INTRODUCTION

 

Objet de cette étude

 

Les visions d'Anne-Catherine Emmerich, la nonne stigmatisée de Dülmen, sont trop peu connues en France. Nous voudrions dans le présent travail appeler sur elles l'attention de nos concitoyens.

Anne-Catherine Emmerich était une religieuse allemande qui vivait au début du XIXe siècle. Certains de ses compatriotes lui ont reproché si amèrement d'être française de cour et de combattre l'esprit prussien que nous pourrions déjà nous intéresser à ses œuvres, rien qu'en nous plaçant à un point de vue purement patriotique.

Ses œuvres cependant ne sont à proprement parler ni françaises, ni allemandes ; elles sont religieuses ; elles sont une apologie merveilleuse de l'Église catholique romaine. Ce seul caractère suffit à les mettre en opposition avec le rationalisme piétiste prussien.

 

Mais, disons-le tout de suite, l'intérêt capital qui s'attache aux œuvres d'Anne-Catherine Emmerich ne vient nullement de la nationalité de la pauvre stigmatisée. Il vient d'abord et avant tout de l'origine surnaturelle de ces mêmes œuvres. Il vient ensuite et surtout de la science religieuse immense et profonde qu'elles renferment.

Nous ne saurions trop recommander les récits de notre visionnaire, tels qu'ils nous ont été rapportés par Clément Brentano. Il n'y a pas de lecture plus attachante, plus captivante, pourrait-on dire ; il n'en est pas non plus qui soit plus édifiante ; tous, croyants et incroyants, peuvent y trouver ample matière à de salutaires réflexions.

 

Les ouvrages d'Anne-Catherine et de Clément Brentano au surplus ne sont pas uniquement une œuvre religieuse d'édification ; ils sont aussi une œuvre littéraire et scientifique de tout premier ordre.

C'est toute l'Histoire de la Rédemption depuis les origines jusqu'à la fin des Temps qui nous est racontée dans ces récits de la pieuse nonne. Dans leur ensemble, on peut le dire avec Gœrres, ces récits constituent une puissante « épopée mondiale » aux développements infinis. Et cette épopée mondiale nous est présentée dans un langage d'une naïveté, d'un naturel et d'un charme extraordinaires. Jamais sujet plus grandiose n'a été traité d'une manière plus simple, plus objective et avec de si nombreuses données originales.

C'est dire l'importance littéraire des œuvres d'Anne-Catherine Emmerich.

Au point de vue scientifique, l'intérêt que présentent ces mêmes œuvres est peut-être encore plus grand. Quand on compare par exemple les données historiques, géographiques, archéologiques, exégétiques de la visionnaire, qui est morte en 1824, avec les découvertes de la science la plus moderne, on est toujours vivement frappé de voir qu'une foule de renseignements scientifiques de la pauvre nonne se trouvent en avance de quatre-vingts ou de cent ans sur les découvertes les plus récentes.

Il y a ainsi dans les ouvrages d'Anne-Catherine une mine inépuisable de données d'une haute valeur scientifique. De nombreux érudits et des savants très distingués ont commencé d'exploiter cette mine ; ils sont arrivés à des résultats fort étonnants, on peut même dire nettement merveilleux. Ils ont déjà étudié bien des points intéressants, mais le travail ne manque pas pour tous les autres érudits et tous les autres savants qui, longtemps encore, voudront vérifier l'exactitude des données scientifiques de la pieuse nonne. Et cette étude scientifique nous réserve certainement encore bien des surprises.

 

Nous nous proposons dans un prochain ouvrage de montrer cette haute valeur littéraire et scientifique des visions d'Anne-Catherine.

Dans le présent travail, notre tâche quoique non moins ardue est plus modeste et d'une utilité plus immédiate. Ce que nous allons chercher à établir dans ce premier ouvrage, c'est avant tout l'authenticité des révélations d'Anne-Catherine et la confiance que l'on peut accorder aux œuvres qui renferment ces révélations.

Cette première étude, cette étude préliminaire, pourrait-on dire, est indispensable. C'est elle qui est chargée en quelque sorte de déblayer le terrain autour des ouvrages d'Anne-Catherine Emmerich et de Clément Brentano, et c'est elle qui nous permettra de nous livrer plus tard, sans arrière-pensée, à l'étude littéraire et scientifique de ces mêmes ouvrages.

