4° La crise religieuse. La conversion.

 

Il y a peu de récits plus poignants que celui de la lutte qui s'éleva dans l'âme de Brentano à partir de 1814 pour se terminer le 27 février 1817 par une bonne confession générale. Nous ne pouvons la suivre dans tous ses détails. Nous ne pouvons qu'en indiquer les principaux moments.

Au début de cette crise terrible, nous le trouvons à Berlin, chez son beau-frère, le célèbre jurisconsulte Savigny. Il fréquentait alors un cercle de jeunes hommes où l'on discutait beaucoup de religion et de politique. Tous voulaient une religion positive. Mais les uns étaient les partisans du pasteur orthodoxe Hermès qui venait de lever l'étendard de la révolte contre l'Aufklaerung et le rationalisme. D'autres, surtout le jeune médecin Ringseis et le jeune Graf Christian zù Stolberg, étaient de fervents catholiques. Brentano se sentait attiré vers la doctrine d'Hermès. Le zèle de Ringseis lui déplaisait tout d'abord. Il trouvait Christian beaucoup plus aimable. Un jour Christian reçut une lettre de son père dans laquelle Friedrich-Léopold racontait une visite faite à une nonne visionnaire stigmatisée : Anne-Catherine Emmerich. Il donnait une foule de détails qui frappèrent vivement Brentano. « Si cette personne est si sainte, s'écria-t-il, comment pouvons-nous rester ici attablés à boire ? »

 

Mais son enthousiasme fut de peu de durée. Et les doutes terribles qui partageaient son esprit entre le protestantisme trop froid et le catholicisme qu'il trouvait trop chargé de rites et de cérémonies devinrent de plus en plus douloureux. Il lisait beaucoup les livres des mystiques protestants, ils ne lui apportaient aucun soulagement. Seule l'Imitation de Jésus faisait du bien à son âme.

Sur ces entrefaites, Napoléon était revenu de l'Île d'Elbe. La guerre se ralluma. Ringseis comme médecin, Christian comme soldat, partirent volontairement pour la guerre. Christian lut tué à Ligny et Brentano pleura son ami dans de beaux vers : Mein Stolberg, o wir waren Dir so gut !... (Mon Stolberg, oh ! combien nous t'aimions !...)

L'état moral du poète était alors des plus tristes. D'une part il était rongé par ses doutes sur la religion de son enfance, d'autre part il se reprochait violemment son inaction au moment où sa patrie réclamait l'aide de tous ses enfants. Il entra dans une société charitable de secours aux soldats blessés. Mais ceci ne lui rendit pas la paix de sa conscience. La guerre se termina, la détresse morale de Brentano devint toujours plus grande. Bien des fois il cria sa misère à Dieu. « Mon Dieu, ayez pitié de moi ! » Telle est l'invocation qui s'échappe sans cesse de ses lèvres. Il voudrait recouvrer la paix de sa conscience et il voudrait trouver une occupation utile. Et tandis qu'on le voit demander à Gœrres un humble travail de correcteur, tandis qu'il se met en apprentissage chez un architecte, il écrit des lettres interminables et désolées à Ringseis et à Sailer.

 

Rien de plus touchant que cet appel au secours du pauvre poète dont la barque désemparée errait au gré des vents. Sa lettre à Ringseis seule nous a été conservée. Elle est belle par l'humilité avec laquelle Clément Brentano fait sa confession et par la franchise avec laquelle il dit tous ses doutes. Sailer comprit parfaitement son état d'âme et lui donna un plan de conduite que Brentano suivit en partie. C'est de cette époque que date l'admirable poésie : Meister, Meister, ohne Dein Erbarmen… (Maître, Maître, sans ta miséricorde...), dans laquelle le pauvre poète dépeint son triste état, implore la lumière d’En-Haut et demande une goutte du sang du Christ. Sa prière fut entendue, mais il eut encore de rudes assauts à souffrir.

 

Un moment il crut toucher au port. De retour de la campagne de France, Ringseis s'était laissé enrôler dans les rangs d'une secte naissante au sein même de l'Eglise catholique. La secte des Erweckten se rapprochait à la fois du protestantisme luthérien et du quiétisme. Rien ne pouvait mieux répondre aux désirs de Brentano qui recherchait une religion pleine d'effusions sentimentales comme le quiétisme, et dépouillée de tout cérémonial comme le luthéranisme. Il faillit s'enrôler dans cette secte.

