'est sans doute un grand spectacle de voir l'Église chrétienne figurée dans les anciens Israélites ; de la voir, dis-je, sortie de l'Egypte et des ténèbres de l'idolâtrie, cherchant la terre promise à travers d'un désert, où elle ne trouve que d'affreux rochers et des sables brûlants : nulle terre, nulle culture, nul fruit ; une sécheresse effroyable, nul pain qu'il ne lui faille envoyer du ciel ; nul rafraîchissement qu'il ne lui faille tirer par miracle du sein d'une roche ; toute la nature stérile pour elle, et aucun bien que par grâce. Mais ce n'est pas ce qu'elle a de plus surprenant. Dans l'horreur de cette vaste solitude, on la voit environnée d'ennemis ; ne marchant jamais qu'en bataille ; ne logeant que sous des tentes ; toujours prête à déloger et à combattre ; étrangère que rien n'attache, que rien ne contente, qui regarde tout en passant, sans vouloir jamais s'arrêter ; heureuse néanmoins dans cet état, tant à cause des consolations qu'elle reçoit durant le voyage qu'à cause du glorieux et immuable repos qui sera la fin de sa course. Voilà l'image de l'Église pendant qu'elle voyage sur la terre.

Balaam la voit dans le désert : son ordre, sa discipline, ses douze tribus rangées sous leurs étendards ; Dieu, son chef invisible, au milieu d'elle ; Aaron, prince des prêtres, et de tout le peuple de Dieu, chef visible de l'Église sous l'autorité de Moïse, souverain législateur et figure de Jésus-Christ... Quel spectacle, quelle assemblée, quelle beauté de l'Église !... Ainsi, de quelque côté que Balaam la considère ; il est hors de lui ; et, ravi en admiration, il s'écrie : Que vous êtes admirables sous vos tentes, enfants de Jacob ! Quel ordre dans votre camp ! Quelle merveilleuse beauté paraît dans ces pavillons si sagement arrangés ! Et si vous causez tant d'admiration sous vos tentes et dans votre marche, que sera-ce quand vous serez établis dans votre patrie (5) » !

 