 

Mais dira-t-on, l'authenticité des révélations d'Anne-Catherine Emmerich a-t-elle besoin d'être établie ? – Elle a besoin d'être établie, parce qu'elle est loin d'être reconnue de tout le monde et parce que de nombreuses critiques se sont élevées et s'élèvent encore contre elle.

Le procès de béatification d'Anne-Catherine Emmerich est introduit en cour de Rome depuis 1899 et suit sa marche régulière. L'héroïcité des vertus de la pieuse nonne ne fait de doute pour personne. Ses visions par contre sont l'objet d'un examen d'autant plus attentif qu'elles ont été recueillies par un ex-poète romantique dont l'imagination était certes fort vive.

Les comptes rendus des visions d'Anne-Catherine n'ont pas été écrits par la voyante. Ses mains, percées des stigmates de la Passion n'ont pas tenu la plume lui nous les a rapportés. Anne-Catherine, du reste, savait à peine écrire ; c'était une pauvre paysanne à peu près illettrée : elle n'avait pas été plus de quatre mois à l'école.

Les comptes rendus des visions d'Anne-Catherine ont tous été écrits par le célèbre poète romantique Clément Brentano. Pendant plus de cinq ans, cet homme illustre, frappé des merveilles que Dieu opérait dans Sa pauvre servante, est resté au chevet de la stigmatisée, a recueilli ses paroles et s'est fait son secrétaire.

Le résultat de ce travail considérable se trouve d'abord dans les quatre énormes in-quarto manuscrits du Journal de Brentano (1). Il se trouve encore et surtout dans toute une série de livres qui reproduisent fidèlement les récits  de visions renfermés chers ce Journal, mais en les présentant dans un ordre nouveau, selon le plan particulier de chacun de ces livres.

 

Voici la liste de ces ouvrages fondamentaux :

1° La douloureuse Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, d'après les « Betrachtungen » d'Anne-Catherine Emmerich, religieuse augustine du Couvent d'Agnetenberg, à Dülmen, par Clément Brentano, – un volume ;

2° La Vie de la Très Sainte Vierge, d'après les « Betrachtungen » d'Anne-Catherine Emmerich, religieuse augustine du Couvent d'Agnetenberg à Dülmen, par Clément Brentano, – un volume ;

3° La Vie de Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, d'après les Visions d'Anne-Catherine Emmerich, recueillies par Clément Brentano, - ouvrage publié par le Père Schmœger, - trois volumes, (six volumes dans les traductions françaises).

4° La pauvre Vie et la douloureuse Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de Sa Sainte Mère, ainsi que les Mystères de l'Ancien Testament, d'après les Visions d'Anne-Catherine Emmerich, recueillies par Clément Brentano, - énorme in-quarto de mille deux cent cinquante pages. C'est le Recueil général des visions d'Anne-Catherine. Il ne les renferme pas toutes cependant. Les visions qui manquent à ce Recueil se trouvent mêlées au texte dans un cinquième ouvrage

5° La Vie d'Anne-Catherine Emmerich, par le Père Schmœger, - deux forts volumes, (trois gros in-quarto dans la traduction française).

 

Devant un ensemble aussi formidable d'œuvres dans lesquelles le surnaturel coule à pleins bords, on peut être troublé et il est permis évidemment de se poser la question Quelle confiance peut-on accorder à cette masse profonde de récits de visions écrits par un poète romantique dont la vie avait été jusqu'alors assez agitée et dont les premières œuvres, à côté de beautés littéraires incontestables, renfermaient tant d'idées extravagantes ?

Sans doute, lorsqu'il s'est attelé à cette tâche nouvelle Brentano venait de se convertir ; depuis quelques temps déjà, il s'était bien assagi : il avait quitté pour toujours une vie désordonnée, il s'était mis à l'école de la croix et il était rentré dans le sein de l'Église catholique dont il devait être désormais et jusqu'à la mort un ardent défenseur en même temps qu'un fils parfaitement soumis et respectueux.