Mais une dernière crise, la plus terrible celle-ci, vint assurer le triomphe définitif du catholicisme romain intégral. Ce fut l'amour malheureux de Brentano pour Louisa Hensel, fille d'un pasteur protestant, mort depuis 1809. II la connut dans le salon du conseiller d'État Staegemann. Elle n'avait que dix-huit ans. Elle n'avait pas peur de l'esprit de Brentano. Elle dominait le poète par l'ascendant de son noble et ferme caractère. Ses réflexions sur la religion l'avait amenée à moitié chemin de l'Église catholique. Elle avait Luther en horreur. Elle lui reprochait surtout son mariage avec une nonne et ses Tischreden (Propos de table). Le premier catholique qu'elle rencontrait dans sa vie était précisément notre poète. Elle voulait qu'il l'instruisît dans la religion catholique. Elle s'aperçut bien vite que sur ce point il en savait moins qu'elle-même.

 

Louise plaisait beaucoup à Brentano. Il voulut se rendre intéressant auprès d'elle en lui dépeignant le triste état de sa conscience. Elle lui répondit : « Pourquoi dites-vous cela à une jeune fille ? Vous êtes catholique, vous avez le bonheur de pouvoir vous confesser, déchargez votre cœur auprès de votre confesseur. » Brentano fut vivement touché de cette répartie.

Luisa Hensel était poète. Elle demeurait avec sa mère. Elle aimait la société du poète Brentano. Il obtint la permission de rendre visite aux deux dames. Il fut leur hôte assidu, car il s'enamoura de Louise. Elle avait vingt ans de moins que lui. Elle ne voulait pas se marier. Elle le lui dit nettement. Il insista. Elle persista dans son refus. Brentano passa de fort mauvais jours. Ce fut certes la plus grande passion de sa vie. Il comptait bien du reste venir à bout de la résistance de la jeune fille.

Mais il ne pouvait se marier sans entrer en conflit avec la religion de son enfance. La lutte fut vive dans son âme. Dans un dîner il apprit brusquement que sa femme Augusta Busmann s'était remariée. Sa surexcitation fut à son comble. Comment ? Sa femme pouvait se remarier parce qu'elle était protestante et lui ne le pouvait pas parce que catholique ! C'en était trop ! Il se mit à conseiller à Luisa Hensel de rester protestante et il ne cessa de lui parler de la piété de plusieurs amis protestants. Elle comprit où il voulait en venir. Si elle avait consenti à l'épouser, il se serait fait protestant. Pour la troisième fois elle lui dit qu'elle n'épouserait jamais personne, ni lui, ni un autre. Elle lui fit promettre de rester huit jours sans revenir, sans chercher à la voir ou à lui parler. Il le lui promit et tint parole.

Au bout de huit jours, il revint. C'était un autre homme. Il avait vieilli considérablement. Il avait lutté violemment et vaillamment contre sa passion. Il n'en parla plus. Mais Louise Hensel comprit que la paix ne serait définitive dans le cœur de Brentano que quand il se serait réconcilié avec son Église. A chaque visite qu'il lui fit, elle lui répéta : « Allez vous confesser ! – Allez vous confesser ! »

 

Or, au même moment, Christian Brentano, converti par Ringseis, ne cessait dans ses lettres d'adresser la même exhortation à son frère. C'était l'assaut suprême de la grâce. Il ne put y résister. Il prit enfin une résolution définitive. Eh bien oui, il irait se confesser, et il le ferait de tout son cœur, et ce serait une confession générale, et c'en serait fini avec sa vie de péché.

Un mois entier il prépara cette confession générale. Le 27 février enfin, il alla trouver le prieur Ambroise Tauber et déposa à ses pieds le fardeau qui écrasait depuis si longtemps sa pauvre âme. Après lui avoir donné l'absolution, le vénérable prêtre se leva et embrassa son pénitent radieux, consolé, régénéré. Le lendemain Clément 'Brentano, recevait la sainte Communion – avec quelle ferveur ! on le devine.

Le pas décisif était fait. Le pauvre poète avait su se vaincre. Dieu le récompensa. La grâce coula à flots dans cette âme purifiée. Ce sont nos péchés qui sont la cause de nos doutes. Depuis ce jour le doute n'effleura plus de son ombre desséchante, l’âme du converti. Personne ne fut plus ferme dans sa foi. Une nouvelle vie commença pour Clément Brentano.