À côté des figures historiques que nous venons d'exposer se trouve un autre ordre de figures peut-être plus frappantes, ce sont les figures liturgiques et rituelles, c'est l'ensemble de la législation cérémonielle de Moïse que j'ai eu l'occasion déjà d'étudier dans cette chaire, et que nous pouvons encore considérer au point de vue de ses rapports avec le Nouveau Testament. Le caractère, le principal rite de cette législation, c'est le sacrifice. Ainsi le sacrifice de ces victimes sanglantes, de ces agneaux, de ces bœufs que l'on immole en grand nombre le matin et le soir devant le Tabernacle. Le sacrifice n'est pas un rite qui soit propre et spécial au peuple israélite, c'est un rite qui appartient à tous les peuples de l'antiquité, mais ce rite qui se trouve sur la terre aux époques antiques et qui, chose étrange, a disparu presque entièrement, partout où non seulement l'Évangile a été prêché mais où l'Evangile exerce son influence même indirectement ; ce rite est très difficile à expliquer autrement que par une tradition primitive quelle qu'elle soit. On a cherché bien des explications, on a essayé d'y trouver l'imitation de certains phénomènes de la nature, ou bien on y a vu l'idée grossière qu'il fallait donner aux dieux leur nourriture, mais aucune de ces explications ne rend compte de l'universalité du sacrifice que l'on retrouve chez tous les peuples, et que l'on a considéré comme l'acte suprême de la religion, comme un moyen d'obtenir le pardon des fautes et de rendre hommage au Créateur. Pour nous, chrétiens, qui connaissons l'histoire, la véritable histoire de la religion, nous savons que le grand acte de cette histoire, c'est la mort de Notre-Seigneur, que c'est cette victime sainte, cette victime divine, cette victime parfaite immolée pour l'humanité entière, qui efface les péchés de toutes les générations, qui expie à l'avance les péchés que commettront les générations futures ; pour nous, qui connaissons ce grand sacrifice de la croix, il nous semble impossible de douter que cette économie, que ce rite du sacrifice qui se trouve chez tous les peuples de l'antiquité, soit autre chose que le symbole universel annoncé à l'avance par Dieu lui-même de la victime du Calvaire. De toutes les explications que l'on peut donner de ce fait si étrange, si universel et qui soient suffisantes pour l'apologétique, celle que l'on trouve dans les ouvrages de M. Nicolas subsiste dans toute sa force (6). La seule explication possible d'un rite aussi universel, c'est l'idée de satisfaire la divinité, de se la rendre favorable, d'en obtenir le pardon des fautes par l'immolation d'un être vivant, quelquefois de l'être humain. L'explication la seule satisfaisante, c'est celle qui voit dans le sacrifice un rite établi par Dieu comme symbole, comme signe du sacrifice de la croix qui devait remplacer tous les sacrifices antérieurs par un sacrifice universel, conservé dans l'Église sous la forme mystique du sacrifice eucharistique. Mais les sacrifices de l'ancienne loi, les sacrifices lévitiques, présentent certains caractères particuliers. En premier lieu, dans ces sacrifices, on voit que le sang de la victime jouait un rôle immense. Quand le grand prêtre entrait dans le sanctuaire, il fallait qu'il y entrât en aspergeant le Propitiatoire avec le sang de la victime ; quand il devait consacrer les vases destinés pour le sacrifice, il fallait encore le sang de la victime ; le prêtre lui-même recevait sur sa main, sur son oreille, le sang des victimes ; toute purification se faisait par le sang des victimes. C'était encore comme une image, qui préparait les hommes à cette idée, que c'est par le sang de Notre-Seigneur que l'humanité entière est sauvée, que les péchés sont effacés. On y voit aussi l'idée de la substitution d'une victime à une autre. Dans le rite de la loi lévitique, on prend un passereau vivant, on le plonge dans le sang du passereau qui a été immolé et on le met en liberté : c'est un symbole de l'âme chrétienne délivrée par la mort du Sauveur. Cette idée de la mort du Seigneur, de sa Passion, de son sacrifice, se trouve partout et pénètre toute la série de ces rites de l'ancienne loi. Elle est surtout particulièrement frappante dans la cérémonie de l'Agneau pascal. Ici, la figuration de la nouvelle loi, la représentation de l'Évangile, et surtout de la Passion de Notre-Seigneur, devient absolument évidente. Ce rite de l'Agneau pascal qui devait être immolé chaque année, à la fête de Pâques, dans chaque famille israélite, était destiné, d'une part, à rappeler le passé et, d'autre part, à préparer l'avenir. Il rappelait le passé : c'était le souvenir de cette nuit célèbre dans laquelle les Israélites avaient échappé à la tyrannie des Égyptiens. Les Israélites devaient prendre un agneau sans tache, immoler cet agneau dans chaque famille, le manger debout, les reins ceints, comme prêts à partir ; et on devait marquer, du sang de cet Agneau, les portes des maisons, pour rappeler que les maisons marquées de ce sang avaient été épargnées par l'Ange exterminateur qui avait frappé les Égyptiens. Rien de plus évident que ces symboles. L'agneau, c'est le nom même du Messie, du Christ, comme il est l'image de sa douceur, de cette douceur qu'il a montrée dans sa Passion, et qu'Isaïe avait prédite ; c'est sous ce nom que Jean-Baptiste, le premier, l'a désigné à ses disciples en leur disant : Voici l'Agneau qui enlève les péchés du monde (7).

L'Agneau sans tache immolé représente le Sauveur. L'un des rites particuliers de l'immolation était celui-ci : on ne devait briser aucun des os de l'agneau ; l'Évangile rappelle ce qui arriva après la mort de Notre-Seigneur ; à la différence des autres crucifiés dont on brisait les os pour les achever, Notre-Seigneur fut respecté, de sorte que ses os ne furent point brisés (8). L'immolation de l'Agneau pascal est donc comme une prédication claire de la Passion de Notre-Seigneur.

