VII
FRAGMENT
D'UN ARTICLE DE D. GUÉRANGER
SUR LA VIE DE NOTRE-SEIGNEUR JESUS-CHRIST.
..... La Vie du Christ composée sur les visions de Catherine Emmerich me semble encore plus étonnante que la Douloureuse Passion et la Vie de la Vierge; je ne doute pas que mon avis ne soit partagé par tous ceux qui voudront réfléchir à l'impossibilité où tout écrivain se trouvera toujours de refaire jour par jour, à dix-huit siècles de distance, avec un intérêt soutenu et avec la plus entière vraisemblance, la vie d'un personnage si aimé et si vénéré qu'il soit.
Que sera-ce s'il faut en même temps suivre une topographie minutieuse, d écrire tous les lieux, tous les sites que parcourt le héros du récit, dépeindre moeurs, usages et coutumes dans le plus menu détail, conduire les plus petits incidents comme les plus graves, retracer les caractères nombreux et si divinement nuancés des acteurs d'une scène qui occupe trois années entières, et tout cela sans que rien sente, je ne dirai pas l'invention, mais même l'effort ! Que sera-ce si l'ordonnateur d'un pareil drame est une simple fille des champs, au fond de l'Europe, dépourvue de tout renseignement sur les moeurs et les contrées de l'Orient, dont cependant elle ne doit pas sortir et avec cela arrivant à surpasser constamment le pinceau de l'artiste et l'érudition de l'archéologue ? Que sera-ce, enfin, si le héros d'une si sublime Odyssée n'est pas autre que l'homme-Dieu lui-même, connu dans ses principaux traits par les saints Evangiles, mais qui doit êtr e ici représenté dans les moindres détails de sa vie intime, sans qu'une seule dissonance vienne trahir l'impuissance de l'humble narratrice ?
C'est cependant ce que l'on trouve réalisé avec un bonheur inouï dans les deux premiers volumes de la Vie de Notre-Seigneur. Bossuet reprochait à Marie d'Agréda d'avoir raconté jour par jour la vie de Notre-Seigneur et celle de la sainte Vierge, et il concluait de cet extrême détail à la fausseté des récits de la cité Mystique; j'ai dû faire voir qu'un tel reproche, si reproche il y a, n'avait aucun fondement et que la Voyante Espagnole était fort loin d'être aussi minutieuse.
Chez Catherine Emmerich, au contraire, ce qui frappe, ce qui fortifie l'adhésion, c'est précisément cette inépuisable abondance qui enlève le cachet humain à l'Oeuvre de la Vie du Christ. Ce caractère avait déjà produit un grand effet dans la Douloureuse Passion et dans la Vie de la Vierge, mais ici tout est dépassé, et l'on ne peut s'empêcher de dire, en face de cette merveille inexplicable : Digitus Dei est hic. On ne doit pas être étonné que monseigneur l'évêque de Limbourg ait cru devoir revêtir de son approbation un livre qui se justifie si bien par lui-même, en même temps que l'on reconnaît dans sa publication une attention de la divine Providence qui a daigné consoler les catholiques de l'Allemagne, au milieu de tous les affreux blasphèmes dont les saints Évangiles ont été et sont encore l'objet, en faisant passer sous leurs yeux comme une reproduction de faits dont la narration fait l'objet de ces livres augustes. Assurément Catherine Emmerich a eu une mission; Dieu ne prodigue pas sans but les dons extraordinaires qui ont paru en elle; ce n'est pas en vain qu'il l'a placée au sein même de l'Allemagne, à la veille de cet horrible déchaînement de l'impiété qu'aucune autre nation ne pourrait supporter. Une consolation était due à ces fidèles enfants de l'Église, au coeur noble et simple, qui ont laissé passer, sans en être éblouis, ces étranges systèmes de Semler, des Strauss, des Ewald, des Baur, etc. ; impuissantes et puériles fusées qui ne lancent qu'une fausse lueur et s'éteignent dans la nuit. J'ai montré ailleurs l'intention divine dans les révélations privées, et comment elles entrent dans le plan général de l'Église. Sous le rapport de la croyance, elles n'imposent aucune obligation, et cependant elles sont d'un puissant secours pour maintenir et développer le sens chrétien.
Il serait, superflu d'insister ici sur la beauté ; des récits contenus dans ce nouveau recueil (Les deux premiers volumes de la Vie de Notre-Seigneur). Lâme chrétienne, empressée de retrouver les traces des pas du Sauveur des hommes sur la terre qu'il a foulée, les pourra suivre désormais, en évoquant mille souvenirs pleins d'un charme céleste. Les plus riches épisodes se pressent dans ces deux volumes : saint Jean et le Jourdain, le jeûne et la tentation de Jésus, son voyage à Bethléem, les noces de Cana, la famille de Lazare, Dina la samaritaine, et une foule d'autres, sans parler des vues rétrospectives sur les faits de l'Ancien-Testament, tels que le rôle mystérieux de Melchisédech, le sacrifice de la fille de Jephté, etc., les relations de Jésus avec les païens établis en divers lieux de la Palestine, l'histoire tant discutée de la lettre de Jésus à Abgare, roi d'Edesse, auquel il env oie son portrait, racontée là dans tous ses détails; enfin mille traits accumulés de la plus haute poésie, se succédant sans aucune recherche, toujours avec la même fraîcheur et sans que rien laisse voir dans la narratrice la moindre trace d'effort ni de lassitude. Ajoutez à cela le plus exact encadrement de ces mille détails avec le récit laconique des saints Evangiles, l'harmonie et la concorde la plus parfaite que l'on puisse désirer avec ces divins récits; enfin, l'onction pénétrante répandue dans tout l'ensemble qui séduit saintement le lecteur et le tient sous le charme de la présence du Rédempteur, de ses actes et de ses paroles.
L'éditeur allemand a placé en tête de l'ouvrage une préface de la plus haute importance pour la doctrine générale des révélations privées et sur ses applications aux visions de C atherine Emmerich. Nous ne lui ferons qu'un seul reproche, celui d'avoir un peu trop cherché à rabaisser Marie d'Agréda en présence de l'extatique allemande ......
D. P. GUÉRANGER.
(Le Monde, 18 avril 1860.
FIN