 

La question posée subsiste néanmoins. On peut toujours se demander si un converti, même parfaitement sincère, même rempli d'un zèle ardent, peut dépouiller en lui le vieil homme aussi complètement qu'il le faudrait dans un cas semblable. Ne restait-il rien du Romantique Brentano dans cet écrivain catholique qui s'est fait le greffier de la Pauvre stigmatisée ? - Parlons clairement. Est-ce Anne-Catherine Emmerich ? Est-ce le fantaisiste Brentano que nous entendons dans ces récits de visions ?

 

Et puis, des récits de visions ! - en plein XIXe siècle ! Peut-on croire encore à de semblables... comment dire pour rester poli ? – peut-on croire encore à de semblables divagations ?

N'allons pas demander à la critique rationaliste-matérialiste du siècle dernier et de commencement de ce nouveau siècle ce qu'elle pense du cas Emmerich-Brentano ! La réponse serait bientôt prête. Nul besoin d'enquêtes, ni d'études préalables.

Les visions d'Anne-Catherine Emmerich ? nous dirait-elle, - pures hallucinations !

Les comptes rendus de Clément Brentano ? - colossale mystification !

Heureusement ce genre de critique, si longtemps à la mode, commence à avoir moins de partisans. De toutes parts on a montré combien au fond la critique rationaliste-matérialiste était inintelligente et passionnée.

Nous ne voulons pas souscrire immédiatement à ses jugements, tranchants comme le couperet de la guillotine.

Nous ne voulons pas non plus lui répondre par des affirmations contraires, aussi tranchantes que les siennes. Nous voulons lui répondre par de la saine critique fondée sur le bon sens.

La critique rationaliste-matérialiste nie les faits qui sortent du domaine de la nature et refuse en conséquence d'examiner tous les faits surnaturels qui se présentent à elle. C'est très commode, mais ce n'est ni habile, ni courageux. Les autruches se comportent de la même façon, paraît-il, devant le danger. Il ne suffit pourtant pas de fermer les yeux pour qu'un fait cesse d'être un fait !

 

La saine critique, au contraire, commence par observer tous les faits, même ceux qui sont en opposition avec les lois naturelles. Elle sait qu'à côté du corps et au-dessus, il y a l'âme ; qu'à côté de la matière et au-dessus, il y a l'esprit ; qu'à côté de la nature et au-dessus, il y a Dieu !

Elle sait que l'homme est un être borné dans sa vie et dans ses facultés et qu'il est incapable de trouver la raison d'être de bien des choses ; en conséquence elle n'est pas orgueilleuse et elle n'a pas peur de déclarer inexplicable pour elle ce qui dépasse son entendement.

Elle ne veut pas surtout de jugements a priori, ou de jugements motivés par un principe en opposition avec des faits. Dans la saine critique, la constatation et l'étude des faits dominent tous les débats.

 

Pour étudier le cas Emmerich-Brentano, pour établir l'authenticité des visions d'Anne-Catherine Emmerich, telles qu'elles nous ont été rapportées par Clément Brentano, pour rechercher le degré de confiance que nous pouvons accorder à l'œuvre commune de la pauvre paysanne stigmatisée et du « génial » et brillant poète romantique, nous examinerons tous les faits qui se rapportent à leur collaboration.

Nous chercherons d'abord tous les faits qui pourront nous éclairer sur la mentalité de la visionnaire et de son secrétaire an moment où ils ont travaillé ensemble.

 

Nous recueillerons ensuite tous les faits qui nous permettront d'assister en quelque sorte à la genèse de leur œuvre et nous regarderons travailler les deux collaborateurs.

Nous écouterons enfin, et nous discuterons les opinions les plus diverses émises au sujet de ce travail et des œuvres qu'il a créées.

Nous arriverons ainsi à nous faire une conviction raisonnée.

Pour remplir ce programme, il nous faudra donc jeter d'abord un coup d'œil d'ensemble sur la vie et sur le caractère des deux collaborateurs et faire ensuite l'étude historique et critique de la collaboration.

Arrivés au terme de cette étude, nous serons sans doute assez documentés, le lecteur, et nous, pour pouvoir formuler un jugement sur la question si controversée de l'authenticité des visions d'Anne-Catherine Emmerich, telles qu'elles nous sont rapportées par Clément Brentano.

 

 

(1) Ces quatre in-quarto sont actuellement à Rome où ils sont traduits pour les besoins de la cause de la béatification d'Anne-Catherine Emmerich.