 

Enfin, pour terminer ce qui concerne la série de ces cérémonies lévitiques qui sont comme une annonce de l'avenir, nous rappellerons avec saint Paul, ce voile qui fermait le sanctuaire (9). Ce voile qui séparait ainsi la divinité de l'humanité, qui était comme une sorte de barrière, de restriction apportée au culte, montrait clairement que le culte israélite n'était qu'une religion préparatoire, une religion d'attente (quand Dieu se manifestait aux Juifs, il ne le faisait qu'avec réserve), et qu'un jour viendrait où ce voile serait déchiré.

En effet, nous savons par l'Évangile qu'au jour de la mort de Notre-Seigneur, le voile se déchira (10) et qu'à partir de ce moment, les fidèles purent s'approcher de Dieu. Dans la religion nouvelle, Dieu vient sur l'autel ; il se présente sans voile à nos regards, nous laissant approcher de son sanctuaire. Tout ce qui était fermé, tout ce qui était caché aux Israélites, est découvert devant nos veux.

 

Que devons-nous maintenant penser, mes frères, de cette grande interprétation figurative de l'Ancien Testament ? Sur certains points, elle paraît absolument certaine, par l'effet même du rapport qui existe entre la figure et la réalité ; ces figures du Messie expriment certainement cette idée que Dieu a voulu préparer le christianisme. Sur beaucoup d'autres points, la relation est moins évidente, moins claire, mais ce n'est pas chacune de ces figures qu'il faut considérer, c'est leur ensemble ; et cet ensemble fournit la vraie explication de ce mystère de la religion juive, de cette religion à la fois si semblable à la religion chrétienne et, en même temps, si différente ; si semblable par l'idée de Dieu, par l'idée du Créateur, d'un Dieu juste et miséricordieux, si semblable par la morale des prophètes qui est la morale chrétienne ; mais si différente aussi par ces promesses terrestres auxquelles semble se borner l'espoir des Israélites, si différente surtout par ces cérémonies du Lévitique, par ce ritualisme qui semblait écraser l'homme sous une série de pratiques gênantes sans élever son âme vers le Créateur ; religion dont l'esprit semble si opposé à l'Évangile, qu'il a fallu pour ainsi dire en briser le moule pour établir la liberté de l'Évangile dans le monde. Comment donc, accorder cette différence et cette ressemblance ? L'accord se fait par cette idée que nous donne la tradition, que l'Ancien Testament était comme la figure du Nouveau, qu'il contenait en lui-même, sous une forme cachée et symbolique, ce qui devait se réaliser et se manifester dans le Nouveau Testament. C'est la seule explication raisonnable, la seule manière de comprendre le peuple juif. Son histoire et sa religion sont des symboles ; tous ces prêtres israélites offrant leurs sacrifices chaque jour, suivant avec la plus grande exactitude la loi de Moïse, accomplissaient une œuvre qu'ils ne comprenaient pas ; ils croyaient ne faire que des cérémonies extérieures, et, entre leurs mains, ils contenaient, ils portaient, sous une forme symbolique, tout l'Évangile et toute la vie du Christ. Les prophètes avaient toujours soin de rappeler aux Israélites que ces cérémonies lévitiques n'étaient point efficaces par elles-mêmes, que Dieu ne se plaisait point à ces holocaustes qui, cependant, avaient été ordonnés par Moïse. Comment accorder ces choses : le même sacrifice qui était à la fois nécessaire, obligatoire, ordonné par Dieu, était, en même temps, considéré par les prophètes comme inutile et ne plaisant point à Dieu ? C'est qu'il fallait voir dans les sacrifices, le fait extérieur qui n'était rien, qui n'était que la figure, la représentation, l'image du sacrifice du Christ ; et Dieu, en ordonnant ces sacrifices pensait d'avance au Christ, dont il préparait la venue par ces cérémonies qui étaient la figure de l'avenir. Saint Jean Chrysostome, parlant du sang de l'Agneau pascal, placé sur la porte des maisons des Israélites pour les sauver de l'Ange exterminateur, s'écrie : Mais quoi ! Est-il possible que le sang d'un animal sans raison puisse délivrer du péché les âmes ? Non, cela n'est pas possible ; mais ce sang était la figure, l'image du sang du Christ, et le saint docteur explique sa pensée par une comparaison : de même que l'homme qui vient se réfugier auprès de la statue des empereurs est sauvé, non pas à cause du vil métal mais à cause de celui dont la statue est l'image ; ainsi, le signe figuratif, le sang de la victime n'avait de valeur que parce qu'il était la représentation du sang du Christ. Vous voyez donc que toute cette économie de l'Ancien Testament est figurative ; c'est la seule explication qu'on puisse donner de tout cet ensemble de figures qui sont comme la conséquence nécessaire de cette idée que Dieu, dans l'Ancien Testament, n'a fait que préparer le Nouveau. Et cependant, dans cette loi qui devait périr, dans cette religion imparfaite, dans ces cérémonies, figures et symboles condamnés à disparaître, il y avait un principe vivifiant ; ce principe était la foi. Saint Paul, après nous avoir expliqué toute cette harmonie des symboles, des figures qui, dans l'ancienne loi, représentaient la nouvelle, fait appel à la foi des patriarches. C'est par la foi au Messie, aux promesses divines, que les Juifs vivifiaient leur religion, leurs cérémonies ; c'est leur foi qui les a sauvés. Cette foi nous est nécessaire également. Sans doute, nous ne sommes plus à l'époque des sacrifices, des figures et des symboles ; nous connaissons les secrets de Dieu ; la religion que nous avons est supérieure à la religion juive ; la lumière brille sur nos têtes, le voile qui était devant les yeux des Juifs a été enlevé. Nous connaissons la nature de Dieu d'une manière plus complète, nous connaissons ses desseins, nous savons la voie du salut ; tout cela est découvert devant nos yeux. Cependant ces réalités nouvelles et supérieures qui nous sont révélées ne sont point sans mélange d'obscurité. Au pur symbole a succédé le mystère ; là se mêlent beaucoup du lumière et beaucoup d'ombre ; il faut encore la foi. Il faut encore la foi et aussi l'espérance qu'avaient les Israélites, car si nous avons vu assez, si nous connaissons la venue temporelle du Messie, si nous sommes éclairés par son enseignement, si nous possédons ses sacrements, différents de ceux des Juifs, qui contiennent réellement la grâce qu'ils signifient, cependant tout ne nous est pas dévoilé. Un jour nous sera manifestée, dans toute sa clarté, la grandeur, la majesté du Seigneur. Nous attendons le jour où tous les voiles tomberont et où chacun, où l'humanité toute entière verra. En attendant, pour fortifier notre foi et notre espérance, nous pouvons dire que le passé nous garantit l'avenir. Le Dieu qui a fait sortir le Nouveau Testament de l'Ancien, l'alliance du Calvaire de l'alliance du Sinaï, le Dieu qui a fait sortir des symboles établis par lui-même les beautés, les clartés de l'Évangile, ce Dieu est le même ; il n'a pas le bras raccourci. À notre demi-obscurité, à notre lumière mêlée d'ombre, il fera succéder la pleine lumière du ciel. Conservons donc cette foi qui nous est commune avec les anciens patriarches ; comme eux, attendons le jour où Dieu se manifestera pleinement, où la foi se perdra dans les clartés du ciel, où l'espérance s'évanouira dans les joies de la possession, où il ne subsistera plus, dit saint Paul, qu'une seule vertu, la plus grande de toutes (11), celle qui est leur reine, celle qui unit les hommes à Dieu et les hommes entre eux, la charité qui nous a consolé sur la terre, et qui, dans le ciel, nous fera triompher.

 

 

 

(1) 1 Cor., X, 11.

(2) Hebr., cap. VII.

(3) Joan., III, 14.

(4) Luc., XI, 30.

(5) Sermon su r l'unité de l’Eglise. Exorde.

(6) Études philosophiques sur le christianisme.

(7) Joan., I, 29.

(8) Joan., XIX, 33.

(9) Hebr., VI, 19-20.

(10) Matth., XXVII, 51.

(11) I Cor., XIII, 13.